--- Toute vie a sa fin

La baie vitrée est grande ouverte. S'il s'avançait vers elle, il pourrait voir cent mètres en dessous la surface agitée de l'océan. Mais il a trop à faire pour se laisser le loisir de contempler la mer.

Il se tient debout, penché sur la table du salon qui n'a jamais été aussi en désordre. Des vêtements sales, empestant la sueur, jonchent le sol. Des restes de nourriture – cartons de pizzas à moitié dévorées, boîtes de conserve encore presque pleines, pots de pâte à tartiner mal raclés, emballages vides de barres chocolatées – envahissent la table, mis à part le petit espace qu'il s'est dégagé pour écrire. Certains sont tombés à terre, une traînée de sauce salit le parquet. Sur les murs, les tableaux de maître sont lacérés, certains ont été jetés au sol comme dans un acte de folie, le cadre brisé, la toile déchirée. Rien n'a été laissé intact, si ce n'est la photo floue et sombre d'une vieille femme quelconque et une petite horloge, accrochée à côté du portrait, rythmant le silence du tic-tac de ses aiguilles.

Comme d'habitude, il n'a rien laissé au hasard.

La porte d'entrée, derrière lui, est fermée, clés tournées dans la serrure. Toutes les fenêtres sont closes, si ce n'est cette baie vitrée ouverte sur l'immense océan. L'électricité est coupée, le chauffage aussi. Le chat qui hantait les lieux, comme un fantôme de plus, a été chassé dans la matinée. Il est seul, désormais. Penché sur la table, refusant de s'assoir, il griffonne toujours, raturant avec frénésie ce qu'il vient d'écrire. Il n'a jamais été doué pour les adieux – pas de chance, avec un destin comme le sien. De temps en temps, il jette un regard au portrait. Tristesse, culpabilité, colère. Cela me fait sourire à l'intérieur.

Il aurait dû s'y attendre.

Il écrit encore, fébrile, frénétique, passionné et terrifié à la fois. Les aiguilles trottent et l'obsèdent. Combien de temps ? Combien de temps ? Toute vie a sa fin, ou presque. Combien de temps ? Il saisit une feuille vierge, trace dessus des mots illisibles, la chiffonne entre ses doigts tremblants et la lance au milieu de la pièce, sur la capuche d'un sweat qui fut blanc. Il répète l'opération plusieurs fois, jusqu'à ce que le sol soit parsemé de feuilles de papier froissées. Malgré la détresse qui fait rage dans sa pathétique poitrine, il se force à sourire. Cela donne un certain charme au désordre ambiant, je dois l'avouer. L'écrivain fou, torturé par la perte, dévoré par sa propre imagination. Une belle histoire, n'est-ce pas ?

Il se relève enfin et se dirige vers la baie vitrée, portant une brassée de brouillons. Il laisse derrière lui une dernière feuille sur laquelle sont inscrites quelques lignes.


Ne me haïssez pas, je vous en prie.

La vie sans Myriam n'a plus de sens. Elle n'aurait pas dû mourir, l'injustice me broie le cœur à chaque seconde, ses yeux me suivent partout, je l'aime et je n'en peux plus. Pardonnez-moi. S'il vous plaît, pardonnez-moi. Je n'ai pas le choix. Je tourne en rond, je m'affole, je me perds. À l'intérieur, je suis déjà mort. Je n'ai plus de raison de continuer. Je n'ai plus que des raisons de fuir.

Je vous en supplie. Ne m'en voulez pas. Je suis désolé, je suis mille fois désolé, mais comprenez-moi...

Adieu.


Je ricane à l'intérieur. Toujours ce ton dramatique.

Penché au-dessus de la mer comme un oiseau prêt à prendre son envol, il hésite puis laisse tomber ses brouillons. Ils volettent, pris dans le vent, et tombent avec lenteur, au gré des courants. Il les observe, pensif. Heurtera-t-il avant eux la surface ?

Il semblerait que non. Il n'est pas encore temps de sauter, même si les aiguilles tournent et lui rappellent qu'il faut se dépêcher. Il se retourne d'un geste vif, craignant d'être happé par le vide, et parcourt la pièce du regard. Il cherche quelque chose. Quelqu'un, peut-être. Accrochée au mur Myriam le dévisage en silence, avec dans les yeux la haine d'un fantôme. Il s'imagine tout cela, pathétiquement amoureux qu'il était.

Il vit depuis des millénaires, mais n'est pas habitué à perdre des proches. Il est toujours parti le premier. Presque toujours, désormais... Le regard accusateur de Myriam lui rappelle sans cesse son erreur.

Mais il fallait bien qu'elle meure

C'est lui qui a failli.

Il aurait dû partir depuis longtemps déjà.

Il n'est pas humain. Il peut vivre parmi eux, il le doit même, mais il n'est plus l'un d'eux et n'a pas le droit de l'oublier.

La rage contracte son visage ; son poing vient s'écrase contre le mur. Une fissure apparaît dans la paroi tremble. Il inspire pour se calmer. Sa mort ne doit pas être suspecte, rien ne doit attirer l'attention.

Il ne voudrait pas jouer ce rôle. Pourtant, il l'a accepté, il y a tant d'années... Désormais, il est un Veilleur, qu'il le veuille ou non. Il doit préserver l'équilibre du monde, s'assurer de sa bonne marche. Pas batifoler avec une humaine. Du moins, pas au point d'oublier sa mission.

Il serre le poing. Il ne doit pas perdre le contrôle. Il doit rester calme et professionnel. Une nouvelle existence va commencer pour lui, il rencontrera une nouvelle jeune femme, s'immiscera dans la vie de nouvelles personnes. Il sera cet individu au passé mystérieux qui les côtoiera pendant dix ans, vingt ans, trente ans, jusqu'à ce qu'ils se posent des questions ou qu'il en ait assez de maquiller son visage pour se vieillir.

Mais il n'y aura pas Myriam. Il n'y aura personne comme elle. Il n'avait après tout jamais aimé personne comme il l'a aimée. Ce n'était pas une bonne idée, ça se voyait dès le départ. Ça n'aurait pas pu bien finir. Ce n'était pas ma faute, je n'avais pas d'autre choix que de la tuer.

Son poing se crispe à nouveau, ç'en est presque drôle.

« Je sais, siffle-t-il entre ses dents. Je sais ! »

Il a hurlé. Heureusement pour lui, sa maison est perdue au milieu de nulle part. À l'ombre de ses pensées, je souris. J'aime quand il perd le contrôle. J'aime quand il me laisse un espoir de sortir de ce rôle d'éternel spectateur – presque éternel... n'est-ce pas ?

« Tais-toi. Tais-toi ou je te tue. »

Mais il ne peut pas me tuer, pas plus qu'il ne peut mettre fin à ses propres jours. Il le sait aussi bien que moi. Nous sommes liés, n'est-ce pas ? Nous sommes le même. Pour l'éternité.

Alors il se penche en avant, dans un cri de rage et de détresse impuissante. À l'intérieur de lui, je souris. Nous tombons comme une pierre, mais nous le savons l'un comme l'autre, nous ne mourrons jamais.




Vous venez de lire Toute vie a sa fin. Avez-vous aimé ce narrateur, présence fantôme dont on sait peu de chose ? Peut-être que Nos nuits de Noël vous apportera la même satisfaction. À moins que vous n'ayez été séduits par cet amour aveugle, dangereux... alors De cendres et de glace saura peut-être vous plaire. Dans tous les cas, mes amis, à bientôt.

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