--- La mort de l'été
J'AI TOUJOURS AIMÉ l'été.
C'est bête, dans une ville comme la mienne, où la chaleur écrasante vous tue à petit feu, où l'ombre devient plus rare et précieuse que de l'or. Chaque été, la lourdeur de l'air me clouait au sol, et je me sentais pourtant plus libre que jamais.
Enfin, je respirais. J'étais débarrassée des contraintes scolaires, de cette insupportable routine réglée au millimètre. Je pouvais lire, rêver, déambuler dans les rues délavées de soleil, rire aux éclats, perdre mon temps. Lorsque les températures augmentaient, la morosité qui enserrait mon cœur cédait la place à l'impatience. J'avais enfin la place de respirer ; je subissais les heures de cours restantes, anticipant ma liberté future.
Depuis mes neuf ans, l'été annonçait aussi le retour de mon frère. Eliote avait quitté la maison dès sa majorité, pour étudier la médecine à Marseille. Il aurait pu le faire dans notre ville, mais il avait choisi de s'éloigner. Il me manquait, je lui en voulais, mais si j'avais pu j'aurais fait la même chose. L'ambiance qui pesait sur notre maison aurait rebuté n'importe qui.
Mes parents étaient vieux. Ma mère m'avait eue à quarante ans, mon père à quarante-cinq. Ils avaient dix ans de plus que ceux de mes camarades, mais l'écart semblait bien plus important encore. La peur les vieillissait, creusait les traits de leur visage et les encroûtait dans leurs habitudes ; si on m'avait demandé de les décrire, j'aurais commencé de cette façon. Mes parents avaient peur de la brûlure du soleil, du choc thermique quand on se baignait, du sable charrié par le sirocco, des orages, du chauffage au gaz. Un fatras d'angoisses rationnelles ou non qui les maintenait presque cloîtrés chez eux. Car, par-dessus tout, mes parents avaient peur des autres.
Mon père était juif, né dix ans après la Seconde Guerre mondiale. Sa propre mère, déportée je ne savais où, s'était suicidée pendant son enfance. Ma mère, fille d'immigrés algériens arrivés en France avant sa naissance, connaissait le racisme depuis toujours. L'islamophobie aussi, même si elle était athée. Tous deux enfants uniques, ils avaient grandi seuls avec leur souffrance. Ils étaient terrifiés à l'idée que nous subissions ce qu'eux-mêmes avaient vécu. La peur s'insinuait en nous chaque matin dès le réveil ; lorsque nous quittions la maison, elle s'enroulait autour de notre gorge, présence immobile, toujours prête à nous lister ce qui, dans notre comportement, nous mettait en danger.
Ne fais pas de vagues – tel avait été le refrain de mon enfance. Ces cinq mots, je les entendais depuis toute petite, j'en avais compris le sens avant de savoir ce qu'était une expression. Mes parents étaient terrifiés à l'idée que je me fasse remarquer, que je donne raison à n'importe quel préjugé sur les Juifs, les Algériens, les Arabes, les immigrés ou les musulmans. Depuis quelques temps, c'était pire encore. Mes parents dissertaient à voix basse sur la haine qui montait en France. Début 2015, ils avaient été terrifiés par une attaque sur trois militaires, qui protégeaient une station de radio juive où travaillait un ami de mon père – cela s'était produit dans notre ville, insistaient-ils. La flambée des actes racistes et antimusulmans après les attentats de 2015 les angoissait tout autant. Alors, oui, je devais ne pas faire de vagues. Agir en parfaite petite Française, être normale en tous points. À chaque occasion, ils me récitaient la liste de tout ce que je risquais.
J'étouffais.
L'été, Eliote revenait et détournait une partie du flux d'inquiétude et de reproches. La pression s'allégeait, je respirais. Quelle importance avait la météo ? La chaleur ne pesait rien face à l'angoisse de mes parents, tenace et contagieuse.
Cet été-là, Eliote passait les deux premières semaines de juillet en vacances avec des camarades ; moi, j'ai erré seule dans les rues. Je n'avais pas d'amis proches : la peur de mes parents s'infiltrait entre moi et les autres, m'empêchait de communiquer avec eux. Je supportais mal l'attente du retour de mon frère. J'avais presque quinze ans, j'entrais au lycée. Grandir m'emplissait d'une vague impatience, d'une inquiétude trouble, mais surtout de la conscience chaque jour plus pesante du plomb dont mes parents, à force de sermons inquiets, lestaient mes ailes à peine déployées.
Eliote est rentré le 14 juillet au matin et nous avons passé la journée ensemble. Il m'a parlé de ses études de médecine, dans lesquelles il réussissait brillamment. J'ai évoqué avec fierté ma mention Bien au brevet, obtenue de haute lutte – j'étais trop rêveuse et distraite pour être bonne élève, mais je faisais de mon mieux. Le soir venu, il m'a tendu une boule à neige achetée pendant ses vacances, qui rejoindrait ma collection. Je lui ai offert en retour une bague représentant un petit soleil. Il ne se déplaçait jamais sans au moins une bague au doigt, et celle-ci m'avait tout de suite fait penser à lui : le soleil et l'été, pour moi, c'était la vie, la liberté ; c'était Eliote. Il souriait lorsqu'il l'a enfilée à son doigt, mais le symbole était clair à ses yeux.
« Ça ne s'arrange pas, alors ? » a-t-il demandé.
