Chapitre 5
J'avais presque oublié mon oreillette, et la présence sécurisante — ou envahissante ? — de mes collègues. La voix de Léonard me ramène violemment sur terre. Cette fois, je n'ai pas l'intention de la laisser me glisser entre les doigts. Je n'attends que quelques minutes avant de me diriger vers elle, tandis qu'elle vient de commander un verre au bar. Le perroquet se saisit de son billet au moment où j'arrive.
— Vraiment intelligent cet oiseau, pas vrai ? dis-je pour engager la conversation.
— Bien plus que certains hommes... Je parle de ceux qui s'accrochent à vos escarpins, même quand vous leur avez déjà dit non.
Aïe ! Bon, au moins elle fait preuve de constance. J'entends mes coéquipiers rire ouvertement dans mon oreillette. Les salauds ! S'ils pensent que c'est ainsi qu'ils vont m'aider ! A croire que la mission est accessoire, ils veulent surtout m'humilier !
— Fais-lui un compliment ! Dis-lui qu'ils lui vont merveilleusement bien, ses escarpins ! suggère Max.
— Et pourquoi pas lui dire carrément qu'elle a un beau cul ? Les femmes de sa trempe aiment les hommes audacieux ! renchérit Nico.
— Excusez-moi une minute, Jenna. Je dois aller ramasser mon ego à la petite cuillère, je serai à vous dans un instant, dis-je en m'éloignant à reculons, les mains en avant comme si je voulais me replier derrière un bouclier.
Je la vois sourire et lever les yeux au ciel alors que je me faufile vers les WC. Je m'enferme dans une cabine et explose :
— Les gars ! A quoi vous jouez, là ? Je suis à deux doigts de jeter l'éponge sur cette mission. Vous êtes beaucoup trop immatures ! Je croyais que c'était important pour vous ?
— Oui, on a été très mauvais sur ce coup-là, c'est vrai... admet Max. On va te laisser gérer les dialogues à ta façon désormais, d'accord ? Si on t'a choisi, c'est justement parce que nous...bah... entre ceux qui sont mariés et en mode pantoufles depuis des années, et ceux qui galèrent à rencontrer quelqu'un... on n'est vraiment pas qualifiés pour la séduction... Écoute, il faut vraiment qu'on la confronte, c'est primordial. Si on ne l'arrête pas, il risque d'y avoir de nouvelles victimes. Elle doit payer, le procureur ne lâchera pas.
— Je continue, mais à une seule condition : désormais vous êtes spectateurs, et rien d'autre ! Je ne veux plus vous entendre !
— Ça marche, tu progresses comme tu le sens, on ne s'en mêlera plus, confirme Léonard d'une voix froide. Je pense qu'il va leur remonter sérieusement les bretelles. Un petit recadrage sera approprié. Ils sont marrants, c'est certain, mais ils oublient un peu vite les enjeux dans cette histoire. Je ne suis pas en train de jouer les Don Juan pour un pari entre potes.
Alors que je suis de retour au bar, je constate que la jeune femme s'est encore envolée. Je commande une vodka pure tout en la cherchant distraitement du regard, sans trop insister pour ne pas paraître louche, et l'aperçois enfin. Elle pose son verre sur une table et se dirige vers la piste de danse. Un homme d'une cinquantaine d'année l'attrape au passage par la taille et l'entraîne à sa suite. Ils s'isolent un peu du bruit dans une alcôve tapissée de velours, mais par chance ils restent dans mon champ de vision. Il se penche à son oreille pour lui murmurer je ne sais quoi — bien que j'aie ma petite idée — et elle rejette la tête en arrière dans un éclat de rire peu naturel mais qui expose sa superbe gorge. Comme un vampire, l'homme y dépose ses lèvres dans un baiser qu'il imagine sensuel. A mes yeux, ce mauvais film à l'eau de rose est plutôt repoussant. Je détourne le regard un instant, contrarié de voir qu'elle s'attarde auprès de ce mec, et j'avale rageusement une grande gorgée de mon verre. J'ai toujours détesté la vodka, mais je savais que ce verre me serait utile. L'alcool me brûle la gorge, et en cet instant c'est presque bon d'avoir mal. Cette sensation me ramène sur terre, sur ma chaise, dans mon rôle. Bref, à ma place. Mes yeux balaient de nouveau la salle, pour se détourner du spectacle navrant qu'elle m'offre ce soir, et se posent finalement sur le verre qu'elle a abandonné. Je soupire et reprends une gorgée. J'aurais peut-être dû trinquer avec elle tout à l'heure, quand j'en avais encore l'occasion. Devrais-je aller la déranger, les interrompre ? Apprécierait-elle autant d'audace, ou prendrait-elle la mouche ? Alors que mes pensées divaguent, un détail réveille mon attention. Un type est en train de se pencher sur le verre de Jenna. Il attrape un truc dans sa poche et, malgré un couple qui me cache la scène un bref instant, je suis presque certain qu'il verse quelque chose dans la boisson de la belle costaricaine.
