Chapitre 4
Évidemment, j'ai loupé mon réveil. Il est 10h lorsque j'arrive au bureau. Mes collègues sont réunis devant ma porte et m'attendent de pied ferme.
— Bah alors !? A l'heure où tu arrives, j'espère au moins que tu as prolongé la soirée en bonne compagnie... me taquine Nico.
— Même pas. J'ai épluché le dossier Lady Cash jusque tôt ce matin. Quelle histoire de dingue, cette femme !
— Ça tombe bien que tu sois au parfum, car il faut qu'on peaufine la stratégie, annonce Léonard.
Nous nous installons en salle de réunion, porte et rideaux fermés.
— Écoute, commence Nico, il faut qu'on anticipe tous les détails pour que ta couverture soit parfaite. Elle est maligne, il ne sera pas facile de la duper. D'abord, on va te créer une fausse identité. Tu devras dire que ton père a fait fortune dans le commerce de bateaux de luxe. Je te donne le dossier de l'entreprise fictive, potasse-le, tu dois être incollable si elle te pose des questions sur ton business, dit-il en me remettant un petit classeur. As-tu réfléchi à ton nom et prénom ?
— Pas la peine de tout réinventer, Quentin Caron, c'est très bien, dis-je.
— Tu déconnes ? Si elle tape ton nom sur internet, elle va vite comprendre que tu es flic.
— Non, non. Je n'ai pas de compte Facebook, elle ne trouvera pas grand-chose...
— C'est trop risqué. On va te louer un nouvel appart. Une nouvelle voiture. Tout doit être carré. Et si tu t'appelais... je sais pas moi... tu as bien une tête à t'appeler Kevin !
Je lève les yeux au ciel, mais il ne semble pas voir le problème. J'explique :
— Oui, tu as raison... Kevin... Oui, Kevin, bien sûr ! Kevin... "Quevin" avec un Q, n'est-ce pas ?! dis-je tout en lui agitant ma main sous le nez, avec la chevalière à mes initiales "QC", qu'ils m'ont fait porter hier soir.
— Merde, j'suis con ! avoue-t-il alors que nos collègues s'écroulent de rire et lui envoient des accolades moqueuses.
— Bon, on garde tes initiales, tranche Léonard en essuyant une larme de rire au coin de son œil. Quentin Carrez, ça te va ?
— Mais... On aurait pu dire que c'est la chevalière héritée de ton père, qui lui, s'appelait Quentin ! Et comme ça tu pouvais bien t'appeler Kevin, s'acharne Nico.
— On va éviter de dire que mon père s'appelait Quentin, étant donné que je me suis déjà présenté à elle hier en donnant mon prénom. Quentin, fils de Quentin... elle va trouver ça bizarre.
— Quentin Junior, alors ! s'esclaffe-t-il.
— Quentin tout court, ce sera parfait, corrige Léo. Et puis il pourra toujours dire que son frère s'appelle Kevin, si vous y tenez. Kevin avec un K.
— Bien joué les mecs : si jamais elle me demande le prénom de mon frère, je n'arriverai jamais à garder mon sérieux... dis-je en me massant les tempes.
— T'inquiètes pas, tu nous entendras rire dans l'oreillette ! confirme Max.
Nous passons le reste de la matinée à envisager dans la même bonne humeur tous les détails possibles, tous les retournements de situations imaginables. Et surtout, Léonard me précise les objectifs. Je dois la faire parler pour que l'on puisse la confronter avec les enregistrements : la moindre confidence, même anodine, concernant la mort de ses précédents maris et ses intentions actuelles pourrait permettre de la faire craquer lors d'un futur interrogatoire. Et surtout, je dois m'introduire dans son cercle privé, pénétrer chez elle, à la recherche d'un élément nouveau, d'une preuve de sa culpabilité. Il faut dire que la perquisition à son domicile n'a rien donné, cette fille est un fantôme. Aucun effet personnel marquant. Quelques vêtements de luxe, du maquillage, des bijoux, point. Sa villa niçoise, qu'elle occupe depuis presque deux ans, est aussi peu personnelle qu'une chambre d'hôtel. A croire qu'elle n'habite pas vraiment ici... Mais les filatures n'ont pas permis de mettre en lumière une autre adresse.
Je n'ai qu'une hâte : la retrouver ce soir. Mes collègues sont persuadés qu'elle sera à l'Attrape-rêve. Elle y est presque tous les soirs depuis trois semaines, mais elle repart souvent de bonne heure, sans doute parce qu'elle n'est pas convaincue par les candidats qui s'y trouvent. A moi de me démarquer du lot auprès de la sublime costaricaine.
