--- Primum non nocere
JE NE SAIS PAS ENCORE ce que je cherche en écrivant ces lignes. Je le confesse sans honte : je suis perdu. Je n'ai qu'une certitude : si je cesse d'écrire, mon esprit en lambeaux se délitera tout à fait.
Raconter, donc. N'importe quoi pourvu que j'écrive. Je m'espère en sécurité ici : elle n'osera pas revenir. Pas en ce lieu...
Je suis assis au bureau que j'occupais enfant, un pupitre d'école comme on n'en voit plus nulle part. J'écris sur un cahier débuté il y a des décennies. Les pages sont si craquelées que j'ai peur de les déchirer en écrivant, mais qu'importe ? Je ne veux pas laisser de trace, je dois juste écrire. Ce cahier... Si je revenais en arrière d'une page, une seule, je verrais la rose. Dessinée au crayon, très détaillée, symptôme de cette quête de précision qui m'anime depuis mon plus jeune âge ; mais il lui manque un pétale, unique détail détruisant l'harmonie de l'ensemble. Je n'ai pas eu le temps de le tracer.
Peut-être est-ce un point de départ : raconter le drame qui se joua le jour où je commençai le dessin de cette rose.
Je logeais alors chez ma grand-mère, pour les vacances d'été. À soixante-cinq ans, elle avait gardé la vitalité d'une jeune fille ; tenace et volontaire, elle se taillait un chemin dans la vie d'un coup d'épaule vigoureux. Je ne l'aurais jamais imaginée mourir. Ce jour-là, je dessinais donc dans ma chambre d'enfant et elle s'affairait en chantonnant dans le salon. Malgré mes efforts, je n'ai jamais retrouvé la mélodie qu'elle fredonnait. C'était un air triste et féroce à la fois, une plainte qui refusait de se laisser abattre.
Soudain, sa voix se tut ; alerté par je ne sais quel pressentiment, je posai mon crayon, refermai mon cahier et gagnai le salon. Elle s'était effondrée au sol et se relevait en titubant, une main crispée sur l'accoudoir du canapé, l'autre sur son ventre. Elle m'assura que ce n'était qu'un malaise passager, mais elle était blême et tremblante, et une grimace de souffrance lui déformait le visage. Était-ce là la grand-mère dont j'admirais la force et la résilience ? J'en restai sidéré, incapable d'agir.
La douleur sembla s'accroître et, d'une voix ténue, elle me pria d'appeler le médecin, qui avait son cabinet dans l'immeuble d'en face. Saisi par son impuissance soudaine, je demeurai figé quelques instants de plus puis allai ouvrir la porte et l'exhortai à me rejoindre. J'étais terrifié à l'idée de laisser seule un instant cette grand-mère dont je découvrais la vulnérabilité. Ne risquait-elle pas de mourir, le temps que je me rende chez le médecin ? Me précipitant vers elle, je passai son bras amorphe sur mon épaule, la saisis par la taille et la suppliai de me laisser la conduire. La douleur et la peur de la mort altéraient son jugement ; elle s'en remit au mien et nous sortîmes de l'appartement.
Elle gémissait à chaque pas, une main crispée sur sa poitrine, sa respiration à chaque instant plus sifflante et chaotique. Nous n'eûmes à descendre qu'un étage, mais ce fut le plus long de ma vie : je portais presque entièrement son poids et la sentais pourtant souffrir à chaque marche. Lorsque nous parvînmes enfin dans le hall d'entrée, elle respirait à peine et son corps s'amollissait entre mes bras. Je titubai jusqu'à la lourde porte et l'ouvris sur le monde extérieur.
Le bruit et l'animation de la vie quotidienne me saisirent aussitôt. En me voyant émerger, ma grand-mère inconsciente dans les bras, on cria, on se précipita, on l'allongea au sol et pour lui prodiguer des soins maladroits et on envoya chercher le médecin. Quant à moi, je fus écarté dès le début dans les bras d'un passant ; épuisé et certain que l'on s'occupait d'elle, je me laissai glisser dans l'inconscience.
