Chapitre 18
L'avion entame sa descente vers San José quelques heures plus tard. Je dois dire que ce trajet m'a fait le plus grand bien : après l'agitation de ces derniers jours, j'ai apprécié la tranquillité et le confort. Je me sens reposé, serein même. Comme si le fait d'avoir quitté le territoire français m'enlevait un poids, un carcan. Ici, à des milliers de kilomètres du bureau, je me sens libre. Jenna glisse ses doigts entre les miens et nous avançons main dans la main, sans que je ne ressente le stress habituel de ma mission. Si seulement je pouvais retirer mon micro et mon oreillette... je serais réellement comme un touriste en lune de miel. Nous sortons de l'aéroport et le contraste est édifiant : ce bâtiment moderne, semblable à tous les autres aéroports internationaux, laisse place à de grands axes peu entretenus, où roulent des véhicules datés. Le temps est brumeux, comme si les nuages étaient trop lourds pour monter dans le ciel. Pourtant, il fait une chaleur enveloppante.
— Nous allons prendre un autre avion. Je n'ai pas envie de rester à San José, je vais te montrer d'autres endroits. Suis-moi.
La belle latina m'entraîne à sa suite et hèle un taxi. Je lui ouvre la portière et contourne la voiture pour prendre place également. Elle s'adresse au chauffeur, qui baragouine quelque chose en guise de réponse. Leur échange continue, j'ignore de quoi ils se parlent. Nous roulons sur quelques kilomètres, et je découvre une ville tentaculaire, immense. D'un quartier à l'autre, nous tombons sur de magnifiques buildings flambants neufs, transpirant le luxe, pour découvrir quelques mètres plus loin des baraquements insalubres. Cette agglomération est déroutante, elle ne ressemble à aucune des capitales européennes que j'ai pu voir. Nous ne restons pas longtemps en voiture, notre chauffeur nous dépose déjà. J'ignore comment Maxence va faire pour nous suivre et garder notre piste. Je sais qu'il parle bien espagnol, mais il aura tout de même des facilités à se perdre ! Je suis un peu inquiet pour lui...
— Jenna, où allons-nous exactement ? demandé-je en espérant que Max entendra ses explications et pourra s'orienter.
— Chut, répond-t-elle en se penchant sur moi pour poser un doigt sur ma bouche, c'est un secret.
— Tu ne me donneras aucun indice ? dis-je en attrapant sa main pour prolonger son contact sur mes lèvres.
— Un endroit... où on sera tranquille.
— Ta garçonnière ? la taquiné-je.
— Non, un lieu paradisiaque où je n'ai jamais emmené personne, se justifie-t-elle avec un accent plus prononcé. C'est là qu'il faut aller quand on a besoin de se ressourcer, de se couper du monde. J'y ai travaillé quand j'étais adolescente et que j'avais besoin d'argent pour mon projet de voyage en Europe. Je m'étais promis d'y revenir un jour en tant que cliente, un petit plaisir que je m'offre de temps en temps.
Lorsque j'aperçois le petit aérodrome devant nous, je ris intérieurement : si j'avais pensé un jour prendre l'avion dans un endroit pareil ! Le bâtiment est fait de tôles dont la peinture s'écaille et laisse apparaître de la rouille. Rien à voir avec l'aéroport international de tout à l'heure ! Jenna demande à un homme assis à l'ombre (peut-être même était-il assoupi, avant que la jeune femme ne lui tombe dessus) de monter nos affaires dans l'appareil. Nous prenons place à bord du petit avion déglingué, et l'attente commence. A l'évidence, nous ne sommes pas prêts de décoller. Un autre couple patiente avec nous, je pense que ce sont des touristes américains.
— On ne va pas rester là toute la journée. Je n'ai plus le flegme des costaricains, s'agace Jenna.
Elle s'extirpe de son siège pour sortir de l'appareil. Je l'observe, amusé. J'ai l'impression de vivre la vie de quelqu'un d'autre : tout ceci est irréel pour moi. C'est totalement déstabilisant, et pourtant je me laisse porter sans me préoccuper du lendemain. J'ai conscience que ces instants sont volés, je dois profiter de chaque minute, savourer l'étrangeté du voyage. Jenna est en conversation avec le pilote, juste sous ma fenêtre. Elle lui sort une liasse de billets, qu'il attrape et se met à compter. Elle se hisse de nouveau à bord et me rejoint.
— C'est réglé, on décolle dans moins de 5 minutes, explique-t-elle.
Je ne peux m'empêcher de sourire... Rien n'arrête ce petit bout de femme ! Son aplomb est infaillible : le type s'installe sur son fauteuil sans rechigner, et nous décollons immédiatement. L'avion est bringuebalé dans son ascension, mais se stabilise finalement. Elle a l'air si sûre d'elle, si déterminée, que je n'ai même pas d'appréhension : elle est en terrain connu, c'est ainsi qu'on vit ici, rien de tout ceci n'est préoccupant pour la costaricaine et ses semblables. Les touristes américains n'affichent pas la même décontraction, ils sont plutôt crispés. Mais une fois en l'air, ils s'égosillent en admirant le paysage. C'est vrai que c'est spectaculaire. Le relief est impressionnant : sous nos pieds, partout autour de nous, la jungle à perte de vue.... La végétation recouvre le moindre mètre carré, et de grandes collines jouent à cache-cache avec le brouillard. Ce territoire semble sans fin, et nous, bien insignifiants.
