Chapitre 15
Je me rapproche discrètement de la porte, laissée grande ouverte, et me place sur le côté, le long du mur.
— Je n'ai pas envie de lui cacher qui je suis, explique Jenna. Je l'emmène au Costa Rica, nous partons tout à l'heure.
— C'est bien, tu as raison, confirme la voix d'Armand. Tu vas faire... le ménage... là-bas ? demande-t-il en cherchant ses mots.
— Oui, ils vont beaucoup trop loin. Ils auraient pu te tuer, hier après-midi. Ça suffit maintenant, je dois régler ça. J'ai quelques arguments qui devraient les convaincre sans faire de vagues, j'espère...
— Je t'accompagne ?
— Non, pas cette fois. Je veux y aller avec lui. Toi, tu te reposes ici.
— Qu'est-ce qu'il représente pour toi, désormais ? il marque une pause, attendant certainement sa réponse. Je sens une boule de stress se former derrière mes abdominaux.
— Jenna, reprend-t-il finalement d'une voix tendre, ne baisse pas les yeux quand je te parle de lui. Tu n'as rien fait de mal...
— Il m'écarte de mon but, je le sens bien, s'emporte-t-elle. Tant qu'il gravitera autour de moi, mes projets seront entre parenthèses. Je n'aurai pas dû le laisser entrer dans ma vie...
— Il s'est frayé un chemin tout seul, il ne t'a pas demandé la permission, répond Armand d'un ton moqueur.
— Mon cœur s'est ramolli, Armand... Il y a quelques années, je l'aurai traité comme un nuisible. Je ne lui aurai laissé aucune chance. Mais je lui trouve un je-ne-sais-quoi... quelque chose de pure, de vrai. Il n'est pas comme ces autres types pleins aux as, il a gardé une certaine...
— Une authenticité, complète Armand. Je l'ai senti aussi, ce n'est pas quelqu'un de superficiel. C'est un homme, pas un fils à papa.
— Quand il me regarde, il me sonde, je sens que j'existe. J'ai l'impression d'être quelqu'un, et pas juste un accessoire clinquant.
— C'est bien... C'est même ce qu'il peut t'arriver de meilleur. Tu as tendance à t'oublier beaucoup trop souvent...
— Je veux dire... il me regarde en cherchant à savoir qui je suis. Je ne suis pas un objet qu'il convoite. Je me sens importante. Tu vois, c'est... c'est quelqu'un de bien... Et c'est un crève-cœur pour moi mais il n'y a pas de place pour lui dans ma vie...
Malgré la distance qui me sépare de Jenna, je perçois une fêlure dans sa voix, je suis certain que ses yeux se remplissent de larmes et cette conviction m'enserre le torse.
— Jeannette, chère enfant... viens.
J'entends quelques pas rapides, je pense qu'elle se réfugie dans les bras d'Armand. Il semble se comporter avec elle comme un père de substitution, l'idée qu'elle puisse trouver un tel soutien auprès de lui me réchauffe le cœur. J'ai bien l'impression que leur relation est puissante et saine.
— Tu ne dois plus t'imposer cela, chère enfant. Chut... calme-toi, très chère enfant, répète-t-il d'une voix douce et apaisante. Tu en as déjà fait beaucoup, Jeannette. Tu portes un fardeau qui n'est pas le tien, et il est bien trop lourd pour tes épaules.
— On en a parlé mille fois ! Je connais ton point de vue. Mais je ne peux pas abandonner. Trop de personnes comptent sur moi.
— Tu ne leur dois rien. Et malgré ça, tu leur as déjà tant donné... Tu leur as tout donné. Il est temps de penser à toi. Tu le mérites ! Ce Quentin a l'air d'être quelqu'un de bien, oui. Alors accepte le bonheur que la vie veut te donner. Va au Costa Rica, mets tes affaires en ordre là-bas, et fais tes adieux à cette vie. Ouvre un nouveau chapitre avec lui. Autorise-toi !
