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L'AUTOMNE ÉTAIT POUR MOI une saison éteinte et morne qui – à force de pluies faiblardes et moroses, de feuilles mortes aux couleurs ternies et d'arbres dégarnis frémissant dans le froid – s'enfonçait lentement dans une apathie annonciatrice de l'hiver. Une saison sans éclat.

Cette année-là pourtant, mon automne connut de violents orages. Des moments de rage pure qui déferlèrent sur moi, chassant la léthargie, se déchaînèrent sur mon esprit puis m'abandonnèrent, épuisée et tremblante, à la torpeur qui déjà reprenait ses droits.

Le premier d'entre eux fut un réflexe – la réaction désespérée d'une noyée qui s'accroche à la première bouée venue. Allongée sur mon lit, je ressassais. Mes souvenirs fragmentés défilaient devant mes yeux, aussi vifs et brûlants qu'au premier jour. Je pensais à la sidération décrite par la psychiatre. Accepter ces souvenirs ? Avais-je seulement envie de leur accorder le même statut qu'à tous les autres, de reconnaître qu'ils étaient réels ? Et puis c'était trop gros, inconcevable. Comment des images aussi incompréhensibles et brutales pouvaient-elles coïncider avec mes souvenirs de jeune adolescente ? Je ne voulais pas. Je ne pouvais pas. Et toujours les souvenirs défilaient en boucle – mais ce n'était pas un défilé, non, j'étais projetée dans la scène. Je revivais sans cesse ce moment où je fixais le camion qui s'éloignait, sidérée, où je le regardais bifurquer encore et encore, où je voyais les corps projetés en l'air – ce moment d'horreur incompréhensible juste avant que mon ciel ne se vide, ce moment pendant lequel j'aurais encore pu croire qu'Eliote serait là pour m'expliquer ce qu'il venait de se passer. Mais Eliote n'était plus là et cette réalisation m'a soudain heurtée, comme si le camion m'avait percutée. J'avais tenté de lui transmettre la vie mais – non, ne pas y penser, non – cela n'avait pas fonctionné – penser à autre chose –, Eliote n'avait pas bougé – oublier, ne plus penser, ne plus penser –, Eliote était – ne plus penser – mort.

C'était insoutenable. Alors je me suis agrippée à ma colère, parce que c'était ma seule option. J'ai haï Eliote pour n'avoir pas fui à temps, pour avoir laissé un inconnu me sauver la vie alors que lui était mon frère, pour s'être laissé dépouiller. J'ai haï l'univers pour l'avoir pris lui, futur médecin qui aurait pu sauver des vies, plutôt que l'inutile collégienne geignarde que j'étais. Et puis, comme haïr l'inaccessible ne me suffisait pas, je me suis haïe moi, pour avoir survécu, pour n'avoir su le protéger ni dans la vie ni dans la mort, pour n'être même pas capable de vivre normalement. Ironique souvenir, sa boule à neige trônait sur ma table de nuit. Elle avait été moins fragile que lui.

Je m'en suis emparée d'une main tremblante et, sans réfléchir, je l'ai envoyée se fracasser sur le mur d'en face. Le verre brisé est tombé en pluie sur le sol, dans une flaque d'eau parsemée de faux flocons de neige. Indifférente aux bris de verre, je me suis laissée tomber parmi les éclats et j'ai effleuré les flocons du bout des doigts, appelant de mes vœux l'oubli de l'hiver. Ce n'étaient pas les souvenirs que je voulais occulter : c'était ma propre existence. J'ai plaqué mes mains sur les bris de verre, je les ai laissés s'enfoncer dans ma peau et la percer doucement. J'ai tenté de me consumer dans la douleur.

Mes parents sont entrés dans la chambre, un concert de cris horrifiés à empli l'air et j'ai sombré dans une indifférence médicamenteuse. Lorsque, plus tard, j'ai émergé de mon brouillard, la chambre avait été dépouillée de tout ce que j'aurais pu utiliser pour me faire mal.


J'ai repris les cours début septembre, par correspondance. Les leçons m'ennuyaient, je rendais des devoirs médiocres sans m'en soucier. Je ne parlais à personne : malgré la fin des vacances, aucun de mes anciens amis n'est venu me voir. Cela aussi m'indifférait. Un mois plus tard, pour mes quinze ans, mes parents ont organisé une caricature de fête qui m'a écœurée.

J'ai eu d'autres accès de fureur, qui embrasaient un instant mon cœur avant que l'étoile solitaire n'y reprenne ses droits. La rage me laissait épuisée, sans force. Le temps passait, mes parents désespéraient. Je me dégoûtais pour ma faiblesse, pour ce que je leur faisais subir, pour l'angoisse qui creusait leurs rides, pour les nuits qu'ils passaient à veiller sur mes cauchemars, pour nos finances en chute libre depuis qu'ils prolongeaient leurs arrêts maladie.

