--- Prologue ‖ Cendres
Cendres.
C'est tout ce qui subsiste. Du moins, tout ce qu'elle voit.
La fine poussière grise danse dans les airs, lentement, comme mue par le souffle d'un enfant invisible. Les lèvres de la femme s'incurvent en un sourire las, amer.
Cendres.
Elle ne voit rien d'autre. Assise devant sa maison, dos contre le mur de pierre, elle contemple le paysage surréaliste, d'une seule teinte de gris, qui s'étend devant ses yeux. Douleur. Regrets. Si seulement...
Cendres.
Anthé habite dans un petit village, à flanc de montagne, si loin de tout que son existence semble être un miracle. Semblait. Le gris, elle le connaît. Elle est arrivée ici il y a une dizaine d'années, elle ne veut plus compter. Au début, elle détestait ça, ce gris terne ne valait pas le doux vert des plaines d'An-Bathyrs, le bleu de son ciel, le rouge de ses fleurs... Son pays natal lui manquait.
Sa famille aussi. Sa sœur, assassinée sous ses yeux lors de l'invasion. Soukha était enceinte, un petit garçon probablement, qu'elle aurait appelé Jar. La soldate qui l'a tuée était jeune, sans expérience, et terrifiée. Quand elle a vu au sol le corps de la future mère, son enfant mort avant d'avoir senti le vent caresser ses joues, elle s'est effondrée en larmes sur le corps de sa victime. Il n'y avait plus de guerre, plus d'ennemis, juste une femme qui pleurait sur un espoir étouffé dans l'œuf. Anthé s'est enfuie, les cris de sa sœur résonnant dans son esprit, en se promettant de ne jamais oublier.
Pourtant, elle s'est habituée aux nuances qui composent le paysage de la chaîne d'Ankhas. La pierre anthracite, les nuages sombres, les lambeaux de brouillard qui s'accrochent aux pics rocheux, tout cela est familier pour elle. Elle a appris à apprécier ces mille variations cachées dans une seule couleur. Elle pensait connaître toutes les teintes de gris, mais ces cendres presque noires qui volettent dans la brise... Non, elle ne connaissait pas cette couleur. Tous les gris qu'elle a appris à aimer ont disparu sous cette couche sombre.
Cendres.
Neige noire qui couvre les montagnes d'Ankhas. Les yeux bleus de la femme sont délavés, comme épuisés d'avoir regardé cette poussière tomber. Son visage a pris dix ans. Hier, elle était une jeune femme, pleine d'espoir et de vie. Elle n'est plus qu'une coquille vide. Assise devant les ruines de sa vie, elle observe, silencieuse, immobile. Sur ses lèvres danse toujours ce sourire mécanique, de ceux qui nous viennent quand on n'a plus de larmes. Hurler, pleurer, gémir, cela demande trop d'efforts. Ne lui reste plus que ce sourire, ultime refuge de ceux qui en ont trop vu.
Cendres.
Dans son cœur aussi. Elle n'est pas sûre d'en avoir un, après tout ce qu'elle a fait, mais si c'est le cas, la suie l'a recouvert de son manteau de désespoir, étouffant ses battements, réprimant sa révolte... la tuant à petit feu. Elle n'a plus la force de se relever ; la soif aura peut-être raison de ce qui reste d'elle. Elle n'a pas force d'en avoir peur.
Une part d'elle veut mourir. Rejoins-nous, lui murmurent les voix ténues de son mari et de son fils. Ils la regardent de là-haut, pleins d'espoir, allez, viens, ils lui sourient, il ne manque que toi, ils la supplient, tu nous manques, Anthé, ils pleurent aussi, tu ne viendras jamais ?
L'enfant invisible souffle sur les cendres, sans discontinuer. Il ne parle pas. Ne rit pas. Jar a toujours été comme ça, discret, silencieux. Ça l'angoissait un peu. Mais son inquiétude n'a rien pu contre le feu qui a dévoré son fils.
Un sursaut anime le corps de la femme. Fureur, honte, douleur ? Elle se redresse un instant, ses cheveux en bataille fouettent la pierre du mur de sa maison, puis elle retombe. On a coupé les fils qui la retenaient à la vie, à la rage, à la joie. On a coupé les fils, on a volé son fils, elle ne sait plus ce qu'elle pense... Elle ne veut plus savoir...
Mais le souvenir s'impose à son esprit troublé. Violence, vacarme, les souvenirs déferlent et embrasent son monde.
Flammes.
Avant les cendres. Une vague de flammes qui noyait la montagne.
L'incendie s'est déclaré brusquement, sans que personne ne sache pourquoi. Elle aurait pu trouver cela absurde. Elle aurait aimé.
