Chapitre 10

Alors que je presse Jenna de questions, elle secoue la tête et souffle "ça va". Mais Armand pousse un râle et un juron. Je regarde dans la rue pour m'assurer que le danger est passé, puis sors et contourne la voiture pour ouvrir la portière côté conducteur. Armand est couvert de sang, mais parfaitement conscient.

— C'est mon bras, j'ai senti une balle me perforer le bras, explique-t-il en grimaçant à peine.

— Ok, les secours seront là d'une minute à l'autre. En attendant, on va appuyer bien fort sur la plaie, dis-je tout en attrapant un foulard que Jenna me tend. Armand est calme, lucide. Comme s'il était habitué aux situations de crise. Et sa protégée également. Peut-être sont-ils simplement boostés par l'adrénaline, comme beaucoup de victimes lors d'attentats. En y regardant de plus près, je découvre que la balle a traversé le biceps : je pense qu'elle est ressortie. Ceci explique l'hémorragie importante, mais la gravité de la blessure me semble moindre. J'entoure son bras dans le foulard et serre bien, afin de compresser les deux lésions. Des sirènes se font déjà entendre dehors, ce qui est plutôt rassurant.

— Ne bougez pas, je vais leur faire signe, dis-je en m'éloignant du véhicule en direction des premières camionnettes qui se garent.

La zone se transforme très vite en fourmilière. Je trouve rapidement un interlocuteur et l'oriente vers la Mercedes. Aussitôt après, mes collègues me tombent sur le dos.

— Tu n'es pas blessé ? Lady Cash non plus ? s'inquiète Nicolas.

— Non, non, on va bien, seulement son chauffeur qui a été touché au bras. Rien de trop sérieux je pense. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Le restaurant a été mitraillé depuis l'extérieur par deux types à moto. Peut-être un acte terroriste... Ou alors criminel : l'une des personnes qui y mangeaient était peut-être visée spécifiquement. Ce sera comme chercher une aiguille dans une botte de foin, étant donné que le restau était rempli de personnes fortunées, elles ont certainement toutes des ennemis...

— Et si c'était Jenna, qui était visée ? m'enquis-je, sincèrement préoccupé par sa sécurité.

— Tout est possible...

— Alors on devrait la placer sous protection.

— Quentin, tu rigoles, j'espère ? demande Léonard avec une mine fermée. Pour l'heure, on a bien trop peu d'éléments pour placer quiconque sous protection, et surtout en ce qui concerne la suspecte de 3 homicides...

— Elle n'est que suspecte, comme tu le dis si bien. Par conséquent, elle a droit d'être protégée comme n'importe quel citoyen.

— Quentin, à quoi tu joues, là ? s'emporte Léonard. As-tu oublié le but de ta mission ? Tu es sensé œuvrer pour prouver sa culpabilité. Si elle n'est encore que suspecte, c'est parce que tu n'as toujours pas été fichu de mener à bien ta mission. Donc maintenant, c'est simple : tu remets ton oreillette, et je ferais comme si tu ne l'avais jamais retirée. A moins que tu ne me donnes des raisons de penser que tu n'as plus le discernement nécessaire au bon déroulement de l'enquête, auquel cas je te suspends immédiatement.

Son discours me fait l'effet d'une claque : il a raison, je dois me remettre les idées en place, je suis en train de couler à pic. C'est fréquent, lorsque l'on est agent infiltré, de traverser des périodes de doutes, des moments où on ne sait plus très bien qui on est.

— Excuse-moi, je suis un peu sur les nerfs, je vais me ressaisir tout de suite, dis-je pour arrondir les angles.

— Ok, j'aime mieux ça, conclut Léonard.

— T'inquiète Quentin, c'est normal d'être un peu chamboulé avec ce qui vient de se passer. Une bonne nuit de sommeil et tu y verras plus clair. Rappelle-toi de quel côté tu es, remémore-toi les objectifs, ok ? m'encourage Maxence.

Je lui réponds d'un hochement de tête déterminé. Je crois que j'ai un peu perdu pied aujourd'hui. Je ne sais plus où j'en suis.

