--- Un

Je suis au-dessus d'eux tous.

Les lumières brillent sur les façades des immeubles. Un tapis de neige recouvre peu à peu le sol. Les passants rient dans les rues.

Je les regarde tout en bas. Ils sont si petits, si loin, si humains... Je me sens grande, et pourtant je suis insignifiante. Je me sens forte, et pourtant je suis impuissante. Je me sens seule, et je le suis.

Les humains, je les vois toujours, partout. Mes yeux se posent sur l'un d'eux. Il a des cheveux du même blond que mon père. Je l'observe tandis qu'il se hâte dans la rue, la main crispée sur sa besace. Il rentre un peu la tête dans les épaules, comme s'il avait senti le poids de mon regard. Je le fixe avec plus d'intensité encore. Il tressaille et presse le pas. Je souris. Sentez ma présence, oui... Je ne veux pas être ignorée.

Je tourne mon attention vers un adolescent. Cheveux noirs et lisses, long nez, petits yeux bridés et large sourire. Je poursuis mon exploration, délaissant les apparences. C'est fascinant, comme les gens sont différents dehors et dedans. Je plonge en lui. Je sonde son esprit, son âme, je sonde ses peurs, ses rêves, ses hontes, ses joies, je sonde son passé, son présent, je sonde son être et sa place au milieu des autres hommes. Je deviens lui, il devient un bout de moi. Reliée à chacune de ses synapses, attachée à ses nerfs, je vois le monde par ses yeux.

Et tout est sombre.

Son monde est gris.

Il sourit aux inconnus et pourtant à l'intérieur tout est fané. Son regard ignore les lueurs aux fenêtres, les paroles enjouées de la fille qui marche à côté de lui et l'odeur particulière qui flotte dans l'air. Il ne voit que les mendiants qui passeront la nuit de Noël dehors, le vieil homme appuyé sur sa canne qui peine à traverser la rue, les employés des magasins qui s'épuisent à permettre aux autres de consommer, encore et encore.

La fille s'arrête devant la porte d'un immeuble. Il sursaute et s'immobilise lui aussi. Délicatement, elle saisit son visage dans ses mains aux doigts fins et l'embrasse. Il n'y a rien de doux dans le baiser qu'il lui rend. C'est comme un cri ou une supplique, quelque chose qui résonne entre eux, comme un aveu, comme un adieu.

Je ne peux rien faire, je le sais bien. Je ne peux qu'assister à la douleur des autres, sans jamais intervenir. Je suis morte tant de fois. J'ai tué aussi, j'ai violé, j'ai détruit, sans jamais le vouloir. J'aurais dû me retirer, fermer les yeux, mais je n'y arrivais pas. Je n'y arrivais vraiment pas. Au moment fatidique, une fascination morbide me bloquait dans le corps et j'assistais à la scène, révulsée, impuissante, terrifiée mais présente, toujours présente...

D'autres morts me reviennent en mémoire. Une corde qui comprime soudain ma trachée, une lente somnolence qui me rend amorphe, mes os brisés par les roues d'une voiture... Et le désespoir qui engourdissait mon corps, juste avant. Les morts qu'ils s'infligent eux-mêmes sont les plus difficiles.

Seul le silence qui suit la douleur me ramenait chez les vivants. Chez les vivants...

J'ai appris à reconnaître les signes. Et tout me dit que je devrais me retirer de ce corps. Je ne veux pas voir ça.

Pourtant je n'y parviens pas. Je ne dirais pas que je me sens bien dans ce monde gris, dans cette âme recroquevillée sur sa douleur. Mais je me sens chez moi, oui, je me sens chez moi.

Je m'autorise une brève incursion dans l'esprit de la fille quand elle met fin à leur baiser. Je n'y trouve pas la légèreté de ses paroles. Terreur, impuissance, douleur immense... Regard plein d'angoisse qu'elle pose sur son compagnon. Geste léger de la main lorsqu'elle lui souhaite un joyeux Noël.

Elle s'éloigne en courant pour oublier ses larmes et je réintègre le corps de son ami. Son monde m'est si familier... Je devrais m'en aller, tout de suite, mais je ne peux pas.

Immobile, il regarde la fille s'en aller, ses cheveux courts ébouriffés par sa course. Lorsqu'elle disparaît au coin de la rue, il se détourne et pénètre dans son immeuble. Son pas est lourd, épuisé. Il emprunte l'escalier. Dans la rue, tout était d'un gris terne. Mais alors que les marches s'enchaînent sous ses pieds, les couleurs s'assombrissent. Son monde n'est plus fané, il est dévasté, ensanglanté même – des taches écarlates souillent chaque forme.