C'était un spectacle ahurissant. Le feu noircissait les murs de pierre, les toits de paille flambaient. Certains villageois se précipitaient vers la rivière dans l'espoir d'échapper aux flammes ; d'autres, fascinés, contemplaient la colonne de fumée qui s'élevait de leur maison. Certains tentaient d'éteindre l'incendie, mais ceux-là ont vite renoncé.
Tous sont morts, de toute façon. Elle est seule à présent. Elle pourrait se lever et marcher pendant quatre jours, peut-être cinq, sans rencontrer personne.
Flammes.
Et le pas martial des soldats accourus sur les lieux, les ordres qu'ils lançaient. Personne ne leur prêtait attention. Les autorités ignoraient le village ; la plupart des habitants n'avait jamais vu un seul représentant des forces armées, et aucun ne leur reconnaissait la moindre autorité. Les soldats s'époumonaient sans succès.
Elle, elle les a vus tout de suite.
Flammes.
Elkha la tisseuse de rêves, à genoux devant son atelier en feu, dévastée par les craquements à l'intérieur. Des années de travail qui s'envolaient en un instant. Lorsque le brasier s'est jeté sur elle, elle n'a pas esquissé un geste, accompagnant sans hésiter les songes auxquels elle avait dédié sa vie.
Anol, le fils de l'étrangère, celui qui n'était pas normal. Il a rugi lorsque les flammes ont explosé dans la montagne, rugi comme une bête blessée. Son cri se mêlait à la fumée et rejoignait les cieux. C'est le feu qui a étouffé ses hurlements.
Zhun la tête brûlée, quinze ans à peine et déjà plus courageuse que la plupart des adultes du village. Elle s'est jetée dans le feu pour sauver Huna, la doyenne, sans hésiter. Elles sont mortes toutes les deux.
Muik le sorcier, qui suppliait une divinité en laquelle personne ne croit plus. Le feu l'a englouti au milieu de son incantation.
Ozhil et Nykha, le jeune couple que beaucoup enviaient, qui ont choisi de périr ensemble.
Et Nakh, Lhodé, Ilkho, Nylke et tous les autres, sacrifiés eux aussi...
Flammes.
Et Jar. Son fils, son espoir, celui pour lequel elle aurait tout donné. Tout, oui, elle le sait. Trop.
Jar... Jar piégé par le feu.
Il hurlait lui aussi, et son cri déchirait les entrailles de sa mère. Elle ne comprenait pas. Ça elle s'en souvient, l'incrédulité. Jar était sa vie, Jar était son sens, Jar était son tout. Elle est restée sidérée.
Son mari, lui, n'a pas hésité. Il a couru vers leur fils, traversé le cercle de flammes qui encerclaient l'enfant. Elle aurait voulu les rejoindre. Oui, en voyant son mari agir, elle est sortie de sa stupeur, a amorcé un mouvement vers eux...
Le soldat l'a retenue. Elle ne l'avait pas vu arriver, mais sa présence ne l'a pas étonnée. Elle aurait dû s'y attendre, ils n'allaient pas laisser des témoins... Masque à gaz, lunettes épaisses, il semblait à peine humain. Elle a voulu se débattre, mais elle était impuissante, le soldait était bien plus fort... Alors elle a hurlé, son cri répondant à celui de son fils. Leurs voix se mêlaient, étrange chœur de souffrance... Bientôt, seule la sienne retentissait.
Flammes.
La colère qui l'a embrasée. Ils lui ont dit qu'ils ont retrouvé Jar dans les bras de son père, comme si cela allait la consoler.
Mais ils ont tué son mari et son fils. Ils les ont tués.
Des souvenirs plus anciens déferlent. Trahison. Culpabilité. Mensonges... Comment a-t-elle pu être si naïve ? Elle ne le sait pas, ne veut pas le savoir, seuls comptent les faits.
Le sourire sur ses lèvres s'accentue. Quelle triste ironie...
Son souffle s'accélère. Un reste de colère qui bientôt s'éteindra, comme tout en elle. Il ne lui reste plus rien. Elle ne sait pas ce qu'elle va devenir. À présent qu'ils n'ont plus besoin d'elle, ils ne se soucieront pas de son sort. Ils la laisseront probablement mourir.
Elle aimerait être furieuse. Elle ne se serait jamais doutée que la piste sur laquelle elle les a lancés les conduirait ici. Elle aimerait être furieuse, mais elle n'en veut qu'à elle-même.
Elle voulait simplement le bonheur de son fils. Quelle mère ne veut pas le bonheur de son fils ?
Elle voulait simplement le bonheur de son fils, mais elle n'a réussi qu'à le tuer. Lui, et des centaines d'autres innocents.
Il ne lui reste plus rien. Les dernières flammes s'éteignent, seules les cendres demeurent.
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