Mon oreillette émet tout à coup deux bips prolongés : la liaison avec Max est coupée, le signal s'est perdu. Cette fois je suis arrivé en limite de portée. J'imagine qu'il est resté au sol, quelque part entre ici et l'aéroport de San José. Ce n'est pas très grave, mes collègues restés à Paris n'auront pas de difficulté à localiser mon téléphone. Dès que nous serons arrivés à destination, ils pourront lui envoyer mes coordonnées. Ensuite, mon coéquipier devra se débrouiller pour arriver jusqu'à nous. Je suis seul avec Jenna pour quelques heures... l'idée d'évoluer désormais sans escorte aux cotés de cette femme soupçonnée d'un triple homicide devrait me terrifier, alors qu'au contraire, cette pensée est grisante. Nos conversations n'appartiennent maintenant qu'à nous. Elle est toute à moi.
Le bruit du moteur est assourdissant, mais je parviens malgré tout à échanger quelques mots avec elle. La Costaricaine ne partage pas mon enthousiasme face à cette nature sauvage : elle semble habituée, peu intéressée. Je la sens surtout pressée d'arriver. Tout à coup, la brume humide se dissipe, laissant apparaître la côte, superbe sous ce ciel bleu. Une large plage court sur plusieurs kilomètres. Légèrement en retrait, quelques bâtiments affrontent la végétation. Mais nous n'allons pas jusque là-bas : encore plus en arrière, j'aperçois l'aérodrome de ce bout du monde.
Nous atterrissons avec au moins autant de turbulences qu'au décollage, mais toujours en un seul morceau. La piste est courte, à moitié grignotée par les feuillages qui semblent déterminés à la faire disparaître prochainement. Trois gros 4x4 flambants neufs attendent ici, en parfait décalage avec le cadre. Carrosserie noir brillant, chromes rutilants... Ces Jeeps ont le profil pour un safari, mais elles semblent sortir tout juste de l'usine. Que font ces voitures de luxe ici, en pleine jungle ?
Alors que nous descendons de l'appareil, je tends l'oreille pour écouter ce que Jenna dit au pilote.
— ¿ Cuanto quieres por tu silencio ? murmure-t-elle.
Elle a parlé vite et sans articuler, mais j'ai tout de même bien saisi l'idée. Surtout qu'elle lui tend discrètement une liasse de billets. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle se promène avec beaucoup de liquide. Jenna porte bien son surnom de Lady Cash.
— Nunca me has visto, ¿verdad? De todas maneras, si hablas, te matarán. Sí que lo entiendes, piénsalo. [ Tu ne m'as jamais vue, entendu ? De toute façon, si tu parles ils te tueront. Si tu as compris, réfléchis bien.]
— Si Señora, répond le type en baissant les yeux. Tengo una familia y un trabajo, no quiero involucrarme. Nunca nos hemos visto. [— Oui madame. J'ai une famille et un travail, je ne veux pas m'en mêler. On ne s'est jamais vus.]
Je n'ai pas compris un traître mot de cet échange, mais j'ai l'impression qu'elle le menace. A l'évidence, Jenna a des comptes à régler ici, comme elle le disait à Armand dans la conversation que j'ai surprise. Cependant, j'ignore jusqu'où elle sera prête à aller. Qui sont-ils ? En ont-ils simplement après son argent, ou ont-ils d'autres motivations ?
Jenna me rejoint, souriante, et m'entraîne vers l'une des Jeeps. Nous prenons place à l'arrière, tandis que le chauffeur, en costume noir, nous salue.
— Les hôtels ont un service de navette haut de gamme. C'est appréciable, m'explique Jenna.
Effectivement, la voiture nous emmène jusqu'aux 3 ou 4 hôtels de luxe. Ce sont de grands bâtiments de béton, très épurés et modernes. Etonnamment, leurs façades grises apportent quelque chose de minéral qui se marie plutôt bien avec la végétation. Nous passons devant ces palaces sans nous arrêter, jusqu'à déboucher sur un petit chemin cahoteux. Sur ma droite, les feuillent de palmiers laissent tout à coup deviner une petite entrée. Notre voiturier s'arrête juste devant, et s'empresse d'ouvrir la portière de ma compagne. Je descends en même temps qu'elle, soufflé par l'originalité du lieu.