Je m'éveillai deux heures plus tard dans les bras de mes parents, sans doute alertés par des voisins. La rue s'était vidée, mais ma grand-mère était toujours étendue au sol, des hommes en blouse blanche agenouillés à ses côtés. Le médecin, lui, était tourné vers mes parents et secouait la tête. « On ne peut plus rien faire, disait-il d'une voix épuisée. Le cœur ne repartira pas. »
Cette nouvelle avait déjà de quoi précipiter l'enfant que j'étais dans le désespoir. N'eussé-je été retenu par mes parents, je me serais jeté sur elle et l'aurais secouée dans l'espoir fou qu'elle réagisse. Je me débattis pendant quelques minutes entre leurs bras, avec une férocité silencieuse ; ils me serraient contre eux en pleurant. Puis le médecin reprit la parole : « Il aurait fallu qu'elle se fasse soigner à domicile, soupira-t-il tristement. Si elle m'avait simplement appelée... » Sidéré, je cessai tout mouvement et retombai inerte entre les bras de mes parents. « C'est l'effort qui l'a tuée, sans aucun doute. Descendre cet escalier, quelle folie... »
Je me souviens d'un hurlement de douleur. J'avais tué ma grand-mère, dans mon obstination, mon arrogance et mon ignorance. J'avais voulu agir et j'avais empiré les choses. Bien sûr, à onze ans je ne comprenais pas cela ainsi, mais la souffrance n'exige pas d'être comprise pour vous tenailler.
J'étais un meurtrier ; à onze ans je le pressentais, à soixante ans je le sais.
Dieu – puisse-t-Il me pardonner – m'en soit témoin, je me suis employé durant ma vie entière à expier cette erreur. J'ai lutté contre tout ce qui, en moi, tentait d'interférer dans Son œuvre. Les Hommes sont si naïfs ! Des gorilles piégés dans un magasin de porcelaine, aveugles à tout ce qu'ils brisent avec leurs gestes brusques et leur grandiloquence, incapables de réfréner leurs pulsions, sans cesse ajoutant au désordre du monde... Je ne suis plus ainsi. Toute ma vie j'ai lutté ; je n'ai plus rien brisé.
Mais... était-ce suffisant ? Je la sens, trop près, s'apprêtant à faire irruption dans l'immeuble...Ce lieu l'arrêtera. Il le faut. Elle ne peut pas revenir ! Elle ne peut pas, ce lieu est mon dernier rempart, mon dernier espoir. Et pourtant elle s'approche... Il me semble que, si je me penchais à la fenêtre du salon, je la verrais tout en bas, étendue sans vie sur le sol ; je me verrais moi-même à onze ans, impuissant meurtrier... Mon Dieu, préservez-moi !
Écrire. Toujours écrire. Cela seul me sauvera. Écrire pour me recentrer, écrire pour comprendre, écrire pour lui échapper. Écrire !
Mais les signes... Je n'y échapperai pas toujours, je ne ferai que repousser l'échéance. Dieu me protège ! N'ai-je pas expié ma faute ?
Je ne l'ai jamais confessée. Peut-être aurais-je dû. Je craignais qu'on m'enferme, qu'on me frappe, qu'on m'exile. La justice des Hommes, pensais-je, n'avait rien à voir avec ma faute ; c'était entre Dieu, ma grand-mère et moi, et l'idée qu'un autre y interfère me répugnait. Quand j'y repense pourtant, je réalise qu'on ne m'aurait sans doute pas puni ; « tu ne savais pas », auraient dit les adultes avec un regard compatissant, et ils seraient passés à autre chose, si habitués qu'ils sont tous à leur médiocrité, à leur incapacité à préserver l'ordre du monde. « Tu ne savais pas » – ils idolâtrent cette formule, qui leur suffit à absoudre quiconque de ses péchés. La faute n'est jamais trop grosse si l'ignorance la protège.
