Chapitre 22

— Allons-y, suis-moi.

Après avoir déposé rapidement nos bagages dans un hôtel très sommaire de San José, nous sommes remontés dans le taxi et avons roulé un moment.

Notre chauffeur nous laisse descendre de la voiture, mais je commence déjà à me sentir très mal à l'aise dans ce nouvel environnement.

— Je vais te montrer les tugurios, tu vas comprendre.

— Les tugurios ?

— Oui, ce sont les habitations qu'on appelle ainsi...

J'ai du mal à en croire mes yeux. Ici, en plein cœur de San José ou presque. Les allées sont recouvertes d'une fine couche de béton craquelé pour certaines, mais de nombreux chemins en terre serpentent entre les baraquements. De l'autre côté de la rivière, on trouve de coquets pavillons, certains semblent même luxueux. Mais sur cette rive, rien à voir. On entend ici un groupe de femmes qui se chamaillent, là une bande d'enfants qui rient aux éclats, et en fond, lointain, le tumulte de la ville et ses véhicules. Plusieurs réalités qui cohabitent mais semblent s'ignorer. Alors que nous nous enfonçons dans ce dédale de bric et de broc, plusieurs visages se tournent vers moi. Ils me fixent de leurs yeux étonnés, mais sans malveillance. Les enfants qui m'aperçoivent se joignent à nous, et bientôt nous sommes escortés d'une quinzaine de garnements. Nous baissons la tête pour passer sous un amas de fils électriques en tous genres et débouchons sur une petite place dégagée.

— Par ce chemin que tu vois, on accède à la rivière pour aller chercher de l'eau. Je te déconseille de la boire directement, précise-t-elle.

Plusieurs femmes remontent avec de lourds bidons en plastique et nous adressent un signe de tête en passant devant nous.

— Je peux les aider ? ça semble lourd... elles habitent loin ?

— Ne t'inquiète pas, elles font ça plusieurs fois par semaine. Elles ont l'habitude.

Je me sens totalement démuni et inutile. Je voudrais tellement faire quelque chose... Mais par quoi commencer ? Partout où mes yeux se posent, il y a un besoin : là, ces enfants sont vêtus de guenilles, je voudrais tant leur offrir des habits neufs ; ici, ces deux vieillards décharnés auraient bien besoin d'un repas copieux ; derrière moi, cette femme porte un nouveau-né en écharpe contre sa poitrine, et un jerricane dans son dos.

— Cette tente en bon état, c'est le dispensaire, m'explique Jenna. C'est ici que nous recevons quelques soins de base, il y a des campagnes de vaccination par exemple.

La façon dont elle emploie le pronom "nous" me heurte : ainsi, elle fait partie de ce monde. C'est ici que tout a commencé pour elle, dans ce bidonville. Et si j'en crois ce langage, elle n'est jamais complétement partie. Sans que je comprenne bien pourquoi, cette idée me bouleverse. Partant de là, beaucoup de jeunes gens auraient perdu le sens des réalités en devenant riches. La plupart aurait mis toute son énergie à tourner le dos à ce passé misérable. Mais pas Jenna. Elle connaît encore tout le monde ici, même après toutes ces années ! Plusieurs enfants lui sautent au cou et l'appellent affectueusement tía ou hermana : elle fait partie de la famille.

— ¿Dónde están las monjas ? [où sont les religieuses ?] demande-t-elle à l'un des gamins.

— Dentro del dispensario. Sor Marte cura a una mama que sangra, [dans le dispensaire. Sœur Marte soigne une maman qui saigne,] répond le petit garçon.

— Sœur Marte est comme une mère pour moi. Je vais te la présenter, m'annonce Jenna.

Alors que nous entrons à l'intérieur du dispensaire, une tente à l'allure un peu militaire, comme on en voit à la télé dans les zones de guerre, j'aperçois trois nones affairées auprès de patients alités. Elles se tournent vers nous, leurs visages soucieux s'illuminant dès qu'elles identifient ma jeune guide.

— Jeannette ! Ma colombe, c'est toi ! se réjouit l'une d'entre elles, sans doute la fameuse Sœur Marte. A l'évidence, elle est française. Oh, oh... mais tu n'es pas venue seule, s'étonne-t-elle en posant les yeux sur moi. Qui est ce gaillard qui t'accompagne ?