— Non, je pensais plutôt m'offrir une parenthèse enchantée dans ses bras, corrige-t-elle d'une voix plus assurée. Une belle histoire, courte mais intense. Je vais tout lui montrer, partager mon rêve avec lui, et je suis certaine qu'il comprendra.
— Et après ? interroge Armand.
— Après ces instants volés, nous repartirons chacun de notre côté, prédit-elle d'un air grave. Le cœur en miettes, probablement... mais des souvenirs plein la tête ! scande-t-elle d'une voix faussement enjouée.
— Bon... Tu es toujours aussi butée. Alors, partez. En ce qui me concerne, je prierai pour qu'il te fasse changer d'avis.
Leur conversation dévie ensuite sur des considérations plus prosaïques concernant les réservations d'hôtels et de vols. Moi qui pensais qu'en espionnant cet échange, j'y verrais plus clair... Je me suis bien planté ! J'ai appris plusieurs éléments intéressants, cependant. Tout d'abord, elle semble se rendre au Costa Rica pour se débarrasser de ses agresseurs. Mais pourquoi en ont-ils après elle ? Dans l'idée de "faire le ménage", a-t-elle l'intention d'user de son argent pour racheter sa tranquillité, ou bien a-t-elle une autre idée nettement moins légale en tête ? Deuxième énigme : j'ai la confirmation que mon attirance pour elle est partagée. Il y a bien quelque chose de sincère entre nous, et cette seule pensée me fait sourire comme un abruti. Cependant, elle ne peut pas se projeter avec un partenaire stable et bienveillant, car elle porte un fardeau. Des gens — nombreux, d'après ce que j'ai compris — qui comptent sur elle. Il va falloir que je découvre la nature de cet engagement, qui pourrait bien être le mobile de ses crimes. Aurait-elle une famille à entretenir au Costa Rica ? Non, car son dossier stipule qu'elle est une enfant abandonnée, trouvée dans un bidonville. Quoi qu'il en soit, elle semble prête à me mettre dans la confidence. Même si je tente de garder ma mission à l'esprit, je dois reconnaître que je suis touché par sa confiance aveugle. Je me sens privilégié.
Je m'éloigne discrètement de la cuisine pour y revenir plus bruyamment, de façon à annoncer mon arrivée. Leur conversation se stoppe, Armand m'accueille avec le sourire :
— Je vois que Monsieur a profité d'une nuit reposante au Manoir. Puis-je vous servir une tasse de café ? un thé ?
— Café, ce sera parfait. Je peux me servir, vous devez être à peine rétabli.
— Je me porte comme un charme. Ils m'ont gardé de longues heures car le service était saturé, mais la blessure est anecdotique, assure-t-il en me servant sans tenir compte de son bras en écharpe. Malgré sa nuit sans doute mouvementée, il est très élégant dans son costume trois pièces aux allures britishs. Ses yeux bleus très clair sont facilement intimidants, il n'est pas particulièrement grand ni très épais, mais ses membres sont secs, musclés : pas un poil de graisse.
— Armand n'est pas le genre d'homme à aller à l'hôpital d'habitude, précise Jenna. Il a connu des situations hautement plus périlleuses dans sa vie.
— Jenna, n'importune pas Monsieur avec mes vieilles histoires, coupe Armand.
— Au contraire, je suis ravi de faire votre connaissance, dis-je pour encourager la conversation.
— Armand est une ancienne recrue des services secrets, précise-t-elle.
— Oh, je vois... dis-je sans réussir à cacher ma surprise. Le genre d'homme qu'il ne faut pas trop chatouiller, donc...
— Vous aviez réellement l'intention de me chatouiller, Quentin ? interroge Armand en levant un sourcil d'un air interrogateur, mais parfaitement sérieux.
— Grands dieux, non ! dis-je en m'esclaffant alors que Jenna pouffe de rire également.