Je passais le plus clair de mon temps à regarder tomber la pluie d'automne, lorsque le temps le voulait bien. Cela m'apaisait, ou me confortait dans ma léthargie – je l'ignorais. Parfois j'essayais de lire ou de voir un film, mais même lorsqu'aucun élément de l'intrigue ne déclenchait de crise de panique, je me lassais simplement après quelques dizaines de minutes. Je n'arrivais pas à me concentrer. Les cris et les images parasitaient mon esprit. La pluie, elle, était calme, ne réveillait aucun souvenir et n'exigeait pas de moi la moindre attention.

Cela a perduré jusqu'à ce que, environ quatre mois après l'attentat, je surprenne une discussion entre mes parents. Ils envisageaient, désemparés qu'ils étaient face à mon attitude, de me placer dans un établissement spécialisé.

L'angoisse a déferlé sur moi comme une vague. Aller chez les fous ? Être enfermée loin de chez moi, avec des inconnus ? Devoir correspondre à un monde dont je ne voulais plus ? Plutôt mourir, ai-je d'abord pensé, et pendant quelques instants je l'ai réellement envisagé. Cela ne soulagerait-il pas mes parents ? Libérés du poids que je représentais – libérés des nuits de veille, de l'angoisse permanente –, est-ce qu'ils ne se sentiraient pas mieux ? Mais j'ai pensé au trou qu'Eliote avait laissé en moi et j'ai essayé d'imaginer ce que cela faisait de perdre deux enfants. Je les avais déjà privés de mon frère, je devais réparer ma faute. Guérir, ou du moins faire semblant.

En entendant mon père plaider pour me laisser encore un peu de temps, j'ai décidé de frapper fort et bien. Avant décembre, j'aurais affronté l'extérieur.

Dès le lendemain, j'ai commencé à m'entraîner. J'ouvrais ma fenêtre et j'écoutais les voitures passer en tentant de combattre ma panique. Les premiers jours ont été catastrophiques mais, petit à petit, j'ai appris à juguler ma peur.

Le 30 novembre, sous les yeux médusés de mes parents, je suis sortie de ma chambre, j'ai suivi le couloir jusqu'à la porte d'entrée, je l'ai ouverte et j'ai fait quelques pas tremblants à l'extérieur.

Le vent m'a caressé le visage ; j'ai réalisé qu'il m'avait manqué. Il a arraché à un arbre une feuille morte que j'ai vue tournoyer, danser presque, et se poser doucement sur l'asphalte. J'avais oublié que cela pouvait être beau. J'ai fixé les couleurs éclatantes sur le gris du bitume. Même dans la mort, cette feuille offrait un peu de vie au monde. Elle était mon opposée. Et puis...

Une voiture est arrivée en trombe. J'ai maîtrisé l'angoisse, tenu les cris à distance. L'air soulevé par son déplacement m'a giflé le visage ; les roues ont avalé la feuille et l'ont recrachée, terne et détrempée, définitivement morte. Mais je n'ai pas eu peur. Jusqu'à ce que la voiture – par une erreur du conducteur ou pour éviter d'écraser quelque chose – ne se déporte brutalement sur la gauche. Mon souffle s'est bloqué dans ma poitrine.

J'ai revu les embardées du camion au milieu de la foule. La violence terrible – l'intention – qu'elles recelaient. Et même si je n'y avais pas assisté, j'ai vu le véhicule heurter le corps d'Eliote, je l'ai vu s'envoler et retomber comme un oiseau maladroit fauché en plein vol. J'ai hurlé, hurlé pour couvrir les cris et le fracas des souvenirs.

Sans doute mes parents m'ont-ils saisie, ramenée à l'intérieur et rendormie à coups de calmants. Je me souviens d'une période de brouillard – sept jours, apprendrais-je par la suite. J'émergeais de temps en temps, trouvais l'un d'eux à mon chevet, sentais une vague panique étreindre mon cœur avant d'être chassée par les médicaments. J'avalais ce qu'on me donnait et je sombrais à nouveau. Puis je me suis définitivement réveillée et les choses ont repris leurs cours. Mes parents ont mis quelques jours encore avant de venir me parler.

« C'était une belle tentative, a commencé ma mère. Mais précipitée.

— Il faudra recommencer plus calmement. On t'accompagnera.

— On le fera ensemble, tous les trois.

— Ça n'est pas plus mal. Ce n'est pas prudent que tu sortes seule.

— Les gens sont furieux...

— Ils veulent des coupables.

— Cela te mettrait en danger. »

D'abord, je n'ai pas compris. Que risquais-je à présent ? Puis j'ai réalisé ; j'ai senti mes pensées et mes émotions se figer dans mon cerveau. Je n'avais pas, aux yeux de certains, le visage d'une victime du terrorisme – plutôt celui d'une coupable potentielle. C'était la première fois qu'ils exprimaient ce genre d'angoisse, depuis l'attentat, et soudain j'ai pensé qu'ils craignaient que je reprenne une vie normale.

