--- Trois
Nous sommes au-dessus d'eux tous. Au-dessus du monde. Nous regardons les humains vivre, observons de loin la tempête. Nous sommes libres. Et nous parlons.
« Qui es-tu ?
— Je suis comme toi.
— Comment tu t'appelles ?
— Je ne sais pas.
— Tu as bien un nom...
— Alors je l'ai oublié.
— Comment peut-on oublier son nom ? »
Je ne réponds pas. Le silence s'étire.
« Qu'est-ce qu'on fait là ?
— On observe.
— Pour toujours ?
— Je pense. »
Une pause.
« Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi on est là ? C'est une punition ?
— Une punition pour quoi ?
— Parce qu'on n'a pas su les aider, parce qu'on a renoncé. Il y a plein de raisons, non ? »
J'hésite. C'est dur à expliquer.
« Tu sais, j'en ai vu des humains, depuis. Plein. Et... ils souffrent tous, au fond. On a tous une part de douleur cachée quelque part. Quelque chose qui palpite, qui attend. Jusqu'à ce que ça surgisse.
— Et alors ?
— Et alors quand ça surgit... quand ça surgit ça fait mal. Ça t'enferme. Tu n'arrives plus à voir la joie. On te montre quelque chose, on te dit que c'est beau, et tu ne le vois pas...
— Oui.
— On a tous une part de douleur et parfois... parfois on pense qu'elle vient du monde. Qu'en quittant le monde on ira mieux. »
Un temps. Je ne sais pas s'il a compris ce que je voulais dire. Je ne sais même pas si moi j'ai compris. Je n'ai que huit ans.
« Ce n'est pas vrai ? On ne va pas mieux ?
— Je ne sais pas... Je pense que... tu sais, quand je suis arrivée je n'allais pas mieux. Tout était resté gris. Et je ne savais pas où aller, j'étais seule, perdue, j'avais peur du monde, tu comprends ?
— Je comprends.
— Je ne sais plus comment, mais j'ai fini par... par être curieuse. Il y avait tant de gens que je ne connaissais pas. Je les ai suivis. Observés. Et quand j'ai compris que je pouvais aller en eux, à l'intérieur, sentir ce qu'ils sentaient, c'était comme si je renaissais. Il y avait tant de choses à découvrir. »
Il hésite à son tour. Reprend la parole.
« Ça ne répond pas à ma question.
— Il n'y a rien à punir. Ce n'est pas notre faute. C'est la faute de ceux qui nous ont volé nos couleurs.
— Il me restait des couleurs.
— La colère et la peur, je sais. Mais quand tu es mort. Souviens-toi, juste avant que tu meures...
— Les couleurs disparaissaient...
— Tu te sentais partir...
— Et je ne l'ai pas supporté. »
Il se tait. Il souffre. Je ne peux rien faire alors je me tais aussi.
« Mais pourquoi on ne pouvait pas les aider ? C'est punissable ça, la lâcheté.
— Nous n'avions plus rien. Nous ne pouvions pas lutter.
— Mais on les aimait... on aurait dû...
— Tu sais, parfois, même l'amour... même l'amour ne peut rien face à la mort des couleurs. Je l'ai vu si souvent... »
Silence. Il encaisse. Pense à son frère, sûrement.
« Il va mieux ?
— Je n'ai pas regardé. Tu peux aller voir, tu sais ?
— Je sais. »
Il ne se penche pas vers eux. Il ne regarde pas, je le sais. Ça l'effraie.
« Je n'ose pas.
— Je n'osais pas non plus.
— Tu l'as fait ?
— Oui.
— Et ? »
Je ne dis rien.
« Réponds...
— Elle...
— Quoi ?
— Elle n'est pas restée. Elle est morte elle aussi. »
Silence. Il a peur maintenant.
« Tu l'as revue ?
— Non. Elle n'est pas venue ici.
— C'est où, ici ?
— Je ne sais pas. »
Silence. Il pense à son frère. Et il a peur.
« Tous les humains ne sont pas pareils, tu sais ?
— Je sais. »
Je ne dis plus rien. Je ne peux rien dire.
Et le silence qui s'étire, comme le temps pendant ma chute et pendant la sienne...
« J'irai voir.
— Je sais. »
Pause.
« Et maintenant ?
— Quoi, maintenant ?
— On fait quoi ?
— Que veux-tu faire ?
— On ne peut pas rester ici comme ça... »
Je ne réponds pas.
« On ne peut pas laisser les gens comme ça !
— On ne peut rien faire.
— Ça va continuer alors. Encore et encore. Toujours des enfants sans couleur.
— Oui. »
Pause.
« On ne peut pas...
— Quoi ?
— Leur parler.
— Comment ?
— Je ne sais pas. Je voudrais leur dire qu'ils ne sont pas seuls. Et je voudrais dire aux autres qu'ils existent.
— Moi aussi je voudrais. »
Silence.
« Mais on ne peut rien faire.
— On est désarmés, c'est ça ?
— On peut juste regarder.
— Pourquoi on est impuissants ? Il faut bien que quelqu'un décide.
— Ça me fait mal.
— De penser qu'il y en aura d'autres.
— Si seulement on pouvait leur parler... »
Silence. Nous regardons les humains. C'est Noël, ils rient, ils chantent, et parmi eux certains pleurent.
« C'est injuste.
— Oui.
— Mais c'est la vie. »
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Voilà.
C'est mon histoire et celle de tant d'autres.
Voilà.
Je vais m'éloigner maintenant... je vais retourner dans cet ailleurs. Vous m'avez entendue, hein ?
Je voudrais vous dire d'oublier. Ce serait le mieux pour vous. Mais je n'en ai pas la force. Ça me ferait trop mal. Alors s'il vous plaît, souvenez-vous des enfants sans couleurs. Et si votre monde devient gris, ne nous imitez pas.
Oui, je vais m'éloigner. Vous me verrez disparaître dans la neige. Mais rappelez-vous nos nuits de Noël.
Pas joyeux, Nos nuits de Noël, j'en conviens... Désirez-vous rester un peu dans ce déplorable misérabilisme ? Je vous invite à lire Le Secret, dans lequel vous découvrirez un autre enfant qui en a trop vu, ou bien Nous dirons, dans lequel d'autres confiances seront trahies, d'autres liens seront brisés... Et dans tous les cas, mes amis, ce n'est qu'un au revoir...
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