--- La force

Il pense au Secret. Il a du mal à s'empêcher d'y penser, même si sa maman voudrait qu'il oublie. Il ne se souvient pas de tout. Des images dans le désordre, des émotions.

Il revoit la souris, blanche avec des pattes toutes petites, et sa tête minuscule qui s'approchait de lui. Il se souvient d'une drôle de sensation, quelque chose qui grattait ses bras sous son pull, quelque chose qui montait vers son cou. Il ressent à nouveau cette terreur immense. Il entend encore le cri qu'il a poussé et le rire de Karim. Karim qui se moquait de lui alors qu'il avait peur, très peur... Il sent encore les larmes qui mouillaient ses joues.

Après, il se souvient moins. Il y a la colère, énorme, beaucoup trop grande pour lui. Et la peur, parce que la souris est rentrée sous son pull et qu'il ne comprend pas pourquoi et que ses pattes grattent et qu'il ne sait pas ce qu'elle fait là-dessous. Et la honte parce qu'il voudrait que son frère le trouve grand et fort et courageux, pas ridicule et effrayé. Oui, c'est ça... et ensuite...

Ensuite tout déborde. Il ne contrôle rien, il sent la rage et la terreur et l'humiliation qui l'envahissent complètement. Quelque chose frappe Karim très très fort et ce quelque chose c'est lui.

Il y a d'autres images encore. Son frère allongé sur le sol, les yeux grand ouverts. Il regarde le plafond du zoo reconstitué. Sa maman qui court vers eux. Et le regard qu'elle lui lance. Un regard plein de terreur.

Il ne sait pas si elle a peur pour lui, ou de lui. Ce qu'il sait c'est qu'après le zoo, elle a reçu un message sur sa tablette. Et le lendemain, ils ont déménagé. Ça s'est passé comme ça.

Juste pour une souris...

Depuis, il n'a pas le droit d'utiliser le Secret. C'est dangereux. Ça fait peur. S'il le fait, sa maman le lui a dit, Ils viendront le chercher.

Il a froid. Il frotte ses bras maigres et se recroqueville sur lui-même. Il se sent petit. Il n'aime pas ça. Sentir que son corps essaie de ne pas exister.

Même sa maman voudrait qu'il disparaisse. Bien sûr, elle l'aime. Mais elle a besoin de faire plein de choses embêtantes à cause de lui et de son Secret. Des fois, même lui voudrait ne pas être là.

Il y a des gens qui s'en vont exprès, et qui ne reviennent plus jamais. Il le sait. Il l'a lu dans une histoire. Lui aussi, il a un peu envie. Mais ça lui fait peur. Et puis, sa maman serait triste quand même. Elle était triste quand Karim est parti, elle lui a crié de revenir. Mais Karim voulait pas revenir.

Il entend les cloches de l'église d'à côté. Elles sonnent toujours en avance. Il compte, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze... Minuit. Enfin, un peu moins. Il devrait dormir, non ?

Il revient à la fenêtre. Les rues sont de plus en plus sombres. Il pourrait presque imaginer des monstres se glisser dans le noir... il croirait voir de mystérieuses créatures passer par la fenêtre et pénétrer dans sa chambre... Que feraient-ils, s'ils le trouvaient ? Peut-être qu'ils lui prendraient le Secret. Mais il y a autre chose, quelque chose de plus grave, sinon sa maman les aurait laissés faire.

Il n'y a vraiment personne en bas. Les autres jours, même si on n'a pas le droit de sortir quand il fait noir, certaines personnes n'obéissent pas. Ils les voit se faire arrêter par les robots du service public. Mais ce soir-là, ce soir d'Halloween, il n'y a ni robots ni humains.

Il ne sait pas pourquoi. Plus personne ne croit aux monstres, si ? Il ne voit pas...

Une douleur au ventre l'interrompt brusquement. Il a l'impression qu'un couteau s'enfonce dans sa peau. Un couteau très très pointu – non, des dizaines de couteaux qui le déchirent de partout.

Il hurle. Il ne peut pas s'en empêcher. Sa maman lui a dit d'être silencieux mais il ne peut pas, il a trop mal. Tout se met à tourner autour de lui, beaucoup trop vite. Il sent quelque chose de froid contre sa joue. Le sol ? Il est tombé...

Ça y est, la douleur diminue. Il a une drôle d'impression, comme si ça s'était déjà passé... oui, ça lui est arrivé, il y a longtemps... lui et sa maman étaient dans une forêt, pour un déménagement – on n'a plus le droit d'aller dans les forêts, mais sa maman disait que ce n'était pas grave. Il était très petit, il n'avait pas encore six ans comme maintenant.

Il veut se replacer à la fenêtre, mais soudain une autre sensation l'assaille. Ce n'est pas de la douleur, non. Au contraire, il se sent fort. Il pourrait casser la porte. Le Secret bouillonne en lui, dans son cerveau, dans son sang, dans tout son corps.

Le Secret fait partie de lui. Plus que jamais.

C'est une évidence, désormais. Une évidence qui l'emplit de joie, de puissance. Il est le Secret. Il est ce pouvoir qui court dans ses veines.

Un sourire extatique se dessine sur ses lèvres. Comment pouvait-il regretter d'être en vie ? Il se sent si heureux soudain, entier, immense. Rien ne peut se dresser contre lui. Il est plus fort que les monstres qui lui veulent du mal. S'ils viennent le chercher, il les tuera. Il protégera sa mère. Il est grand, il est fort, il est libre. Il rit.

Je suis le Secret.

Soudain, il comprend pourquoi les rues sont désertes. Les gens ont peur du Secret. Les gens ont peur de cette puissance qui brûle dans le cœur de ses semblables. Car la nuit d'Halloween, le Secret se réveille en eux tous. Le Secret les inonde et leur donne sa force.

Sa mère a tort de l'enfermer. Il ne se passera rien.

Alors il se concentre sur la porte, à nouveau. Il projette toute sa volonté sur elle. Il va réussir, il le sent, il le sait, il est plus fort que les monstres, plus fort que la nuit, plus fort que la peur !

Elle ne bouge pas.

Incrédule, il écarquille les yeux. Elle doit lui obéir ! Il est le Secret, n'est-ce pas ? Il est puissant, n'est-ce pas ? Il est capable de tout, n'est-ce pas ?

Mais elle ne bouge pas.

Il se laisse tomber par terre. Il n'a pas réussi. Et le Secret le quitte – pas totalement, mais la force s'en va. Il n'est plus qu'un petit garçon.

Alors il pleure. Sans retenue.

Ça n'a pas marché.

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