Des mois que je gisais dans mon lit, traumatisée, terrifiée par les bruits de la vie courante, incapable de la moindre interaction sociale, tout juste bonne à regarder ma vie partir en morceaux... et tout ce à quoi mes parents pensaient, c'était à leur crainte que les gens ne m'en veuillent ? La peur avait tant racorni leur vision du monde qu'ils ne voyaient plus que ça. J'ai pensé à Eliote et un rire amer m'a échappé. Dire qu'après toutes leurs mises en garde, toutes leurs précautions, mon frère était mort comme n'importe qui, parce qu'il était là au mauvais endroit, au mauvais moment !

Mes parents m'ont fixée avec inquiétude et une rage incandescente s'est déversée dans mes veines. Ne vivaient-ils donc que pour la peur ? N'avaient-ils aucune autre façon de comprendre le monde ?

J'ai perdu le contrôle – je n'étais plus moi-même. J'ai hurlé à ma mère de retourner en Algérie puisque la France était si dangereuse. Je lui ai demandé ce qu'elle avait pensé de l'indépendance de son pays d'origine, si toute cette liberté ne l'avait pas effrayée. J'ai crié à mon père qu'en quarante-deux il serait allé de lui-même se rendre aux Allemands, pour ne pas faire de vagues, et qu'une fois à Auschwitz il aurait dénoncé ses codétenus plutôt que de donner raison à l'idée d'une coalition juive internationale.

Ma rage m'a abandonnée comme une vague se retire d'une plage : sans prévenir, et en emportant avec elle des morceaux de moi. Je me suis accrochée à la réalité et j'ai regardé mes parents quitter ma chambre, blêmes et silencieux. Je me suis laissée retomber sur mon lit, épuisée par ces quinze ans de non-dits qui venaient de voler en éclats.

Pendant les jours qui ont suivi, j'ai réfléchi. J'ai pensé au cycle dans lequel la peur de mes parents les avait enfermés. Ils s'étaient coupés du monde par crainte de sa violence ; ils avaient observé les choses à travers le prisme de leur angoisse jusqu'à ce que ce qu'ils voient ne soit plus qu'une vision déformée de la réalité. Une vision dans laquelle le racisme, l'islamophobie et l'antisémitisme se rencontraient principalement dans les rues sombres, tard le soir, et pouvaient être plus ou moins évités si l'on se comportait bien, sans faire de vagues. Ils avaient oublié qu'on les trouvait partout – dans les discussions de tous les jours, dans les entretiens d'embauche et même dans la bouche de nos hommes politiques – et que le plus exemplaire des comportements ne suffirait pas à se préserver des préjugés, tant ces derniers étaient variés et adaptables. Tout cela, mes parents n'en tenaient pas compte. Coupés de la réalité, ils raisonnaient sur du vent et laissaient leur expérience datée, abîmée par les années passées à la ressasser, décider de leurs actions.

Rien d'étonnant à ce que j'aie fait la même chose, me retranchant dans ma chambre et dans mes souvenirs pour ne pas avoir à affronter la réalité. Quinze ans qu'ils me transfusaient leur peur. Je m'étais construite avec elle, elle était soudée à mon être. Mais je n'en voulais plus. J'ai pensé à Eliote qui affrontait le monde, qui en souffrait et qui pourtant était heureux. Montre-moi, ai-je pensé. Plus que jamais, je voulais qu'il m'entraîne loin du mode de vie de nos parents. Mais il n'était plus là pour cela ; seul son souvenir demeurait.

J'ai dû m'endormir. Quand j'ai ouvert les yeux, il neigeait. Une neige épaisse, une franche couche blanche comme je n'en avais vu qu'en image. J'ai aussitôt su que je rêvais. Chez nous, la neige ne tenait pas longtemps.

J'ai su aussi que l'hiver était arrivé. L'hiver et son manteau d'oubli, l'hiver calme et tranquille au cours duquel on s'arrêtait pour réfléchir. L'hiver qui préparait au renouveau du printemps – une page blanche et éphémère que je pourrais repeindre à ma guise.

J'ai enjambé l'appui de fenêtre, j'ai atterri dans la couche immaculée et j'ai avancé. Je n'avais pas froid. Je ne sentais même pas l'humidité de la neige, alors qu'elle m'arrivait aux genoux. Je me suis assise dans la poudreuse et j'ai regardé le ciel. Une unique étoile y brillait.

J'ai souri, doucement. Je n'avais pas reçu d'éducation chrétienne, mais j'avais entendu l'histoire des rois mages. Je savais que, si une étoile solitaire ne suffit pas à réchauffer un ciel, elle peut parfois servir de guide.

« Je trouverai mon chemin, ai-je murmuré. Je te le promets. »

Je savais que ça ne serait pas facile. J'étais jeune, je les aimais, j'avais subi un traumatisme : tout cela me rendait vulnérable à l'influence de mes parents. Mais je n'avais pas le choix. Je devais briser le cercle vicieux dans lequel ils nous avaient enfermés. Je devais me libérer et leur montrer le chemin. Pour eux, pour Eliote, mais surtout pour moi, je devais apprendre à vivre.

Alors je me suis levée, et sans me retourner j'ai avancé dans la neige vierge.

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