J'ai déjà vu ces colères, et elles m'ont toujours effrayée. Ce sont des rancœurs violentes et pleines de culpabilité. Ce n'est pas ce genre de rage qui l'aidera à s'en sortir. Au contraire, ils se noie dans les mares rouges comme dans sa détresse.

Et moi je n'ose pas partir. Je dois rester en lui, je le sens, je le sais. Le noir qui recouvre son monde et l'appréhension qui tord son ventre lorsqu'il ouvre la porte d'entrée, je les connais. La timidité de son pas dans le couloir aussi. Le mélange de soulagement et de culpabilité qui l'envahit lorsqu'il se glisse dans sa chambre.

Il se laisse tomber devant son bureau et observe la feuille qui s'y trouve. C'est un texte que je lis en même temps que lui. Ça parle de bonheur et de découverte. Je n'en comprends pas plus. J'ai vu beaucoup de choses, mais je n'ai que huit ans et le texte est très compliqué.

Au fil de sa lecture, les poings du garçon se serrent, son visage se crispe. Des larmes lui montent aux yeux. À l'intérieur, c'est la tempête. La colère peint son monde en un rouge vif qui me fait mal aux yeux. Puis le désespoir couvre le tout de son voile gris.

La porte s'ouvre et un rayon de soleil pénètre dans la chambre. Un petit garçon de sept ou huit ans dont les lèvres s'étirent en un sourire joyeux. Et même si l'adolescent ne comprend pas son insouciance, le voir redonne des couleurs à la pièce.

La porte de l'appartement claque au loin. Le bruit résonne dans le silence soudain, l'angoisse hurle dans le cœur des deux enfants. Le plus jeune ferme discrètement la porte de la chambre et se réfugie sur les genoux de son aîné. Plus un bruit ne vient perturber le calme oppressant qui s'est abattu sur eux. Et moi aussi je retiens mon souffle, tendue comme un fil. L'adolescent a du mal à respirer, la terreur rebondit dans son crâne et fige son esprit, mais la chaleur du corps tremblant de son frère le retient dans la réalité.

Je ne peux me retenir de pénétrer dans l'esprit de l'enfant. Effroi inconcevable. Confiance absolue. Tout son être est relié à son grand frère, son frère qui sait, son frère qui est si fort...

« Joachim ! »

Une voix féminine, forte, glaçante, toute-puissante. Une vague démesurée percute l'enfant et il s'enfonce, il se noie dans sa peur... Je ne peux pas supporter cette terreur noire. Je me réfugie dans l'esprit du grand frère.

Et la tempête me submerge à nouveau. Larmes intérieures qui inondent son âme, horreur, fureur, haine, honte, tout cela se mélange et je ne peux pas, je ne peux pas rester, je voudrais m'échapper mais je ne trouve plus la sortie, c'est moi, ce garçon c'est moi, j'ai si mal... Ça me fait si mal de le voir souffrir, de me voir souffrir, alors que je pensais que cette douleur se tairait à jamais...

« Maxime ? »

C'est à peine un souffle. Un murmure terrifié. Le garçon ouvre les yeux. La tempête se fait minuscule, une petite boule de rage brute qui se loge au creux de son ventre. Le petit Joachim le fixe de ses yeux noirs. L'espoir, la confiance et la terreur sautent au visage de son grand frère.

« Je... Jo, je...

— Joachim ! »

La voix où montent la colère et l'impatience. Le claquement des talons sur le sol. Une respiration rauque et précipitée.

Maxime se raidit à mesure que les pas se rapprochent, et à l'intérieur de lui je me tends aussi. Il sent son frère tout contre son corps et il voudrait le protéger, il voudrait tant avoir ce courage...

La porte s'ouvre soudain. Regard orageux, visage crispé. La femme sur le seuil impose aux deux enfants un mouvement de recul qu'ils ne parviennent pas à réprimer. Et en moi, la haine monte. Je déteste cette femme, je déteste tout ce qu'elle représente, je le déteste, lui qui était comme elle, je les déteste tous ! À cause de gens comme elle, j'ai senti mon corps basculer en arrière et s'engourdir, des milliers de fois. À cause de gens comme elle, j'ai senti la souffrance de milliers de personnes.

« Joachim », répète-t-elle, d'une voix doucereuse qui glace le sang de Maxime.

L'enfant serre les poings dans l'espoir de se donner du courage, puis il saute des genoux de son frère pour affronter sa mère. Il est si petit, si tremblant, bien trop téméraire, et des larmes montent aux yeux de Maxime. Il refuse de les laisser sortir. Quel genre de lâche pleure en silence pendant que son frère est menacé ? Mieux vaut encore sembler insensible. Alors il se tient droit devant sa mère, les yeux rivés sur Joachim qui tremble toujours.