Je n'ai donc jamais rien dit ; j'ai travaillé seul à me racheter. Quelques semaines après le drame, je pris la décision d'exercer la médecine ; je soignerais après avoir tué. Dès lors, je travaillai d'arrache-pied, ne m'autorisant aucun répit, aucune distraction. À dix-huit ans, armé d'une volonté de fer et d'un bac mention Très bien, je m'inscrivis en première année de médecine. J'affrontai sans fléchir la montagne d'informations à retenir, les nuits blanches passées le nez dans les livres et l'échine douloureuse, l'épuisante angoisse des concours, et je fus brillamment reçu en deuxième année.
Ma résolution ne faiblissait pas. Je revoyais souvent ma grand-mère en rêve avec, passée dans ses cheveux blancs, la rose incomplète que je dessinais le jour du drame, fredonnant la chanson dont je ne parvenais pas à me rappeler les paroles ni la mélodie. Soudain le silence tombait, la rose fanait en un clin d'œil et sa bouche se tordait en une affreuse grimace. Souffrance ou colère ? Les deux se mélangeaient tandis qu'elle me hurlait d'inaudibles imprécations. Lorsque je m'éveillais de ce cauchemar, mon devoir se rappelait à moi et je m'interdisais le moindre repos avant d'avoir accompli ma tâche. Je survivais ainsi, puisant ma volonté dans la terreur et la mortification que m'inspiraient ces rêves.
Un jour, en deuxième année, une simple phrase d'un de mes professeurs fit voler mon monde en éclats. Le cours était terminé et il digressait auprès de quelques curieux ; avide de toute information, je m'attardais auprès d'eux sans intervenir dans la discussion. Il cita alors une formule connue de tout étudiant en médecine, que j'avais bien entendu apprise par cœur au cours de ma première année, mais sans prendre le temps de m'attarder sur sa signification profonde. Cette fois, la discussion sortant du cadre habituel des cours, je ne pus la traiter comme une simple information à ingurgiter ; il me fallut l'intégrer.
Assurément, cette discussion était un signe, le moyen qu'utilisa la Providence pour me faire comprendre quel sens donner à ma vie. Le professeur évoqua donc ce principe, dont il attribua l'origine à Hippocrate et qu'il cita en latin : primum non nocere. Avant tout, ne pas nuire. Ma vision se troubla à l'entente de ces mots ; je l'entendis comme de très loin expliquer ce que signifiait cette phrase, une signification qui déjà résonnait en moi, dans mes os et mes tripes, comme aucune autre phrase. Avant tout, ne pas nuire...
Je traversai le reste de la journée comme dans un brouillard et, une fois rentré dans mon studio d'étudiant, demeurai debout, planté face au mur blanc où j'avais punaisé, pour m'en imprégner, le schéma détaillé d'un cœur. Le cœur – ce qui avait lâché chez elle, pensai-je un instant, mais déjà la figure perdait de son sens et plus rien n'existait à mes yeux, si ce n'étaient les mots fatidiques : primum non nocere. Imprégnés en moi, tordant mes synapses, me défigurant l'esprit. Je ne pouvais m'en défaire.
Alors ici aussi... À quoi bon être médecin si je ne faisais que détruire d'autres vies, abuser d'autres confiances ? Ne trouverais-je nulle part le salut ? Serais-je à jamais incapable d'expier mon péché ?
Je restai la nuit entière debout face au mur, absorbé en moi-même. Le matin à sept heures trente, je ramassai mon sac et partis pour l'université. Je n'avais ni dormi ni mangé, mais je n'y songeais pas. Je ne pensais qu'aux deux décisions que je venais de prendre. Tout d'abord, je deviendrais vétérinaire. La médecine des Hommes n'était pas faite pour moi : j'étais trop faible, trop dangereux ; soigner des bêtes, pensais-je, comprendrait moins de risques, car elles étaient plus solides que nous et ne souffraient pas autant. Ensuite, j'emploierais ma vie entière à respecter ce principe fondamental, qui aurait dû m'être inculqué tout enfant : avant tout – avant de chercher à faire le bien, avant de me poser en sauveur de l'humanité –, ne pas nuire.