— Les gars, écoutez-moi. J'ai en visu un individu masculin, de type latino américain, petit, 1m60, corpulence ronde, la petite quarantaine, probablement en train de verser quelque chose dans le verre de Lady Cash.
— Tu es sûr de toi ? m'interroge Léonard.
— Pour la description du mec, oui. Pour le reste, je n'ai pas une vue parfaitement dégagée, mais je ne pense pas me tromper. La drogue du violeur, j'en suis presque sûr. Est-ce que vous intervenez ? On l'interpelle ?
— Écoute... On vient de vérifier, on n'a aucun signalement de personne ayant été droguée à son insu dans ce club, m'informe Léonard. Si on intervient, on risque de foutre l'enquête en l'air : voir la police débarquer va lui mettre la puce à l'oreille, elle va se méfier et disparaître.
Je comprends leur réticence. Mon regard se porte instinctivement sur Jenna. Court-elle un risque ? Elle est encore en train de minauder avec le type de tout à l'heure. Cependant, elle semble plus sur la réserve : elle repousse subtilement sa main baladeuse tout en entrelaçant ses doigts aux siens et j'ai l'impression qu'elle observe sa main à la dérobée en y jetant un bref coup d'œil. Je ne suis pas certain de mon analyse, mais j'ai l'impression qu'elle s'écarte légèrement de lui, comme déçue... A-t-elle découvert qu'il porte une alliance ? Je n'en sais rien, mais toujours est-il qu'elle l'embrasse sur la joue en lui chuchotant quelque chose, peut-être une salutation polie, et reprend son envol d'un pas déterminé. Je suis soulagé qu'elle mette fin à ce flirt : mes chances de l'approcher et de la confondre se seraient envolées.
Malheureusement, elle marche maintenant droit vers son verre. Sans réfléchir aux conséquences, je saute sur mes pieds et me dépêche de la rejoindre pour l'empêcher de boire. Malheureusement, le DJ lance un nouveau morceau visiblement très populaire : en quelques secondes, la piste se remplit et complique ma progression. Je bouscule plusieurs personnes sans ménagement, mais lorsque j'arrive à sa hauteur, elle est déjà assise et repose son verre qu'elle a probablement vidé d'une traite. Merde ! Elle me regarde avec de grands yeux ronds. Au moins, j'ai attiré son attention.
— Excusez-moi, je... enfin... Est-ce que cette place est libre ? dis-je finalement en désignant la banquette en face de la sienne.
Elle hoche la tête négligemment en guise de réponse et détourne aussitôt le regard, pour me signifier que je ne l'intéresse pas. Je n'ai pas pu l'empêcher de boire son verre, et je ne peux pas organiser une descente de police sans compromettre l'enquête. D'accord. Mais je peux au moins rester auprès d'elle pour l'assister si elle a effectivement été droguée.
— Comment vous sentez-vous, Jenna ? Tout va bien.
— hum hum, élude-t-elle.
— Si je vous importune, un seul mot de vous et je m'éclipse, dis-je pour ne pas lui imposer ma présence tel un gros lourd insistant. Si elle m'envoie balader, tant pis : je la surveillerai à distance et je prendrai tout le temps qu'il faudra pour me frayer un chemin jusqu'à elle.
— Non, non, restez. La soirée est ennuyante, vous arriverez peut-être à la rendre plus intéressante, glisse-t-elle sans même m'offrir un regard.
Son léger accent, quasiment imperceptible, lui donne beaucoup de charme. J'ai beau savoir qu'elle est comme une fleur toxique, une araignée venimeuse, je ne peux m'empêcher de la dévisager avec intérêt. Et toujours, je ressens cette fêlure en elle à chaque fois qu'une ombre passe sur son doux visage. Comme la plante ou l'insecte, elle est aussi dangereuse que fragile. J'aimerais savoir à quoi – à qui – elle pense.
— Je suis arrivé récemment à Nice, et j'ai du mal à tisser des liens. Vivez-vous ici depuis longtemps ?
— Quelques mois seulement, répond-t-elle évasivement. Mais contrairement à vous, je n'ai aucun mal à m'intégrer. On pourrait même dire que je suis comme une araignée : je tisse rapidement ma toile, voyez-vous ?