« Il se trouve que j'ai croisé ta maîtresse, en rentrant du travail. Tu me disais que tout allait bien à l'école, n'est-ce pas ? »

L'enfant hoche la tête. Il y a une telle fragilité dans ce geste, ça tord le cœur de son frère.

« N'est-ce pas ?

— Oui, répond Joachim d'une voix étranglée.

— Et tu sais ce qu'elle m'a dit, ta maîtresse ? »

Il baisse la tête, sans répondre.

« Regarde-moi, Joachim. » La voix n'a pas perdu de sa douceur insidieuse. « Est-ce que tu sais ce que ta maîtresse m'a dit ?

— N... Non, je ne... je ne sais pas... balbutie le petit en relevant la tête. Je... »

Les yeux de sa mère se chargent de menace.

« Tu ne sais pas ? s'étonne-t-elle d'une voix toujours aussi calme. Tu ne sais pas ce qu'elle m'a dit ? »

Silence. Le cœur de Maxime se comprime. Il a l'impression d'être paralysé, figé de terreur. Il ne peut que regarder son frère faire face à sa place. Et son monde gris et rouge se pare du vert de la honte.

J'aimerais tant pouvoir modifier les couleurs. Les agencer différemment. Le gris deviendrait un ciel d'orage menaçant, mais quand on est à l'intérieur ça n'a plus d'importance. Le vert et le rouge s'assembleraient en un sapin de Noël peu esthétique, un de ceux dont le mauvais goût devient risible. Et le monde de Maxime serait celui d'un adolescent normal. Mais ce monde, il ne le connaîtra jamais, tout comme j'en ai été privée. Alors je ne peux que regarder. J'ai toujours été la spectatrice invisible. Impuissante.

« Non... souffle Joachim d'une voix à peine audible. Je ne sais pas.

— Eh bien, réplique la femme d'un ton soudain tranchant, je vais te l'apprendre. »

Elle fait un pas vers lui. Elle est si grande par rapport à son fils qu'il a du mal à la regarder dans les yeux.

« Il paraît que tu ne suis plus en cours, commence-t-elle. Que tu t'es endormi, une fois.

— Je...

— Il paraît que tu ne fais plus tes devoirs. Et qu'elle a écrit un mot pour me prévenir. Tu ne me l'as pas montré ?

— J'ai essayé, mais...

— Pourquoi vas-tu à l'école, si c'est pour ne rien faire ? Comment l'expliques-tu ? »

Joachim ouvre la bouche sans savoir quoi répondre. Et Maxime, lui, se retient de hurler. C'est ta faute ! voudrait-il s'exclamer. C'est à cause de toi s'il ne suit plus, comment pourrait-il suivre alors qu'il est terrifié par ce qui l'attend ici ? Mais il se tait, comme toujours.

« Tu ne sais pas ? »

C'est étrange ce talent qu'elle a pour hurler d'une voix maîtrisée. Pour s'énerver sans jamais perdre le contrôle.

« Non, je... »

Une gifle interrompt le petit garçon. Il titube, porte la main à sa joue. La seconde l'envoie à terre.

« J'attends mieux de ta part. Tu resteras dans ta chambre jusqu'à demain matin. Je ne veux pas te voir en-dehors. » Elle tourne son regard glacé vers Maxime. « Joyeux Noël. »

L'adolescent avale sa salive et sa haine. Il voudrait avoir le courage de les lui cracher à sa figure, mais il se contente de la regarder dans les yeux, comme elle le veut, et de répondre, d'un ton égal :

« Joyeux Noël, maman. »

Ses lèvres s'étirent et elle tourne les talons. En partant, elle jette à Maxime un simple regard, un regard plein de mépris et de dégoût qui exprime tout ce qu'elle n'a pas besoin de dire : il est un lâche, incapable de défendre son petit frère, incapable de se révolter, un lâche qui pleure à l'intérieur et qui n'osera jamais rien. Voilà ce qu'elle pense de lui. Voilà ce qu'il pense de lui.

Le claquement de ses chaussures sur le sol s'éloigne rapidement. Elle va se diriger vers le salon, se plonger dans un livre ou allumer la télévision, et attendre que le repas soit préparé, comme chaque soir. Mis à part le sapin rachitique qui perd déjà ses aiguilles dans un coin de la salle à manger et la couronne de houx accrochée à la porte, rien ne diffère des autres soirs.