J'ai ri. C'était tout le contraire.
« Ça m'englue, ai-je soupiré sans le regarder. Leur peur m'englue. Je parle avec des gens et j'ai du mal à respirer tellement j'ai peur qu'on me crache au visage, qu'on me balance un truc raciste ou je ne sais quoi. Et quand ça arrive, je cherche des heures ce que j'ai fait de mal, ça me rend folle. Ils me pourrissent la vie. »
Je me sentais gamine, à me plaindre de cette façon, mais son regard attentif était rivé sur moi. S'il ne savait pas trop comment gérer ma détresse, Eliote m'écoutait et c'était inestimable.
« Ils n'ont presque pas d'amis, ai-je ajouté. Ils ont peur de tout le monde. Je veux pas finir comme ça.
— Ils pensent bien faire. Ils ne se rendent pas compte...
— Je sais. Mais c'est usant. Je voudrais qu'ils comprennent. Je voudrais qu'un truc se passe, n'importe quoi, pour qu'ils réalisent que c'est pas une façon de vivre. »
Je voudrais que tu reviennes. Ça, je ne l'ai pas dit. La discussion s'est allégée. On a partagé une pizza en regardant le Soleil se coucher sur la mer et on a ri de l'extase d'une famille de touristes à côté de nous. Alors qu'on se dirigeait vers les feux d'artifice, j'ai confié :
« Ce serait bien que ça ne s'arrête jamais. Que l'été soit toujours là.
— Il le sera toujours, a répliqué Eliote, moqueur. Dans ton cœur. »
Sa réplique niaise nous a fait ricaner, mais on n'était pas dupes. Il était conscient que l'été, c'était lui ; moi, je savais que l'ironie dans sa voix était factice. Il me promettait un soleil dans le cœur, assez puissant pour faire fondre la neige et chasser la peur. Les feux d'artifice ont explosé dans le ciel ; Eliote a poussé un couinement d'effroi et j'ai éclaté de rire. J'avais l'impression de brûler de bonheur. J'aurais voulu que la soirée ne finisse jamais. Mais, à vingt-deux heures vingt-cinq, mon frère a soupiré qu'il fallait rentrer pour ne pas inquiéter nos parents. Je l'ai suivi dans la foule ; je marchais non loin du bord de la rue, entre la mer et lui.
Et puis...
J'ai peur. Les choses deviennent floues, je crois.
On s'éloignait lentement, avec réticence, quand les cris ont retenti derrière nous. Je me suis figée par instinct, avant même de comprendre que ce n'étaient pas des cris de joie. Je me suis retournée...
Les choses sont floues, oui, tout me vient par bribes discontinues et désincarnées, comme un rêve – mais chaque fragment est un coup de poing. Et, je le sais, tout est réel.
Il y a cette première image, captée par mon cerveau avant que tout ne parte en vrille. Des corps absurdement suspendus dans les airs. Et, au milieu de la foule, une masse mouvante. Dans mon souvenir c'est la seule chose qui bouge. Tout le reste est immobile. Mort.
Il y a moi au milieu de tout ça. Moi qui vois les corps projetés dans les airs et la chose qui se rapproche. Qui entends les cris, des cris fous de peur et de douleur. Je vois et j'entends mais je ne réagis pas, les informations arrivent dans le vide.
Il y a une main sur mon épaule et la gifle du sol sur mon visage. Je suis tombée – non, on m'a fait tomber. On m'a éloignée. L'homme part déjà en courant. Je ne le reverrai pas.
Tout tourne autour de moi – je crois que ça n'est pas qu'un tour joué par mes souvenirs, je crois que tout s'est vraiment mis à tourner. J'ai dû perdre connaissance l'espace de quelques secondes.
Je me souviens m'être redressée. La douleur m'a explosé au cerveau. Je m'étais ouvert la joue et le front en tombant, je saignais. J'ai vu la chose s'éloigner. Non, le camion. C'était le camion. Je me souviens l'avoir fixé au milieu de ma douleur, de mon incrédulité et des morceaux de souvenirs qui tournoyaient autour de moi. Il fonçait au milieu de la foule et il tournait, je m'en souviens, il changeait sans cesse de direction. Il chargeait et sur son passage, la foule s'envolait et retombait. Les gens, pas la foule. Des centaines d'humains.
Je me souviens que le monde valsait. Mes souvenirs et les corps.
Je me souviens d'une plainte désespérée juste à côté de moi et d'une voix aigüe, terrifiée, qui demandait un médecin. Je me souviens avoir appelé mon frère, par réflexe.
Mais il n'a pas répondu.
Je crois que c'est à ce moment que le monde s'est immobilisé. Que tout s'est tu dans ma tête, que les corps ont cessé de tournoyer. Je crois que j'ai répété son nom. Autour de moi, la mer, le ciel, les morts et les vivants attendaient sa réponse. En vain.
Sans doute me suis-je traînée sur la route – je tremblais trop pour me lever, ça je le sais –, car dans mon souvenir suivant il est devant moi, étendu sur le dos. Immobile. Le visage vide.
Je crois avoir hurlé, mais j'ignore si un seul son est sorti de ma bouche.
Ses yeux reflétaient la nuit vide et froide. La vie et la liberté avaient disparu. C'est à ce moment – alors que je tentais pourtant par tous les moyens d'éloigner la vérité – que j'ai réalisé que l'été était mort. Fauché en plein mois de juillet.
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