Mon Dieu ! ne l'ai-je pas respecté ?
Ainsi fut-il, pourtant. Je devins vétérinaire, ouvris un cabinet dans un village de campagne où je soignais principalement des animaux de ferme. Je n'eus pas d'enfants – aurais-je su les préserver de la dureté de la vie ? – et demeurai célibataire. Je vivais pour mon travail. Et, je peux au moins m'accorder cela, je n'y étais pas mauvais. Je sauvais presque quotidiennement des bêtes de la mort ou de souffrances abjectes.
Mais il y avait aussi des jours où j'échouais. Et des jours où... Peu importait : je ne faisais pas de mal.
Pourtant, les signes n'ont pas tardé.
J'avais trente ans lors du premier. Je soignais le chien de Jean, qui avait reçu des plombs dans la patte au cours d'une partie de chasse. Il geignait doucement et levait sur son maître des regards déchirants. Jean était bon tireur, pensais-je tout en travaillant. Excellent tireur. Le chien fut sauvé, mais demeurerait à jamais boiteux. Son maître reçut la nouvelle avec un froncement de sourcil agacé. Une fois qu'il fut parti, je m'assis à mon bureau et ouvris mon cahier de comptes. Je les trouvai entre les pages. Une poignée de cheveux blancs, cassants. Les siens...
Je m'efforçai d'effacer cette pensée de mon esprit et y parvins quelques années ; mais les cheveux finirent par réapparaître et émaillèrent mon parcours, d'année en année. Je les trouvai après la visite de la petite Roxane, une gamine craintive qui s'accrochait à son chat et sursautait au moindre bruit ; après celle d'Anne dont le taureau, malgré l'interdiction locale, portait les stigmates de la corrida...
Peu à peu je sentais monter une angoisse trouble, diffuse, que je réfrénais comme une peur irrationnelle. Jusqu'à ce soir où je l'ai vue.
Je rentrais tard du cabinet, après m'être acharné sur la chienne du vieux Paul, dont une mauvaise chute avait brisé la colonne vertébrale et défoncé le crâne. Je n'avais eu aucun espoir, mais son maître m'avait supplié de m'acharner. Elle s'était éteinte dans un jappement plaintif, en me regardant. Le vieux Paul avait ramassé le cadavre sans une larme, le visage tordu par la colère.
Une mauvaise chute, pensais-je, amer, sur le chemin du retour. La nuit était tombée, je passais par des petites rues chichement éclairées et je riais doucement, d'un rire de désespéré. Je me suis arrêté sous un lampadaire et je me suis appuyé dessus pour vomir. Courbé en avant, je cherchais la force de me redresser. J'étais envahi par cette lassitude gluante et noire des jours où l'on ne croit plus en l'humain. Je n'y croyais pas, à cette mauvaise chute.
C'est là qu'elle m'est apparue. À l'extrême limite du cercle de lumière jaunâtre dispensé par le lampadaire. Elle avait trente ans de moins et un sourire de jeune fille, mais c'était bien elle, ma grand-mère. Une mystérieuse brise, dans cette nuit sans vent, agitait ses cheveux blancs autour de son visage lisse. Ses yeux étaient immenses, noirs et tristes. Elle s'avança vers moi, d'une démarche fragile et langoureuse en même temps. Je pensai sans le vouloir à une biche, une de celles de la chanson de Brel – quand elles savent leur pouvoir, mais qu'elles savent leur sursis.
« Laisse-moi entrer, supplia-t-elle en avançant encore. Laisse-moi... »
Je hurlai. Saisi de vertige, je titubai et crus la voir se pencher sur moi ; l'instant d'après, je gisais au sol, tremblant, sans comprendre ce qui m'était arrivé. Elle avait disparu.