Je ressens comme une décharge électrique en l'entendant prononcer ces paroles. Mais en plus agréable. Des picotements au bout des doigts et le long de ma colonne vertébrale. Je n'ai jamais éprouvé une telle connexion avec quelqu'un... A-t-elle le pouvoir de lire dans mes pensées ?
— Une araignée ? C'est une drôle de façon de vous présenter. Si vous êtes une araignée, alors que suis-je, moi ?
— Je n'en sais rien... Qu'avez-vous envie d'être, Quentin ?
Je hausse les épaules, hésitant, déstabilisé. Elle poursuit :
— Si on y réfléchit, il n'y a que peu de possibilités. Vous pouvez être un moustique, et alors l'araignée fera de vous son repas. Si vous êtes vous-même une araignée, vous vous prendrez pour son partenaire, mais elle vous croquera sitôt votre union consommée. Il ne vous reste qu'une alternative... Soyez le corbeau. Lui, il mange l'araignée. Alors Quentin, vous sentez-vous une âme d'oiseau ?
— Jenna, je ne vous veux aucun mal, dis-je instinctivement en posant ma main sur la sienne. Mais elle la retire aussitôt tandis que ses yeux se plongent dans les miens, trahissant sa surprise tout en me sondant quelques secondes. Puis elle fronce les sourcils.
— Alors dans ce cas, vous êtes le pauvre moustique, feule-t-elle subitement sur la défensive.
— C'est bien, Quentin ! Elle vient de se comparer à un insecte qui bouffe ses partenaires sexuels. On a tout enregistré. C'est une première avancée majeure. T'es génial ! s'extasie Nico dans mon oreillette.
Je les avais totalement oubliés. Le pire dans tout ça ? J'étais réellement sincère en lui disant que je ne lui veux aucun mal. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Je suis en train de jouer les vaillants protecteurs avec cette garce que je suis sensé piéger !
— Quentin, on a une camionnette suspecte qui vient de se garer tout près du club. Il y a deux hommes à bord qui semblent guetter quelque chose, attendre quelqu'un. J'ai l'impression qu'un truc se prépare. Racle-toi la gorge deux fois de suite si tu as besoin qu'on fasse une descente mais que tu ne peux pas le dire, ok ?
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous paraître trop familier. Je vous laisse, dis-je pour prendre congés et lui offrir l'espace dont elle semble avoir besoin. Mais elle ne réagit pas. Les yeux dans le vague, j'entends sa respiration s'intensifier. Jenna, vous allez bien ?
— Je ne sais pas. Je vais... Je vais rentrer chez moi.
— Laissez-moi vous appeler un taxi.
Je la sens s'affaisser sur la banquette, comme soudainement anesthésiée. Je me retourne, pour chercher un renfort, mais mes yeux tombent sur l'homme que je soupçonne d'avoir mis quelque chose dans son verre. Elle murmure un « hijo de puta » entre ses dents et tente de se redresser.
— Vous connaissez ce type ? Jenna, attendez, répondez-moi.
Quelques secondes d'inattention ont suffi au type pour se faire la malle : je l'aperçois au loin, se faufilant entre les danseurs, il me glisse entre les doigts. Je m'éloigne de quelques pas et lui tourne le dos le temps de parler à mes coéquipiers :
— Les gars, je me demande si elle ne connaît pas le mec qui a mis quelque chose dans son verre. En tout cas il vient de quitter le club. L'avez-vous vu ? Interceptez-le.
— Oui, il est sorti en trombe à l'instant, il est monté dans la camionnette avec les deux autres types suspects. Ils ont démarré comme des tarés. On est en mouvement, on les suit, on va tenter une interpellation. Il faut que Lady Cash aille à l'hôpital pour un prélèv' sang et urine puis elle devra porter plainte. Si non, on n'aura rien contre eux. Essaie de la convaincre, mais ne te mouille pas, ne prend aucun risque car tu es seul. Les micros vont se couper, on arrive en limite de portée. Tu lui appelles un taxi qui l'envoie à l'hôpital et tu rentres chez toi. Fin de l'opération, c'est compris ?
— Bien reçu.
Je m'assois à côté de la jeune femme qui semble avoir un peu retrouvé ses esprits.
— Jenna, vous ne vous sentez pas bien. Avez-vous une personne de confiance que l'on peut joindre ? Vous avez sans doute été droguée, il faut vous conduire à l'hôpital.
