Chapitre 11

Garé devant le manoir, j'hésite franchement à repartir. Entre la fois où on a tenté de la droguer à l'Attrape-Rêve et les rafales de balles au restaurant ce midi... tout ça commence à faire beaucoup pour une seule personne. Jenna a sans doute raison de se sentir menacée. Est-ce bien raisonnable de la laisser seule dans cette grande maison ? Si encore Armand était présent... Mais j'ai reçu l'ordre de rentrer. Je dois obéir et me montrer parfaitement discipliné, si je ne veux pas revivre les difficultés du passé. Qu'importe mon instinct ! Les ordres sont les ordres, point. Je démarre la voiture et jette un dernier regard au manoir. C'est à ce moment précis que la grande porte s'ouvre avec fracas et que Jenna descend les escaliers en fuyant, sa robe dansant derrière elle. Je ne réfléchis pas, j'attrape mon arme de service cachée jusque-là sous le siège passager, la dissimule dans la poche intérieure de ma veste, et sors du véhicule pour venir à sa rencontre.

— Quentin, tu es encore là, s'étonne-t-elle en se jetant dans mes bras.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Ils sont venus chez moi. Ils ont laissé des messages à mon intention.

— Ils sont peut-être encore là. Vite, il faut appeler la Police.

— Non ! Tu sais bien que je ne veux pas de contact avec la police !

— Mais enfin, Jenna ! C'est trop grave. Il faut que la police fasse des photos, relève les empreintes...

— Hors de question que les flics mettent leurs sales pattes chez moi, tu m'entends ?

La violence de son propos me provoque un mouvement de recul.

— Le sang était sec, ils sont partis depuis un moment, j'en suis sure, poursuit-elle. Mais je n'ai pas envie de rester seule, est-ce que tu veux bien m'accompagner ? demande-t-elle d'une voix autoritaire, qui laisse passer peu d'émotions. Le masque de la femme forte et dure a repris le dessus.

Du sang ? Je hoche la tête et prends délicatement sa main pour la radoucir et l'apaiser, en me dirigeant le cœur battant vers la grande porte restée ouverte.

— Tu n'as pas d'alarme ?

— Si, un détecteur de mouvement. Mais je ne l'avais pas enclenché ce matin, je ne pensais pas m'absenter aussi longtemps...

— Parfait, on va l'actionner. S'il y a du monde à l'intérieur, il se mettra en route. On peut l'activer dans l'entrée ?

Nous appliquons mon idée, et je suis soulagé que l'alarme ne se déclenche pas. Nous patientons malgré tout dans ma voiture une bonne quinzaine de minutes pour nous en assurer. Je serais bien embêté si je devais justifier à ma hiérarchie l'utilisation de mon arme de service ici, alors que j'étais sensé rentrer.

Nous retournons dans la maison sous une pluie battante et entrons trempés jusqu'aux os. Nous découvrons une vitre cassée dans la cuisine, qui explique l'intrusion. Quatre belles casseroles de cuivre rutilant sont accrochées au mur, mais chacune porte une lettre tracée en rouge. Elles forment le mot PUTA. Je n'ai pas besoin d'avoir beaucoup étudié l'Espagnol pour comprendre l'insulte. Plusieurs surfaces vitrées portent la même inscription en lettres sanglantes. Je m'assure que toutes les portes et fenêtres du rez-de-chaussée sont verrouillées et nous fermons les volets par précaution. Concentré sur ma tâche et sur mes gardes, je ne m'attarde pas sur la beauté des salons en enfilade, je scanne seulement les pièces d'un regard froid et méticuleux. Nous empruntons finalement l'escalier magistral qui conduit à l'étage, celui-là même où son dernier époux a trouvé la mort. Et si elle me conduisait dans un piège ? Impossible, ma mort ne lui apporterait rien puisque nous n'avons aucun engagement l'un vers l'autre. Tous les sens en alerte, je la devance. Elle m'indique la direction de sa chambre, et je découvre qu'un animal gît sur le lit, ensanglanté. En m'approchant, je comprends de quelle bête il s'agit.

— C'est un porcelet égorgé, dis-je.

— Une truie, corrige-t-elle.

En face du lit trône, au-dessus d'une cheminée en marbre, un immense miroir ancien. Sur celui-ci, on a tracé des lettres de sang. "VAMOS A MATARTE PUERCA SUCIA"

— Nous allons te tuer, sale truie, traduit-elle à voix basse sans laisser transparaître d'émotion.

— Je maintiens que nous devons appeler la police, Jenna. Tu n'as pas à subir ça.

— Cette piètre tentative d'intimidation ? s'esclaffe-t-elle. Ne t'inquiète pas pour moi, j'ai survécu à bien pire. Je me demande juste qui va nettoyer tout ça, car Armand n'est plus là pour s'occuper de moi. Allons dans le petit salon rouge, je vais te servir un whisky. Ça nous remettra de nos émotions.

Elle s'apprête à sortir de la pièce, mais alors qu'elle passe devant moi j'attrape son bras pour l'obliger à me faire face.

— Jenna, c'est moi. Tu n'as pas à faire semblant d'aller bien, avec moi.