Deux semaines plus tard, je déménageai. Nouvelle ville, nouveau cabinet, nouveaux clients – j'abandonnais Jean, le vieux Paul, Anne et la pauvre petite Roxane. Je changeais de peau, croyais-je. Au début tout se passa bien. Avant tout, ne pas nuire, me répétais-je ; je soignais les animaux qu'on me présentait, je m'employais à éviter les morts, je cohabitais avec le spectre de ma grand-mère qui me poursuivait dans mes rêves.
Mon Dieu... N'ai-je pas été méritant ? N'ai-je pas fait de mon mieux, avec mes pauvres mains humaines, tremblantes et rouges de sang, pour colmater l'immense brèche de la souffrance universelle ? N'ai-je pas consacré chaque seconde de mon temps, chaque pensée de mon esprit, chaque miette de mon énergie à racheter mon erreur ? Mon Dieu, n'ai-je pas tout fait, à ma misérable échelle ? Pourquoi un tel acharnement ?
Car ce n'était pas la fin... Non, bien sûr, ce n'était pas la fin, sinon que ferais-je ici, tremblant comme un enfant, terrifié comme un homme, assis à ce bureau trop petit pour moi ? Ah ! je sais que si je me lève, si je cesse d'écrire, je la sentirai approcher, gratter à la porte ou peut-être à la fenêtre, vivante et morte à la fois.
Ce n'était pas la fin. Il y eut ce chat mordu de toutes parts, le pelage poissé de sang. L'adolescent qui me le présenta n'osait pas croiser mon regard. À ses pieds, un chien efflanqué et hargneux grondait doucement, babines retroussées. Le chat mourut entre mes bras. L'adolescent s'en alla sans un mot, me laissant disposer du corps. Je l'enterrai dans mon jardin, le cœur lourd ; le lendemain, au-dessus du cadavre, une rose avait poussé. Elle étendait vers le soleil ses pétales magnifiques, doux comme du velours, d'un rouge profond. Une seule chose l'éloignait de la perfection : un pétale manquant, dont l'absence ouvrait un petit vide lorsqu'on la regardait de haut. C'était celle que j'avais dessinée ce jour-là. Elle ne fana jamais.
Les années passèrent, émaillées d'autres morts, d'autres maigres joies, d'autres signes. La rose avait remplacé les cheveux ; par la suite, je la trouvai toujours dans un tiroir de mon bureau, aussi fraîche que si elle venait d'être cueillie. La peur me gagnait lentement ; j'allais la revoir. Elle me guettait... m'attendait.
Elle me guette toujours. Quelque part. Elle approche. Elle sait. Elle me veut.
La ferme de Julien... mon Dieu. Il m'appelait souvent pour des mises bas difficiles, des juments faméliques qui tenaient à peine debout, épuisées, les membres tordus. Parfois tout se passait bien : la jument survivait, sa progéniture aussi. Mais souvent, il fallait choisir. La mère ou l'enfant... Julien choisissait toujours de sauver le poulain. Dans ces moments-là, tandis que j'effectuais sur la jument exténuée une césarienne dont elle ne se remettrait pas pour extraire le nouveau-né de son ventre, il me fixait d'un air grave. Plus tard, il me servait un cognac dans sa cuisine. Je ne parlais pas. Lui souriait sans joie, comme on sourit lorsque l'on n'a pas le loisir de pleurer. « Il faut continuer, disait-il, avancer. Les vieux laissent la place aux jeunes... »
Tout à l'heure, j'ai échoué une fois de plus. Je n'ai pas sauvé la jument. Je n'ai pas sauvé la pouliche non plus. Cela ne m'était jamais arrivé auparavant. Elles ont rendu leur dernier soupir à l'unisson, l'adulte qui avait trop vécu, l'enfant qui respirait pour la troisième fois. Julien ne m'a pas offert de cognac. Il ne m'a pas souri non plus, pas même de son air fataliste. Je le savais préoccupé par les pertes que la mort de la pouliche engendrait. Je ne lui ai pas demandé de payer. La nuit était tombée ; je suis reparti dans l'obscurité.