— Non ! se défend-t-elle. Je veux rentrer chez moi. Immédiatement, ordonne-t-elle en se mettant debout. J'ai probablement ingurgité trop d'alcool, c'est tout.
Elle chancèle mais repousse le bras que je lui tends. Je la suis malgré tout jusqu'à la sortie.
— Jenna, vous tenez à peine debout. Laissez-moi au moins vous appeler un taxi.
— Voiturier ! appelle-t-elle.
Aussitôt, un jeune homme fait amener son bolide : une élégante Mercedes décapotable noire.
— Je suis navré d'insister, mais vous n'êtes pas en mesure de conduire, vous...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase qu'elle perd l'équilibre. Je la rattrape in extrémis, et à ma grande surprise elle ne me repousse pas. Au contraire, elle passe une main sur ma nuque et me ramène contre elle.
— Quentin, s'il vous plait, prenez le volant, chuchote-t-elle à mon oreille, ses lèvres effroyablement proches de ma peau.
Je suis désarçonné par ce soudain appel à l'aide. Elle montre enfin sa vulnérabilité.
— Je vous emmène à l'hôpital, dis-je d'un ton le plus autoritaire possible.
— Non, raccompagnez-moi chez moi, s'il vous plait. Ne m'obligez pas à vous repousser. Je n'ai pas envie de vous fuir. S'il vous plait.
Sa voix, presque éteinte, se fait suppliante. Fragile. Elle glisse un peu plus encore dans mes bras, contre mon torse, comme un animal blessé cherchant refuge.
— Si vous ne m'emmenez pas chez moi, je vais devoir vous fausser compagnie.
Je sais qu'elle n'en a pas la force. Mais je n'ai aucune envie d'abuser de sa faiblesse pour la conduire là-bas contre son gré. Alors qu'une averse orageuse nous surprend, je ne réponds pas et me contente de l'aider à contourner la voiture. Je l'installe précautionneusement à l'arrière, pour qu'elle puisse prendre ses aises, avant de prendre moi-même place au volant, sous des trombes d'eau.
— L'adresse est dans le GPS, explique-t-elle.
Je sélectionne "domicile" sur l'écran tactile, et découvre que nous prendrons la direction du Mont-Boron, là où se situe le Manoir dans lequel son dernier mari a fait une chute mortelle. La voiture démarre au quart de tour et nous quittons le club. La pluie redouble d'intensité sur le pare-brise, me rappelant que nous sommes trempés jusqu'aux os.
— J'ai terriblement chaud... se lamente-t-elle d'une voix lascive. Tellement, tellement chaud !
— C'est l'un des effets du GHB. Je maintiens que vous avez... été... droguée...
Je peine à terminer ma phrase, car je l'aperçois dans le rétroviseur en train d'ôter ses vêtements. Je rabats mes yeux sur la route au dernier moment pour ne pas louper un virage. Bon sang ! Je lève le pied, et me racle la gorge pour m'éclaircir les idées.
— Jenna, pourriez-vous, s'il vous plait, garder vos vêtements ?
— Hum hum, répond-t-elle négligemment. Mais un autre coup d'œil dans le rétro me fait constater qu'elle ne porte plus que ses sous-vêtements. L'éclairage intermittent des réverbères irradie sur sa peau mate, parée d'un fin soutien-gorge de dentelle noire extrêmement transparente. Ses seins dessinent deux sphères parfaites, charnues et lisses. J'avale péniblement ma salive et attrape le rétroviseur pour le détourner dans un geste un peu rageur. Reprends-toi ! Je déploie des trésors de self-control pour me concentrer sur la route sinueuse. Nous montons, on ne doit plus être très loin. Mais la jeune veuve n'en a pas fini de me torturer : elle glisse sa jambe entre les deux sièges avant et pose son pied menu sur mon entre-jambe.
— Jenna, accusé-je d'un ton de reproche.
— Hum hum, reprend-t-elle.
J'empoigne sa cheville fermement, mais je n'ai pas suffisamment de détermination pour la stopper. Elle en est bien consciente et entame quelques mouvements de va-et-vient sur mon membre déjà durci sous le tissu de mon pantalon de costume. Sa caresse est un supplice. Ma main remonte le long de son mollet, sa peau est restée humide de pluie mais elle est chaude, souple, douce. Je meurs d'envie de poser mes lèvres dessus en un baiser avide, mais je n'en fais rien, je repousse ces pensées de toutes mes forces. Je l'entends rire et prononcer mon nom. Je lutte pour construire une bulle mentale impénétrable autour de moi.
Finalement, c'est la voix froide du GPS qui me sort de cet enfer de tentation. Nous sommes arrivés.
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