--- Les Mères
Essoufflée, Alael laissa tomber les bûches qu'elle avait coupées dans la Forêt nocturne. Ses bras étaient couverts d'échardes, mais elle n'en avait cure.
Elle se dirigea vers l'arbre aux branches noires et noueuses, auxquelles sa fille aimait grimper. Détournant la tête, elle déposa une bûche à trois pas de l'arbre. Elle en plaça une deuxième cinq pas plus loin.
Quelques minutes plus tard, Alael se tenait au centre de la clairière, les bûches groupées autour d'elle en cercles concentriques. Elle versa du sel sur le disque qu'elle avait délimité et traça le long de son diamètre une fine ligne en aiguille de pins.
C'est ainsi qu'on se protège des mauvais esprits, Hylil, s'entendait-elle encore dire.
Elle creusa un trou à ses pieds et y lâcha une graine d'orilinier.
Si tu ne donnes rien, tu ne recevras rien. Donne la vie, Hylil. C'est un cadeau incroyablement précieux.
Elle s'agenouilla sur le tapis de sel, de part et d'autre de la ligne, ferma les yeux et baissa la tête vers le trou.
Lorsque tu invoques, Hylil, tu dois plonger en toi-même, explorer les tréfonds de ton âme, tu dois te comprendre. Si tu ne te connais pas toi-même, comment veux-tu influencer l'univers ?
Alors elle plongea. Elle se noya à nouveau dans sa douleur incrédule. Elle revit le petit corps tremblant, les lèvres desséchées formant une ultime fois ce prénom : Hylil. Son vrai prénom, même si autrefois il n'était pas le sien. Elle se souvenait encore de ce jour où sa fille lui avait déclaré : « Je ne suis pas Aen, maman. Je m'appelle Hylil. »
Ses larmes se remirent à couler, roulant sur ses joues, imbibant la terre.
« Mon enfant... »
Elle ouvrit les yeux et leva la tête, surprise. La voix venait de partout. De la terre, des arbres, des bûches, du sel, des aiguilles de pin, de la graine. Et d'elle-même.
« M... Mère ? murmura-t-elle, regardant de tous côtés.
— Ne cherche pas à me voir, ma fille. Je suis partout. Je suis en chacune de mes créations. »
Alael fixa le corps recroquevillé contre l'arbre noueux.
« Même en elle ?
— Je suis toi, je suis elle, je suis vous tous.
— Pourquoi êtes-vous venue ? »
Elle n'avait pu contenir son étonnement. La Mère de toutes choses n'avait jamais répondu à ses incantations précédentes.
« Vos rituels ne m'attirent pas, expliqua-t-elle, ils n'ont guère de sens à mes yeux.
— Mais...
— Vous autres humains adorez les symboles. Mais ce n'est pas ainsi qu'on appelle sa mère.
— Comment, alors ? » s'enquit Alael, le souffle court.
L'espace d'un instant, elle oublia le petit corps. Elle oublia sa douleur et redevint une jeune sorcière dévorée par la curiosité. L'espace d'un instant...
« Tu aidais ta fille quand elle en avait besoin, pas quand elle le réclamait. Je fais de même, énonça simplement la Mère.
— Vous avez vu que j'avais besoin de vous ?
— Je vois tout ce que tu me montres, ma fille. J'ai senti tes larmes arroser ma terre, ta détresse submerger mes arbres. »
Alael acquiesça, frustrée d'être aussi perdue. Cette entrevue avec la Mère de toutes choses, elle l'avait espérée, planifiée même. Dans son esprit, l'entité avait une forme définie et une voix normale. Or elle n'existait que par ses créations...
« Si nous mourons, vous mourez aussi, lâcha-t-elle.
— Oui », confirma la Mère avant qu'Alael n'ait pu regretter ses paroles.
Un silence étrange flotta entre elles, puis fut brisé.
« Quelle est ta requête ? »
Alael, le cœur battant plus fort que jamais, se leva et s'approcha de l'arbre. Elle souleva délicatement le corps de sa fille et l'amena près du trou.
« Ils ont tué mon enfant, dit-elle d'une voix rauque. Tu peux comprendre ma douleur, n'est-ce pas ?
— Je la ressens. »
Les paroles de l'entité vibraient d'une sincérité qui toucha Alael en plein cœur. On la comprenait. Enfin.
« Ils l'ont tuée pour rien...
— Je sais.
— Tu dois la venger. »
Elle sentit la surprise de la Mère de toutes choses vibrer en elle.
« Pourquoi ?
— J'en ai besoin !
— Pourquoi ?
— Les humains ne peuvent pas être en paix ! »
Le cri d'Alael retentit avec violence.
« Pourquoi ?
— Ils sont complices, tous ! Ils l'ont tuée... avec leurs mots ou leur indifférence.
— Et que veux-tu que je fasse, ma fille ? »
Alael hésita. Sa vengeance à portée de mains...
« Que vous preniez leur magie. Ils font trop de mal avec, vous le voyez... Je veux qu'ils soient démunis, tous. Aussi démunis qu'elle quand ils l'ont tuée.
— Je vois... Mais je ne peux pas. »
Alael crut avoir mal entendu. Ce n'était pas possible. Leur crime ne pouvait pas rester impuni.
« Vous ne pouvez pas ? »
La colère grondait dans sa voix.
« Ce sont mes enfants. Je ne peux pas leur reprendre ce que je leur ai donné. Et je ne peux pas intervenir dans vos luttes. Je...
— Non ! »
Mais la Mère poursuivit, ignorant la douleur d'Alael :
« Je peux apaiser ta douleur et celle de ta fille. Mais rien de plus.
— Vraiment ?
— Vraiment. »
La rage montait en Alael. Comment osait-elle ? Il y avait ce trou au fond de son cœur, et elle refusait de le combler.
« Très bien, déclara-t-elle d'une voix très calme. Comme vous voulez. Je me débrouillerai seule. »
Elle cracha sur la graine d'orlinier et prit sa fille dans ses bras.
« Je priverai vos enfants de leur magie, de leur lien avec vous. Je les regarderai souffrir et vous appeler en vain », articula-t-elle.
Elle baissa les yeux vers le visage d'Hylil. Sa fille. Qui était son fils aux yeux de tous.
Ils avaient refusé de comprendre. Ils l'avaient refusée. Et ils avaient fini par la tuer. Hylil n'était que le bras de cette mort.
« Vous verrez ! lança-t-elle une dernière fois. Vous verrez ce que ça fait de voir ses enfants mourir ! »
Vous venez de terminer Les Mères... Dans l'improbable cas où vous auriez été touchés par la détresse du personnage d'Alael, prête à tout pour sa fille, que diriez-vous de retrouver ce dévouement, dans une version moins malsaine, dans Le Secret ? Et si vous voulez voir des personnages lutter, peut-être en vain, contre des forces qui les dépassent, je vous invite à lire Toute vie a sa fin. À bientôt, mes amis...
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