Il est un peu plus de minuit lorsque je pénètre enfin dans le club huppé. Je balaie l'endroit du regard, mais elle n'est pas là. Je sirote un simple verre de menthe glaciale en l'attendant : inutile de m'alcooliser trop tôt... Même si j'ai refusé de l'avouer, je suis extrêmement nerveux. Comment réussir à l'approcher et à me faire apprécier d'elle ? Comment cette fille, qui fréquente tout le gratin et vit dans le luxe en permanence, pourrait poser un regard autre que méprisant sur moi ? J'ai beau faire illusion dans mon costume Hugo Boss, je ne suis pas certain de pouvoir la duper. Je m'aventure en territoire parfaitement inconnu, et j'ai l'impression que le mot "IMPOSTEUR" est écrit en gros sur mon front. Alors que le stress monte de plus en plus dans mes entrailles et menace de me submerger, le fil de mes pensées est interrompu par une jeune femme souriante :
— Salut ! Comment tu t'appelles ?
— Salut. Quentin, et toi ?
— Laurine. Enchantée. Tu connais du monde ici ? Moi j'ai mes entrées grâce à mon frère. Il travaille pour un type super riche.
Elle est plutôt charmante : un joli visage doux, avec des yeux clairs et des taches de rousseur. Je parie qu'elle fait moins que son âge, même si quelques rides au coin de l'œil la trahissent néanmoins. J'imagine qu'elle approche des 35-40 ans.
— On pourrait s'installer sur la terrasse, et faire connaissance ? Tu as l'air sympa, mais un peu perdu. Je te fais visiter avant de s'asseoir, si tu veux ?
—Ton charme fait déjà des ravages, beau gosse ! On a misé sur le bon cheval pour cette enquête ! s'extasie Nico dans mon oreillette.
J'hésite à répondre favorablement à l'invitation de Laurine. Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée, après tout ? J'aurais l'air moins étrange si j'arrête de traîner ici seul...
— Les gens de notre âge qui viennent ici, souvent ils sont très superficiels, reprend-t-elle sans me laisser le temps d'accepter ou non. Regarde les mecs, ils ont tous des facettes sur les dents pour avoir des sourires dignes de pub Colgate. Toi c'est différent.
— Ah... Tu veux dire que mes dents ne sont pas blanches ? dis-je sans retenir un sourire taquin.
— Non ! s'esclaffe-t-elle en mettant une main devant sa bouche. Pardon, c'est pas ce que je voulais dire ! Toi tu as un charme naturel, tu n'as pas besoin de tricher. Tu ne sens pas le parfum de luxe à 3 km à la ronde. Tu n'as pas besoin de ça pour avoir l'air viril. Tu n'es pas apprêté, tu es juste...toi.
— Merci...
— Excuse-moi, à la base je n'avais pas l'intention d'être lourde ou de te draguer. Je crois que l'alcool m'a un peu tourné la tête.
— Non non, ce n'est rien ne t'excuse pas. Toi aussi, tu es naturelle, et c'est agréable de parler avec quelqu'un de spontané.
Alors que je commence seulement à me sentir plus à l'aise et à me détendre, sans doute grâce à Laurine, elle finit par faire son entrée, attirant immédiatement tous les regards : Lady Cash. Evidemment, je ne suis pas le seul à l'avoir remarquée. Mais les hommes qui la convoitent n'en savent sans doute pas autant que moi à son sujet...
— Ah... je vois... à toi aussi, elle te plaît ? continue Laurine.
— Hum ? Qui ça ? dis-je d'un air distrait, sans trop avoir écouté sa question.
— Cette fille. Elle vient ici presque tous les soirs, et ils sont tous après elle. Il faut avouer qu'aucune ne peut rivaliser... Houhou ? Quentin, tu es là ?
— Pardon, excuse-moi, tu disais quoi ?
— Laisse tomber, j'ai compris. Toi aussi, elle t'a hypnotisé. Tant pis, moi je vais danser un peu. A plus tard, bonne soirée.
Je la salue d'un geste du menton, peu enclin à la retenir.
— Elle est là, dis-je pour alerter mes coéquipiers, en planque dans une camionnette stationnée deux rues plus loin.
— Ok, reste cool. Mais n'oublie pas que cette fille est probablement l'auteur de 3 meurtres, ne te met pas en danger, garde toujours le contact avec nous, ne retire jamais ton micro ou ton oreillette en sa présence, ordonne la voix ferme de Léo.