La bonne sœur est petite et mince, elle nage dans sa tunique ample, son visage étroit est empli de bienveillance, son regard doux et serein. Elle ne semble pas âgée, à peine soixante ans. Il suffit de l'observer pour sentir une vague d'apaisement nous envelopper. Je ne suis pas croyant, mais je dois reconnaître qu'elle semble porter quelque chose de bien plus grand qu'elle-même. Une aura, une lumière dans ce quartier qui en a tellement besoin.

— Sœur Marte, je te présente Quentin, un ami qui compte beaucoup pour moi. Je veux dire, beaucoup plus qu'un ami.

Un large sourire illumine le visage de la nonne, qui me prend soudainement dans ces bras sans me demander mon avis.

— Je suis si heureuse de vous rencontrer, Quentin. Et je suis soulagée de savoir que quelqu'un de bien veille sur ma douce Jeannette.

Ces paroles me laissent un goût amer. Suis-je réellement quelqu'un de bien, malgré mon double jeu et les secrets que je dissimule ? Suis-je réellement en train de veiller sur elle, ou au contraire de précipiter sa chute ?

— Quelles sont les nouvelles, Sœur Marte ?

— La dernière enveloppe de notre généreux donateur nous a permis d'acheter de nouveaux lits pour l'orphelinat. Venez voir, allons-y.

Elle donne quelques consignes à ses collègues et nous fait signe de la suivre. Nous traversons le bidonville pour déboucher dans un quartier plus ancien, avec quelques beaux bâtiments à l'allure un peu coloniale. Nous entrons justement dans l'un d'eux, et aussitôt des cris d'enfants nous parviennent.

— A cette heure, les plus grands sont dans le réfectoire pour préparer le souper. Les petits sont encore à la sieste, au dortoir.

Elle ouvre la porte, nous dévoilant tous ces petits lits en osier. Certains sont alignés, démontrant la tentative d'organiser l'espace, mais plusieurs sont coincés entre les rangs, pour ne perdre aucune place, témoins d'un besoin croissant.

Deux bonnes sœurs nous saluent en silence d'un geste de la main : elles surveillent tout ce petit monde, et portent chacune un bébé dans ses bras.

— Les derniers arrivés ont besoin de sentir la chaleur d'une femme pour trouver le sommeil. Ensuite, ils apprennent à dormir seuls dans leur lit, m'explique Jenna.

Je n'ai jamais vu autant de bébés réunis dans une seule pièce. La plupart d'entre eux dort et respire à l'unisson, moment de grâce. Les plus grands doivent avoir... environ 2 ans ? Certains ont les yeux grands ouverts et tournent la tête pour regarder tout autour d'eux, cherchant un repère rassurant. Ils sont tous en couche, sans draps ni rien, pour être bien à l'aise dans la chaleur moite du dortoir. Bien que très nettement surpeuplé, cet orphelinat est propre et accueillant. Les enfants y semblent sereins. Un ventilateur au plafond tourne doucement, apportant une brise légère tout à fait bienvenue. Le bruit de la rue monte par les deux grandes fenêtres ouvertes, nous rappelant qu'à l'extérieur, hors de cette bulle suspendue, la ville fourmille toujours d'activité.

— C'est un havre de paix, murmure Jenna à côté de moi, tandis que sa main saisit la mienne et que nos doigts s'entrelacent. Je suis toujours très émue de les voir dormir ici, à l'abri de tout. Chaque enfant mérite d'être aimé et protégé... Ceux-là ont de la chance, ils sont arrivés ici tout petits, ils ne se rappelleront pas d'autre chose. Mais il y en a tant qui grandissent dehors... Viens, allons voir les plus grands.

Nous refermons délicatement la porte derrière nous et suivons Sœur Marte jusqu'au réfectoire. L'ambiance y est très différente ! Une quinzaine d'enfants de tous âges piaille et pouffe, épluchant des légumes dans la bonne humeur. Ils sont si accaparés par leur activité qu'ils ne lèvent pas les yeux vers nous et ne nous remarquent pas encore.

— Les pensionnaires participent aux tâches de la maison, explique la nonne. Ça, c'est pour la soupe de ce soir, ajoute-t-elle.

— C'est elle, la dernière arrivée ? demande Jenna en désignant vaguement d'un geste du menton une enfant un peu en retrait.

— Oui, on l'a appelée Charlotte. Elle a huit ans. Elle va mieux, mais elle revient de loin. Tu sais bien. Ils l'ont gardée plusieurs semaines, une partie d'elle est perdue à jamais, chuchote-t-elle avec une voix éteinte. Mais elle arrivera à vivre avec, Charlotte est forte. Elle te ressemble, ajoute la bonne sœur avec un faible sourire.