— Il faudra se reposer plus tard, objecte Léonard. L'après-midi va être chargée, nous devons prendre les dépositions de tous les témoins. Que personne ne quitte les lieux sans avoir été identifié et entendu. Quentin, tu retournes l'air de rien auprès de Lady Cash.

Je lui lance un signe amical en remettant mon oreillette, tout en m'éloignant. Je suis bien décidé à jouer le rôle que l'on attend de moi sans faire de vague. La réussite de cette enquête est capitale pour ma carrière, je ne dois pas me laisser prendre au jeu.

Nous passons l'après-midi dans sa voiture à écouter de la musique, Jenna me fait découvrir sa passion du Jazz. Armand a été évacué rapidement en direction de l'hôpital, mais nous faisons partie des derniers à être entendus par la Police. Lorsque l'agent se penche à sa fenêtre, je perçois un changement radical dans l'attitude de la belle costaricaine. Elle se tend, se raidit. Sa voix se fait froide en apparence, mais je décèle surtout une forme de crainte derrière la carapace, à peine perceptible pour quelqu'un qui ne la connaîtrait pas. Une légère éraillure et un accent moins prononcé, comme gommé. Je sais qu'en cet instant elle porte son masque, celui qu'elle fait parfois tomber en ma compagnie, comme lorsque nous étions à table ce midi. Ce mince petit indice prouve que la mission se déroule à merveille : je gagne progressivement sa confiance. Cette avancée devrait me réjouir, mais au lieu de ça je suis inquiet : je redoute le moment où elle se trahira. Mes collègues viendront l'arrêter, et elle découvrira que je l'ai manipulée. Léonard me félicitera, tandis que je me sentirai minable d'avoir abusé d'elle. Elle est comme un animal sauvage que je commence tout juste à apprivoiser, et qui ne sait pas encore que je ne suis qu'un trafiquant de fourrure. Si seulement j'arrivais à voir en elle le vautour, et non le rossignol ! Comme je me sentirais mieux...

— Quentin, tu vas bien ? s'inquiète-t-elle.

— Oui, excuse-moi, cette journée m'a épuisé. Cette fois je pense qu'on peut rentrer. Je vais laisser ma voiture ici, mon chauffeur s'en chargera. Je te raccompagne.

— Je peux conduire toute seule, tu sais ! proteste-t-elle.

— Ok, laisse-là rentrer seule, c'est mieux car on ne va pas pouvoir vous suivre, on a trop de boulot ici. Si tu la raccompagnes, vous allez dépasser la limite de transmission et on va perdre les signaux, donc non, on arrête ici, l'enquête est suspendue.

— Très bien Jenna, comme tu veux, je n'insiste pas. J'espère sincèrement que nous nous reverrons bientôt. Bonne soirée.

— Bonne soirée, à bientôt, conclut-elle en démarrant le moteur. Ou plutôt, en essayant de démarrer le moteur, car rien ne se passe. Je crois que nous avons écouté trop de jazz cet après-midi... explique-t-elle avec un sourire mutin. Ma batterie est HS. As-tu des pinces ?

— Non, pas sur moi... dis-je en souriant également. Je crois que je vais devoir te raccompagner, finalement. Laisse tes clés dans le pare-soleil et monte dans ma voiture. Je préviens immédiatement mon chauffeur, il s'en occupera.

Je fais semblant de lancer un appel sur mon portable et le colle à mon oreille, sachant pertinemment que Nico m'entend déjà via le micro derrière mon bouton de chemise.

— Nicolas, la voiture de mon amie est en panne devant le Chanteclerc. Nous partons, veuillez-vous en occuper immédiatement je vous prie.

Enfoiré... Comme si on n'avait pas d'autres chats à fouetter ce soir, petit malin... Je me vengerai ! répond mon collègue dans mon oreillette, d'une voix taquine.

Tu la déposes devant son portail et tu repars. Tu ne seras plus couvert, donc on décroche pour aujourd'hui, ok ? rappelle Max.

— OK. Très bien, je vous remercie. Donc vous lui déposerez sa voiture devant chez elle dès que la batterie aura été changée. C'est parfait.

Avant de prendre place auprès de Jenna, qui a très certainement écouté mon appel fictif. Tout comme la première fois que je l'ai raccompagnée, la pluie s'invite sur le trajet. Heureusement, elle est moins intense que lors de l'orage.