Dans ma voiture, j'ai pensé à tous ces poulains orphelins, nés aux dépends de leur mère, à cette faute qui était la mienne mais aussi la leur. Ils la portaient en eux, cette mort, et finiraient sans doute par l'expier d'une manière ou d'une autre. J'ai pensé surtout à cette pouliche-là, à qui la vie avait à peine accordé le droit de faire partie du champ des possibles. Elle n'aurait même pas le droit à la vie des autres poulains, pas même cette existence de coupable victime dont je connaissais trop la dureté. Elle n'aurait rien. Je pleurais en conduisant.
Soudain, elle a été là, sur le siège passager. La place du mort. J'ai freiné, la voiture s'est arrêtée en travers de la route – l'endroit est désert, personne ne passe jamais et personne n'est passé cette nuit-là.
Elle avait perdu sa jeunesse. Son visage était celui que j'avais toujours connu ; la rose tremblotait dans ses cheveux neigeux. Agenouillée sur le siège, elle me fixait d'un regard intense. Je me demande ce qu'elle cherchait à lire en moi.
« Il faudra bien me laisser entrer, tu ne penses pas ? » a-t-elle dit.
Je n'ai pas répondu, sidéré, terrifié. À sa silhouette se superposait le corps inerte de la pouliche, à sa voix les halètements de douleur de la jument. J'ai voulu reculer, mais ma ceinture de sécurité freinait mes mouvements.
« Dure journée, a-t-elle murmuré, et dans sa bouche ce commentaire banal n'avait rien d'anodin. Tant de dures journées, n'est-ce pas ? Tant de lâchetés. Tant de signes. »
Son regard m'a brûlé la cornée et la rétine. Je ne parlais pas. Lèvres scellées. Je ne sais plus parler, je crois, je ne parlerai plus jamais. Je ne peux qu'écrire.
« Tu savais à chaque fois, n'est-ce pas ? "Primum non nocere". Comme c'est pratique. Mais tu ne pourras pas toujours te cacher derrière ma mort. »
Elle s'est penchée vers moi, son regard brûlant fouillant mon cerveau. J'étais figé sur place, incapable de rien, et je l'ai regardée approcher jusqu'à ce que son visage soit à quelques centimètres du mien, jusqu'à ce que son souffle frôle mes lèvres. L'odeur de la mort, ai-je pensé, mais je n'ai senti que le froid – un froid de gel, qui brûle la peau et déchiquette les os.
« Tu savais. »
Elle s'est penchée un peu plus, jusqu'à ce que je ne puisse plus retenir mon souffle et que j'inspire le sien ; et encore, comme si elle voulait m'embrasser... j'ai hurlé.
Et, comme la dernière fois, elle a disparu. J'étais seul.
J'ai repris la route et conduit sans m'arrêter. J'ai roulé jusqu'ici, mains crispées sur le volant, terrifié à l'idée de fermer les yeux et de la revoir. Et si elle était allée au bout de son geste ? Si elle m'avait embrassé ? Cette possibilité me pétrifie. Que serait-il resté de moi ? Je ne peux plus dormir désormais ; je sais qu'elle m'attend, qu'elle n'espère que cela – me retrouver en rêve. Je ne saurai pas la fuir une troisième fois. Impossible.
Elle me retrouvera et, cette fois, je n'aurai pas d'issue.
Mon Dieu...
Je suis un mort en sursis. Mon âme ne verra pas la lueur du jour, je le devine. Elle ne m'a accordé qu'un court répit, le temps de faire mes adieux peut-être...
Le temps de me confesser.
C'est cela, n'est-ce pas ? C'est pour cela que j'écris depuis tout à l'heure, pour cela que je jette mes dernières forces dans ce cahier d'enfant. Il faut que je dévoile tout. Il n'y a pas de prêtre ici, mais qu'importe, les prêtres sont des hommes comme les autres, ils ont aussi peu de conscience du mal qu'ils portent en eux. Ce n'est pas un prêtre qu'il me faut : c'est moi-même et le regard de Dieu.
« Tu savais. » C'est ce qu'elle a dit et répété. Je savais.