— Lâche-moi, se défend-t-elle en essayant de se défaire de mon étreinte que je resserre encore malgré son regard fuyant.

— Regarde-moi ! Je suis là pour toi, tu n'es pas seule, Jeannette.

Dès que je prononce son prénom, elle se fige et ses yeux s'accrochent enfin aux miens, elle grimace comme un animal aveuglé par les phares d'une voiture. Elle lutte et résiste intérieurement, mais je perçois nettement le trouble en elle à mesure que ses grands yeux sombres s'humidifient. Petit à petit, son souffle s'apaise, sa respiration devient plus profonde. Sa bouche se rapproche de la mienne, ses lèvres sont comme magnétiques. Le temps semble suspendu. Mais non, je refuse de l'embrasser. Pas ici, pas comme ça. Je rassemble toute la force dont je suis capable pour me détourner légèrement et ne poser qu'un chaste baiser dans son cou, tandis que mon corps, électrisé, bouillonne de déception.

— Pars avec moi, murmure-t-elle contre mon oreille.

Je me recule pour la dévisager, pas certain d'avoir bien compris.

— Pars avec moi, répète-t-elle avec plus d'aplomb. Je ne peux pas rester ici, ils vont me tuer. Je retourne au Costa Rica pour quelques semaines.

— Si je te suis, qui va rester ici pour leur régler leur compte ? demandé-je douloureusement, la mort dans l'âme à l'idée qu'elle disparaisse.

— Tu n'es pas un justicier masqué, Cariño, répond-t-elle en souriant avec tendresse.

— Mais je peux te libérer de ton passé, j'en suis sûr. J'ai seulement besoin que tu te livres. Je dois savoir, je dois... comprendre. Laisse-moi te comprendre.

Je n'ai jamais été si sincère avec elle. Je crois, de toutes mes forces et de toute mon âme, que je peux la libérer des fantômes de son passé. Peu importe ce qu'elle a pu faire, la responsabilité qu'elle porte ou non, en cet instant je m'en moque. Je ne vois qu'elle, ici et maintenant.

Sans un mot, Jenna m'entraîne vers le dressing. Je la suis, curieux de voir ce qu'elle a en tête. D'un geste large, elle écarte la rangée de robes sur cintres pour faire apparaître le fond de la penderie. Puis elle retire une fine bague qu'elle porte à l'index. Une jolie pierre précieuse, taillée en forme d'étoile ou peut-être de rose des vents, orne le bijou en or.

— Ma bague de fiançailles, explique-t-elle.

Elle approche la pierre d'une des vis du placard. La forme particulière de la tête de cette vis passe totalement inaperçu, et pourtant la pierre s'y imbrique parfaitement, aussi facilement qu'un tournevis cruciforme dans une vis standard. Elle effectue un tour à gauche, puis un tour à droite, et le fond du dressing recule d'un mètre, laissant apparaître un escalier dissimulé sur la droite. Chaque marche est rétro-éclairée, nous plongeant dans une lumière tamisée bleue. Elle attrape ma main pour que je la suive dans l'ascension. A peine avons-nous monté trois marches que la porte se referme automatiquement derrière nous.

— Mon dernier mari était riche, mais un peu paranoïaque. Il avait fait construire une sorte de "panic room" pour se replier en cas de problème. Cette pièce est bâtie entre deux étages. Depuis son décès, c'est ici que j'ai installé mes effets personnels. Sois le bienvenu chez moi...

La pièce que je découvre est superbe. Les murs sont rehaussés de corniches, qui projettent une lumière douce et naturelle sur le plafond voûté. Celui-ci est peint : on croirait un véritable ciel bleuté, légèrement nuageux, et un quart de la surface est occupée par la toison d'un arbre qui nous couvre. On en oublie complètement que la pièce est aveugle, tant on s'imagine en extérieur. Le réalisme est bluffant. Même la ventilation est conçue pour que l'on sente une légère brise. Tout le reste est sobre, blanc, immaculé. Un lit double très épuré trône au centre, un bureau est recouvert d'affaires en vrac : des magazines, des livres, quelques cahiers, des cartes postales...

Je comprends pourquoi les perquisitions n'ont rien données. Lady Cash n'habite pas le manoir, il est parfaitement impersonnel : tout son univers est ici, dans cette pièce indétectable. Ni au premier, ni tout à fait au deuxième étage, un monde à part. Ce qui veut dire que les preuves accablantes de sa culpabilité, celles que l'on m'envoie récupérer, se trouvent ici. Même si mon micro n'est plus à portée d'ondes, je sais que je dois partager cette nouvelle avec mes collègues. J'ai enfin accompli ma mission.

— Voilà, Quentin. Je n'ai plus de secret pour toi. Je viens de me mettre à nu, explique-t-elle en passant le dos de sa main sur la peau rêche de ma joue mal rasée.

J'attrape sa main à la volée pour l'embrasser, attardant mes lèvres sur sa peau épicée, remontant sur son poignet.

— Viens avec moi, s'il te plait... demande-t-elle dans un souffle haletant.

Elle me lance un regard si brûlant que je n'aurais besoin d'aucun argument supplémentaire pour la suivre au bout du monde, jusqu'en enfer même, si elle me le demandait.

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