Adossés au mobilier, nous buvons notre café debout, dans une atmosphère détendue.
— Viendrez-vous avec nous au Costa Rica ? dis-je pour relancer la conversation et feindre l'ignorance.
— Non, vous partirez seuls. J'ai du travail ici. Je vais nettoyer le bazar que ces malotrus ont laissé derrière eux. Il y aura du pâté de porc qui vous attendra à votre retour. Ces hommes n'ont aucun honneur.
— Mademoiselle Cavalero voyage sans service de sécurité ? m'enquis-je, un peu étonné.
Jenna tique et s'apprête à me répondre (sans doute pour m'envoyer sur les roses), mais elle se ravise car Armand la coupe dans son élan :
— Mademoiselle Cavalero est une femme très indépendante. Mais elle a été consciencieusement formée à l'auto-défense. Et puisque vous partez avec elle, je la remets à vous. Vous avez été parfait hier, lorsque nous avons essuyé cette rafale de balles.
— Oui, j'ai moi-même la mauvaise habitude de me dispenser de garde-du-corps dans mes déplacements. Mais il est vrai que des gens de notre condition doivent être prudents, notre argent attire la convoitise, dis-je d'un air prétentieux pour jouer mon rôle.
— Monsieur, laissez-moi vous précisez que vous devrez me la rapporter en un seul morceau, ou bien vous me trouverez sur votre route, menace-t-il très sérieusement.
— Messieurs ! Tout ira bien, j'ai toujours un ou deux faux passeports d'avance, personne ne saura que j'ai quitté le pays, tranche la jeune femme.
— Jenna, je vais préparer ta valise puis vous sortirez à l'arrière, par le sous-terrain, planifie l'ancien agent. Vous irez à l'aéroport avec la vieille Fiat Punto. De mon côté, j'entretiendrai l'illusion de ta présence au manoir. Lumière allumée dans ta chambre et toute la panoplie. Ça vous assurera quelques jours de parfaite tranquillité.
Je comprends mieux le nombre incalculable de fois où le dossier de police indique que sa trace a été perdue, d'un pays à l'autre. Cette femme est une anguille. D'ailleurs, je sais maintenant pourquoi le dossier concernant Armand était si lacunaire : tout ce qui le concerne est certainement classé secret défense. Ce binôme n'est pas constitué d'amateurs, ils savent ce qu'ils font.
Moins d'une demi-heure plus tard, Jenna est prête à partir. Elle porte des tennis blanches très sobres, un jean Versace taille haute, et un ample chemisier Dior blanc qu'elle n'a pas fermé jusqu'en haut, de telle sorte qu'il laisse apercevoir la naissance de ses seins par moment, selon ses mouvements. Une petite chaine en or habille ce décolleté sage et affriolant en même temps. Elle est magnifique. Élégante dans une tenue qui se veut décontractée et passe-partout.
— On y va ? me demande-t-elle en se cachant derrière une large paire de lunettes de soleil, ses lèvres rouge vif s'étirant dans un sourire espiègle.
Quoi qu'elle fasse ou porte, cette femme sublime ne passera jamais inaperçu et je ressens malgré moi une pointe d'excitation et de fierté à l'idée de m'afficher en public avec ce diamant à mon bras.
Elle serre Armand dans ses bras, ils échangent quelques mots à voix basse puis elle dépose un baiser tendre sur sa joue. Il s'avance ensuite vers moi et me tend les clés de la Fiat. Alors que je les saisis, il les retient un peu pour m'obliger à croiser son regard. Il ne dit pas un mot, mais je comprends son message silencieux : il est un peu soucieux. Je chuchote, pour que Jenna n'entende pas :
— Tout ira bien, je vais prendre soin d'elle.
— Elle est capable de tout, pour les gens qu'elle aime. Soyez à la hauteur. Une telle pureté, ça n'a pas de prix, souffle-t-il entre ses dents serrées.