Oui ! Oui, je savais ! Tout ce temps, au cours de toutes ces consultations, je savais, j'avais compris les signes, oui, tous les signes, et je ne voulais pas le voir. Oui ! je savais.
Je savais tout...
Je savais que Jean avait tiré sur son chien dans un accès de rage, Jean l'excellent chasseur qui n'avait jamais manqué sa cible, et qu'une fois sorti de mon cabinet il avait abandonné l'animal boiteux donc inutile. Je savais que la petite Roxane, si fragile, si craintive, était battue par son père. Je savais qu'Anne engageait ses taureaux dans des simulacres de corrida, enfreignant la loi régionale. Je savais que le vieux Paul avait passé ses nerfs sur son chien, jour après jour, jusqu'à ce que la pauvre bête ne tienne plus debout. Je savais que l'adolescent avait lancé son chien sur le chat qu'il m'avait amené, par jeu ou par vengeance. Je savais que Julien affamait ses chevaux, que les juments étaient montées quelques heures avant la mise bas. Je savais tout cela et bien d'autres choses. Je savais et je n'avais jamais rien fait.
Jamais.
Avant tout, ne pas nuire, me répétais-je. Ne pas faire de mal. Et qui sait quel mal j'aurais fait en voulant sauver ces animaux ? J'aurais pu en parler, sans doute ! mais à qui ? Je ne fais pas confiance aux Hommes. Je ne fais confiance à personne : nous sommes tous trop faibles, chacun de nos actes engendre des conséquences que nous sommes incapables d'imaginer... Comment agir, dans ces conditions ? Je ne pouvais pas. Personne ne peut !
Alors je n'ai pas agi.
Aujourd'hui elle me le reproche. Il fallait bien que je paie, d'une façon ou d'une autre. Que j'expie ma faute secrète. Elle va surgir, d'un instant à l'autre, et tout se terminera. Tout.
Mon Dieu...
Le salon...J'entends. Ça y est. Son pas craque sur le vieux parquet, craque comme les vieux os d'un cadavre, et la musique, la musique... celle qu'elle chantait... et toujours je ne sais pas ce que c'est, pourtant je l'entends, je l'entends...
Mon Dieu !
Qu'Il me préserve, oui, qu'Il me sauve de ce cauchemar sans issue.
La musique, la musique qui fait vibrer mes os, je n'y arrive plus, je glisse, je ne sais plus... Qui suis-je ? Qui est l'homme qui a noirci toutes ces pages ? Mon Dieu, permettez-moi de vivre ! Permettez-moi au moins de... de ne plus souffrir... je ne sais pas, écrire, je dois écrire, écrire est le salut. Mon Dieu, laissez l'écriture me sauver.
La musique... ne plus l'entendre... et pourtant si elle s'interrompt... oh, qu'elle ne s'arrête jamais, qu'elle retentisse toujours, qu'à jamais elle m'écorche les oreilles ! Mieux vaut une éternelle souffrance qu'un instant d'Enfer.
Écrire. Écrire pour me préserver de la folie, pour ce qu'il reste de mon salut. Ah ! vaine prétention. Elle gagnera à la fin. Je le sais. Mais délayer, mon Dieu, au moins retarder cette fatale issue... vivre encore un peu...
Non. Tout va se terminer.
La musique... elle s'arrêtera et je devrai me lever en refermant ce cahier. Je devrai la rejoindre au salon et la sauver. Ne pas la tuer. Une deuxième chance ? Je ne sais pas. Je la serrerai dans mes bras, elle respirera doucement, tout doucement contre moi, et au moment de mourir, juste avant, elle lèvera la tête et m'embrassera. Oui. La musique s'arrêtera et je la rejoindrai pour la regarder mourir.
Elle chantonne – la musique... Je voudrais tant la serrer dans mes bras. Un dernier adieu, au moins cela. Pourquoi ne lui ai-je jamais dit adieu ? Je veux la rejoindre à présent. La retrouver.
Entre ! entre ! Je t'accueille.
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