— Même si tu te fous à poil, laisse tes vêtements à proximité pour que le micro puisse enregistrer, précise Nico d'une voix étrangement sérieuse. Il faut qu'on puisse t'entendre et intervenir si tu es en danger.
— Super. Merci les gars, je me sens incroyablement serein maintenant, je chuchote, ironiquement.
Dans un premier temps, je décide de l'observer de loin. Trop d'empressement pourrait être suspect. Elle fait la bise à plusieurs hommes plus âgés que moi, qui ne se gênent pas pour poser leurs paluches sur ses hanches et attarder leurs lèvres plus longtemps que nécessaire sur ses pommettes bronzées. Je prends un air distrait en balayant la salle des yeux, et j'avale la dernière gorgée de ma menthe à l'eau. Il est temps d'entrer dans le grand bain ! Je fends la foule pour m'approcher et la saluer... jusqu'à ce que je la perde des yeux derrière un couple. Lorsque j'arrive enfin à contourner les tourtereaux, elle a disparu. Je panique un peu avant de me ressaisir : je dois rester nonchalant et feindre l'indifférence.
— Je l'ai perdue de vue, dis-je à l'attention de mes coéquipiers en ne remuant pratiquement pas les lèvres.
J'entends l'un d'eux lâcher un "merde" un peu en retrait du micro. Je continue à scanner la pièce du regard, perplexe. Elle ne s'est tout de même pas évaporée ! Un trio d'hommes à la peau basanée s'agite à ma droite, un groupe de jeunes femmes rit à gorges déployées à ma gauche.
— Ne cherche plus, Quentin, elle vient de sortir du club et de monter dans un taxi, m'informe Léonard. Fin de la mission pour ce soir. Elle n'a trouvé personne à son goût on dirait, elle a abrégé la soirée. Espérons qu'elle sera de retour demain. On coupe la liaison. Bonne soirée, mec.
Je sens une pointe de déception dans sa voix. Ou peut-être que c'est juste moi qui suis déçu, je n'en sais rien après tout. Je vais attendre une petite demi-heure avant de partir pour ne pas donner l'impression à d'éventuels observateurs que je n'étais là que pour elle. Quand elle m'aperçoit, quelques minutes plus tard, Laurine me fait signe. Je lui fais comprendre poliment que je pars, elle n'insiste pas davantage. J'essaye de ravaler mes émotions négatives, mais je me sens franchement inutile dans cette enquête. Elle est tout bonnement inaccessible pour un type dans mon genre ! Comment pourrais-je me frayer un chemin jusqu'à elle ? et pénétrer dans son cercle privé, au point qu'elle baisse la garde et se trahisse en ma compagnie ? C'est irréaliste, ce plan ne marchera pas.
Sur le chemin du retour, l'air frais me fait du bien. Je relativise et me ressaisis : après tout, personne n'a dit que ce serait rapide, ni même facile. Ça prendra le temps qu'il faudra, je ferai de mon mieux. En attendant, mes collègues m'ont remis les clés d'un vaste appartement dans les beaux quartiers : à quelques pas du musée d'Art Moderne et de la place Garibaldi, l'idéal pour recevoir Lady Cash si elle se laisse prendre au piège.
* * *
Le lendemain, aux environs de minuit, je suis à mon poste. J'ai passé une nuit reposante, après avoir profité de la superbe vue sur la ville depuis ma terrasse, au dernier étage d'un immeuble de charme. Je pourrai très facilement m'habituer à cette vie ! Ensuite, j'ai passé la journée au bureau à éplucher et traduire les coupures de presses qui relatent les aventures de ma croqueuse de diamants. Si les premiers articles parlent de la jeune veuve avec sympathie, les suivants sont nettement moins compatissants. Elle est aimée ou détestée, admirée ou redoutée avec une force qui dépasse l'entendement. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Jenna ne laisse personne indifférent...
Au moment où elle entre dans le club, mon cœur rate un battement. J'ignore si cette réaction est provoquée par le stress, ou par la forte impression qu'elle me fait. Elle porte une combinaison noire très élégante qui avantage ses courbes féminines tout en délicatesse. Quelques bijoux fins, une pochette couleur bronze, un maquillage discret. Tout est raffiné chez cette femme, aucune once de vulgarité, elle dégage un charisme naturel et peut se passer de tous les artifices de ses contemporaines.
— Le loup est entré dans la bergerie ! s'enthousiasme Léonard depuis l'extérieur.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top