— Jenna, on est arrivé, dis-je en lui caressant doucement l'épaule, alors qu'elle semble s'être assoupie.

Elle ouvre les yeux et me sourit, vaporeuse.

— Tu sais, je crois qu'ils étaient venus pour moi, lance-t-elle à voix basse.

— Qui ça ? De qui parles-tu ?

— Les types qui ont mitraillé le Chanteclerc. Ils étaient venus pour me tuer. Tu ne devrais pas rester avec moi, tu n'es pas en sécurité.

— Attends, pourquoi est-ce qu'ils seraient venus pour te tuer ? Tu les connais ?

— On ne devrait pas se revoir. Je m'en voudrais trop, s'il t'arrivait quelque chose. Moi, c'est différent, je saurai me défendre s'ils s'en prennent à moi, je n'aurais aucune hésitation, pas d'état d'âme, explique-t-elle en attrapant quelque chose le long de sa jambe.

La lumière du réverbère se réfléchit sur la lame du couteau qu'elle me présente.

— Jenna, à quoi tu joues ? Donne-moi ça immédiatement. Tu ne devrais pas te promener avec une arme pareille ! C'est interdit !

— Ils me tirent dessus en pleine ville, en plein jour, et tu t'offusques parce que MOI, je détiens une arme blanche en accessoire de mon porte-jarretelle ?

— La police va les arrêter, tu n'as pas besoin d'être anxieuse. Mais si tu sais quelque chose à leur sujet, tu dois impérativement témoigner.

— Parler à la police ? Certainement pas. Jamais.

— Jenna, écoute...

— Jamais. Tu ne sais rien sur moi ! Si tu savais qui je suis, tu ne serais pas resté auprès de moi.

Malgré la chaleur moite dans la voiture, je perçois un frisson sur sa peau à la lumière jaune de l'éclairage public qui dessine des formes dorées sur son corps. Elle se laisse finalement tomber sur mon épaule sans pour autant se détendre. Je n'ose pas la toucher, de peur qu'elle ne prenne la fuite.

— Je ne te laisserai pas tomber. Raconte-moi, et tu pourras compter sur moi, dis-je sans trop savoir si je suis en train de lui mentir comme je le devrais, ou bien si je suis plus sincère avec elle que je ne l'ai été avec aucune femme.

— Je te l'ai déjà dit, Quentin, on ne peut pas être ensemble. J'ai d'autres projets, totalement incompatibles avec toi. Mais on dirait que tu ne le sais pas. Alors je vais te le dire : la presse, la police...

Elle marque une pause douloureuse, et je redoute ce qu'elle va annoncer. Elle reprend finalement, d'une voix brisée :

— Entre eux, ils m'appellent Lady Cash.

Je soupire, à la fois soulagé que sa révélation ne porte que là-dessus, et en même temps touché qu'elle me confie cela.

— Ce n'est pas grave, ils peuvent bien t'appeler comme ils veulent... dis-je en déposant un baiser sur le haut de sa tête, en me concentrant pour ne pas laisser son parfum m'envoûter. Il est tard, tu as besoin de repos après les événements d'aujourd'hui. Mais nous reprendrons cette conversation demain, dis-je pour couper court, bien conscient que mes collègues attendent des confidences sur écoute. Bonne nuit, Jenna.

Elle sourit et entrouvre sa portière, prête à descendre, mais elle rebrousse finalement chemin et se penche vers moi, pour déposer un doux baiser au coin de ma bouche.

— Mon vrai prénom, ce n'est pas Jenna. C'est Jeannette, murmure-t-elle.

Aussi fugace que son baiser, elle s'envole aussitôt. La portière se referme derrière elle, et elle disparaît dans l'obscurité. J'aperçois de nouveau sa silhouette bien plus loin, en haut des marches, alors qu'elle ouvre la porte d'entrée du manoir. Je la vois se glisser à l'intérieur, et refermer le lourd battant tout doucement en jetant un long regard dans ma direction.

J'expire bruyamment, comme pour relâcher la tension. Je suis perdu dans le flot d'informations contradictoires qu'elle m'a données ce soir, mais je retiens une chose : elle est très certainement en danger. Et elle me fait confiance au point de me livrer son véritable prénom.

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