L'entrée de cet hôtel est une sorte de tunnel de bois tressé, comme un nid d'oiseau. Les bruits de la jungle environnante sont envoûtants : des perroquets, des singes peut-être ? Un bruit d'eau aussi. La structure de cet établissement est totalement intégrée à son environnement, on est bien incapable d'en dessiner les contours tant la construction se mêle au décor naturel. Nous nous engageons dans ce tunnel et découvrons la réception qui nous surplombe : un petit pont de cordages et de bois conduit à un guichet surélevé, sur pilotis. Jenna donne un nom qui n'est pas le sien, mais qui semble connu ici. Sans doute celui qu'elle utilise quand elle voyage incognito. On nous enregistre, puis le bagagiste nous fait signe de le suivre pour rejoindre notre chambre. L'hôtel est constitué de plusieurs cabanes sur pilotis ou directement suspendues dans les branches. Elles sont toutes reliées par des passerelles. La structure complète est construite en bois flotté et autres éléments naturels de récupération. C'est prodigieux. Sous nos pieds, des ruisseaux qui glissent sur des cailloux, dont certains ont été taillés pour servir de passage tel des pas japonais. Cette nature, mi- sauvage mi- domestiquée, est féérique. Au cœur de cet engrenage, un ponton plus large que les autres accueille un bar. Alors que nous le traversons, Jenna est interpellée par une jeune serveuse.
— ¡Jenna ! Estás ahí ! No puedo creerlo ! Tantas veces he pensado en ti ! [Jenna, c'est toi ! Je ne peux pas le croire ! J'ai pensé à toi si souvent !]
Elles se tombent mutuellement dans les bras. Jenna lui répond quelque chose que je ne comprends pas, les deux jeunes femmes parlent extrêmement vite, leurs phrases sont saccadées, mais je comprends que ce sont deux amies qui se retrouvent après bien longtemps.
La jeune femme porte des cheveux bruns coupés à la garçonne, et un piercing à l'arcade sourcilière. Ses yeux d'un bleu vif contrastent avec sa peau hâlée de centraméricaine. Deux grosses chevalières décorent ses doigts aux ongles courts, et une grosse chaîne en argent pend à son poignet. Dans son costume noir à chemise blanche, elle dégage quelque chose d'un peu masculin, mais elle n'est pas dépourvue de charme pour autant. Tout à coup, ses yeux s'arrêtent sur moi.
— ¡Dios mío! s'exclame-t-elle en me mangeant du regard. ¡No viniste sola! [Grands dieux ! tu n'es pas venue seule !]
Je réponds à son œillade par un sourire amusé et un hochement de menton, en guise de salutation.
— Si, te presento a Quentin, complète Jenna. [Oui, je te présente Quentin.]
— ¡Que Chiva! Que Dios te ayude si no sea tu marido... lo dejaré en descubierto esta noche ! [Quel canon ! Que dieu te vienne en aide si ce n'est pas ton mari... Je n'en ferai qu'une bouchée ce soir !]
— Por suerte para él, no es mi marido... pero no te hagas ilusiones... "coto privado". Ni siquiera lo pienses. [Une chance pour lui, on n'est pas mariés. Mais ne te fais pas d'illusion... "chasse gardée". N'y pense même pas.]
— Es una pena que no pueda arriesgarme... tan atractivo ! mmmmh... [quel dommage que je ne puisse pas tenter ma chance... il est si séduisant !]
Les deux jeunes femmes rient ensemble, visiblement très complices. Je passe une main sur ma nuque, un peu gêné de cet échange que je pense avoir compris. A l'évidence, je suis au goût de son amie.
— Tu peux lui répondre qu'elle n'est pas mal non plus, dis-je en me tournant vers Jenna, mais qu'aucune femme ne peut supplanter ton charme...
— En plus c'est un gentleman, coupe la jolie serveuse avec un accent très prononcé. Nous parler tous un peu français ici, explique-t-elle maladroitement. Mais moi besoin... un beau professeur... pour améliorer. Dommage toi venir avec Jenna.
Jenna lui envoie une petite tape sur l'épaule en protestant. Elles se saluent et nous reprenons notre chemin en direction de notre chambre. Jenna ne lâche plus ma main, comme si elle craignait que je ne me fasse accoster à tout moment.
— Elle s'appelle Leti, c'était ma camarade de galère quand j'habitais dans ce pays. On a travaillé dans un hôtel voisin pendant quelques mois. J'ignorai qu'elle avait trouvé une place ici, je suis contente pour elle, c'est une bonne maison, m'explique-t-elle.
Mon instinct de flic ne peut s'empêcher de s'alarmer : désormais, Jenna ne séjourne plus incognito, cette serveuse sait qui elle est. Si des ennemis sont réellement à ses trousses, c'est un problème.
Ne t'inquiète pas, nous sommes comme des sœurs. Elle ne dira à personne que je suis ici, reprend Jenna comme si elle lisait dans mes pensées. Quentin, regarde, nous arrivons à notre lodge, chuchote-t-elle d'une voix suave et enjouée.
Une dernière petite passerelle de bois mène à une cabane excentrée, tout au bout du complexe. Nous n'y sommes pas encore que j'entends déjà le ronronnement des vagues...
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