Joachim se lève à son tour. Il jette à son frère un regard de pur désespoir. Il n'ose pas parler, mais ses lèvres s'entrouvrent et Maxime devine les mots qu'il prononce en silence : C'est Noël. Oui, c'est Noël, et il va abandonner son frère, le laisser seul dans sa souffrance, oui, c'est Noël et il est lâche, il est faible, oui, c'est Noël et rien ne va changer, rien ne changera jamais. Il se sent seul, désarmé.

Joachim quitte la pièce et la porte de sa chambre se ferme en gémissant. Il faudrait huiler les charnières. Il faudrait prendre la main de l'enfant et l'emmener loin, loin d'ici, loin de tout. Il faudrait, oui.

Il faudrait faire tant de choses...

Ça s'est plutôt bien passé, pourtant. Demain, Joachim aura des hématomes à la mâchoire, mais qui s'en souciera un 25 décembre ? Ç'aurait pu être pire, oui.

Mais il n'en peut plus. Il n'en peut plus de laisser son frère se faire maltraiter, il n'en peut plus de se sentir si faible et impuissant face à elle, il n'en peut plus de mentir chaque jour à son amie. Il n'en peut plus.

Les couleurs s'estompent doucement. Le rouge et le vert disparaissent. Adieu sapin de Noël, ne reste qu'un ciel bas et terne.

Il secoue la tête. Repense au texte sur le bonheur et la découverte. Il n'a plus rien à découvrir, il lui semble qu'il connaît déjà tout. En chaque individu de chaque foyer de chaque ville, il voit un désespéré. Tout le monde a mal, n'est-ce pas ? Qui peut se vanter d'être parvenu à l'âge adulte sans avoir souffert ?

Et lui ne peut rien faire.

S'il y avait un individu au monde qui devait ne pas souffrir, il choisirait son frère. Sans hésiter. Son petit frère si fragile et impuissant, son Joachim, il voudrait l'entourer d'une bulle de protection. Leur mère ne l'atteindrait plus.

Mais il ne peut rien faire.

Si seulement il avait le courage... Mais il est désarmé, au sens propre : il n'a aucune arme contre sa mère. Elle a pour elle sa violence froide, ses regards méprisants, ses mots plein de mépris et l'admiration du reste du monde, qu'elle impressionne par la rigueur avec laquelle elle élève ses enfants. Et lui ? Lui n'a rien. Juste ses poings serrés de colère, ses larmes d'impuissance et sa terreur perpétuelle. Comment lutter ? On ne peut pas lutter. Il ne lui reste que l'arme des désespérés.

Il ne voulait pas, vraiment. Il aurait voulu repousser la tentation. Il l'a fait d'ailleurs, plusieurs fois, il a écarté cette envie, ce besoin. Mais il ne peut plus.

Il y a ces moments où tout est gris, où chaque geste demande une énergie incroyable, où l'on sait que l'on devrait, oui, que l'on devrait se ressaisir, agir, mais sans y parvenir. Il y a ces moments où l'on s'est enfoncé si loin que la lumière ne nous parvient plus. Alors on pense que le soleil est mort.

Il est au fond du trou, oui. La lumière du jour n'est plus qu'un éclat si diffus qu'il la confond avec la grisaille qui l'entoure.

Alors il va rejoindre le soleil.

Il fouille dans sa table de nuit. Où les a-t-il rangés déjà ? Sa mère prend tant de somnifères, elle ne s'est pas aperçue qu'il en dérobait chaque semaine de petites quantités. Qu'aurait-elle fait si elle l'avait remarqué ? Il ne veut pas le savoir.

Oui, les voilà...

Il s'en veut. Il n'a rien fait et il s'en veut déjà. Mais il espère attirer l'attention sur sa famille. Qu'on puisse protéger son frère, aider sa mère, puisque lui en est incapable...

C'est ce que je pensais aussi.

Et je ne sais pas quoi faire, je ne sais vraiment pas quoi faire. Je devrais m'en aller, quitter son esprit. Mais je me contente de le regarder. Les comprimés sont dans sa main. Il hésite.

Mais il sera plus utile mort que vivant, n'est-ce pas ?

Il se décide. Les enfourne d'un geste brusque. Fait passer le tout avec un verre d'eau.

Une douce somnolence le gagne.

Il est impuissant, désarmé...

Ses pas se font titubants. Où est le haut, le bas ?

Oui, c'est la seule chose qu'il peut faire...

Il s'allonge dans son lit, les membres engourdis.

Son frère n'aura plus à subir tout ça...

Il s'enfonce dans le matelas qui se referme sur lui.

Et sa mère, on pourra l'aider à changer...

Ses paupières sont trop lourdes pour rester ouvertes.

Et lui... Lui, il sera...

Il sombre. Et moi avec lui.

... il sera enfin libre...

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