Sœur Marte s'éloigne pour rejoindre le petit groupe dissipé, qu'elle réprimande d'une voix enjouée et affectueuse. Je suis incapable de m'approcher, mais Jenna reste à mon bras.

— Charlotte... C'est quoi, son histoire ?

— Tu es sûr de vouloir l'entendre ? me demande-t-elle sans me regarder, toujours tournée vers les enfants.

— Je suis venu ici pour ça, non ?

— Les enfants qui errent dans les bidonvilles, sans parent pour veiller sur eux... Ils se font souvent ramasser par des personnes peu scrupuleuses. Comme beaucoup d'entre eux, Charlotte a été esclave à la merci de la perversion des riches voyageurs. C'est un réseau de proxénétisme bien connu.

— Du tourisme sexuel ? Sur des mineurs ?

J'en ai vu des saloperies, depuis que je travaille pour la Police. Mais je n'ai jamais été confronté directement à la pédophilie. Il y a d'autres brigades qui en sont chargées, à qui on passe le relai quand une affaire prend cette tournure.

— Il faut démonter ce réseau, dis-je d'un ton déterminé, prêt à lui révéler qui je suis et ce que je peux faire. Mais la réalité me rattrape aussitôt : nous ne sommes pas en France. Ici, je suis impuissant, ma plaque n'a aucune valeur.

— Peine perdue, les clients de ce secteur sont des hommes très très fortunés. Rien ne peut s'opposer à leurs pulsions. Le tourisme sexuel est un business particulièrement lucratif, c'est toute une économie sous-marine.

— Alors tu es en train de me dire qu'on ne peut rien faire ?!

— Non, je n'ai pas dit ça...

— Regarde, Jenna, s'égosille Sœur Marte à l'autre bout de la pièce, le dernier don que nous avons reçu nous a aussi permis de refaire toute la cuisine ! Regarde cette gazinière digne d'un grand restaurant ! Les enfants mangent comme des princes !

— C'est magnifique ma sœur, voilà de l'argent bien dépensé ! répond Jenna. Ça en valait la peine, ajoute-t-elle à voix basse.

Alors qu'elle se tourne vers moi, nos regards se croisent. Ses yeux sont brillants, les larmes ne sont pas loin. Je comprends enfin.

— J'ai mes contacts, ici, dans ces rues, précise-t-elle. Ils ne peuvent pas m'échapper, ces gros porcs.

— Quentin, voilà ! On y est, fais-la parler, putain, on a un mobile ! s'enthousiasme mon oreillette.

J'arrache rapidement mon micro d'un geste sec et le fourre dans ma poche. A nouveau tournée vers les enfants, Jenna n'a rien remarqué.

Je n'ai plus de son audible Quentin, je n'ai que des parasites ! Il y a un problème avec ton micro ! Merde !! Merde ! s'énerve Max.

— C'est le juste retour des choses. Ils ont profité, c'est à eux de payer la facture. Moi, je suis là pour les laver de leurs pêchés, en quelque sorte. Je veille à ce que leur argent rachète leurs fautes...

Je ne veux pas l'entendre de sa bouche. Je ne veux pas qu'elle dise qu'elle les a séduits puis tués pour reverser leur fortune à leurs anciennes victimes. Une fois qu'elle l'aura dit, il n'y aura plus de retour en arrière possible, je ne pourrai plus l'ignorer. Je serai complice.

— Jenna, je t'en supplie, tais-toi. Ne dis plus rien, l'imploré-je à voix basse en serrant sa main plus fort dans la mienne.

— Maintenant, tu comprends pourquoi je ne peux pas être avec toi. Je ne peux pas m'arrêter. Regarde-les. Ils comptent sur moi. Ils ont besoin de moi. Leur pays ne fera rien pour eux, mais moi je le peux. J'ai ce pouvoir, ce talent. On le leur doit bien. Ils méritent le meilleur. Ils sont toujours plus nombreux. Quand j'en sauve dix, il y en a quinze nouveaux qui viennent prendre leur place.

— Tu n'es pas responsable d'eux. Pourquoi devrais-tu te sacrifier ?

— Parce que personne d'autre ne le fera. Ils n'ont que moi, assène-t-elle douloureusement en tournant vers moi un visage défait, où les larmes coulent, tandis que sa main se resserre aussi sur la mienne.

Je pourrais tenter de la raisonner, avancer des arguments, mais je sais que c'est inutile. Il est évident que j'ai déjà perdu, et depuis le début.

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