J'acquiesce, un peu déstabilisé. Comment une femme qui séduit et tue pour l'argent pourrait-elle être considérée comme un être pur ? Pourquoi Armand n'est-il pas conscient de sa vénalité ? Il aurait pu lui trouver de nombreuses qualités — je suis moi-même charmé par bien des traits de caractère chez elle — mais la pureté et Jenna, ça me semble un peu antinomique !
Comme prévu, nous empruntons un passage conçu pour sortir du manoir sans être vu : un petit escalier sombre, dissimulé derrière un miroir sans tain, qui débouche sur un long couloir souterrain menant dans le jardin, en limite de propriété. La petite Fiat Punto nous attend à quelques pas. Je prends place au volant et Jenna s'installe à côté de moi. Cette voiture un peu déglinguée est bien la première chose normale que je croise depuis que je fréquente ce milieu fortuné.
— Ça ne se conduit pas comme une Porsche, sois prudent, m'avertit Jenna très sérieusement.
Je me retiens de rire. Elle s'imagine vraiment que j'ai grandi dans le luxe. Nous avons prévu de faire un détour par mon appartement, pour que je boucle ma valise moi aussi. Il est presque 11h, la circulation est plutôt fluide en pleine semaine. Nous ne mettons pas longtemps à rejoindre le loft. Je pousse la porte, un peu anxieux en me souvenant que la dernière fois Samia m'attendait ici. Par chance, il n'y a personne. Jenna entre et balaie la grande pièce des yeux.
— C'est très joli, lâche-t-elle sans conviction.
— Merci, mais je n'y suis pour rien du tout, je n'ai rien choisi. Je ne passe ici qu'en coup de vent, de toute façon, dis-je en misant sur l'honnêteté.
— Ah, j'en suis soulagée. C'est d'un tel mauvais goût... On dirait un catalogue d'objets et de meubles de luxe. L'ensemble est bien trop tape à l'œil... il n'a aucune âme.
Je ris en pensant à mes collègues qui se sont donné du mal pour dénicher cet appartement haut de gamme.
— On ne peut pas dire non plus que ton manoir soit tellement personnalisé...
— Oui... Je n'ai pas vraiment de chez moi, tout ce qui m'appartient est hérité de mes ex-maris, alors...
Je sais que ce loft est sur écoute, j'en profite donc pour tenir mes collègues informés, l'air de rien :
— A quelle heure notre avion décolle-t-il, précisément ?
— 13h15. Mais ils nous attendront si nous avons un peu de retard, c'est un vol en petit comité, une trentaine de passagers.
Je prends quelques minutes pour me changer, et alors que je cherche quelques affaires à emporter, je découvre une valise déjà prête à côté de mon lit. Mes collègues l'ont laissée en évidence, sans doute sont-ils passés tôt ce matin pour préparer tout ça. Il y a également un passeport flambant neuf à mon faux nom, Quentin Carrez. Ils n'ont pas chômé cette nuit. Pour tromper Jenna, je fais semblant de retirer et d'ajouter des choses, ouvrant et fermant les placards bruyamment.
— Allons-y, je prendrai le temps de me recoiffer à l'aéroport quand on aura trouvé notre porte d'embarquement, dis-je à l'attention de mes coéquipiers.
Ainsi, le rendez-vous est pris, ils savent qu'ils pourront m'intercepter aux sanitaires pour homme les plus proches de la porte d'embarquement pour notre vol. J'espère que tout se déroulera sans encombre. J'appréhende l'idée que Jenna puisse découvrir la supercherie : si elle comprend que je suis flic, mon équipe pourra faire une croix sur d'éventuels aveux de sa part, nous n'aurons que les carnets au contenu mystérieux. Et surtout... elle se sentira trahie de la pire des manières. Elle regrettera de m'avoir fait confiance, de s'être livrée sans filtre à un homme et elle me haïra. Si je veux être honnête, c'est surtout ce dernier point que je redoute le plus.
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