--- Feuilles mornes

APRÈS L'ÉTÉ vient l'automne. Cette saison, je l'avais toujours haïe – non pour ce qu'elle était, mais pour ce qu'elle signifiait : c'était le retour à la normale, la fin de la parenthèse de liberté et de joie que représentait l'été.

Cette année-là, donc, l'automne a commencé en juillet.

Je me suis allongée à côté d'Eliote et je l'ai serré dans mes bras. Je n'ai pas pleuré, pas crié son nom ; je n'ai pas appelé à l'aide ; je n'ai pas agrippé son corps en suppliant Dieu, la vie ou je ne sais quoi. Je sentais que tout cela serait inutile, et même néfaste : ces gestes, si souvent vus à la télévision ou dans des livres, n'auraient fait que rendre la chose réelle. Je me suis juste allongée, et j'ai attendu.

J'ai essayé de lui transmettre la vie.

Un corps froid et un corps chaud, placés côte à côte, échangent de l'énergie jusqu'à ce que leurs températures s'harmonisent. La terre sèche s'humidifie au contact de la pluie. La joie et la liberté de mon frère m'avaient toujours réchauffée de l'intérieur. Alors, pourquoi ma vie n'aurait-elle pas pu passer dans son corps, ou sa mort dans le mien ? Quelle était cette frontière subite qui se dressait entre nous ?

Les étoiles indifférentes brillaient au-dessus de nos corps enlacés. J'entendais des murmures autour de moi. Des sanglots aussi. Des cris – toujours les cris. Et pourtant, un silence. Je ne saurais pas le décrire. C'était comme si nos bruits de vivants ne pesaient rien face au silence qu'ils auraient dû briser. Les morts se taisaient et cela primait sur tout le reste.

Je suis restée étendue à côté d'Eliote et de son silence, qui me vrillait les oreilles et me torturait plus encore que les cris, pendant au moins un siècle. C'est ainsi que je l'ai ressenti : pendant tout ce temps où j'ai tendu mon esprit vers le sien, tentant par tous les moyens de faire communiquer nos deux corps, toute une vie aurait pu s'écouler.

Puis il a bougé. Pas comme une chose vivante : c'était un mouvement-réaction. Je me suis redressée sans comprendre. Son bras s'était soulevé... Un inconnu avait saisi sa main et triturait un de ses doigts. Sidérée, je l'ai dévisagé, mais il évitait mon regard. Quelques secondes après, sans que j'aie pu faire un geste, le bras d'Eliote retombait. Je l'ai fixé quelques secondes avant de réaliser ce qui manquait : la bague-soleil que je lui avais offerte.

J'entendais toujours les cris. Quelque chose a chaviré en moi. Déjà, l'homme s'éloignait vers une autre victime, sans un regard en arrière. Emportant avec lui l'ultime preuve que le Soleil avait existé.

À nouveau, j'ai hurlé, mais – cette fois j'en suis certaine – aucun son n'est sorti de ma bouche. Je suis juste restée plantée à côté de lui sans un geste, aussi impuissante qu'une feuille morte en chute libre, ballotée par la tempête. Puis une rafale m'a précipitée au sol et j'ai perdu connaissance.


J'ai repris conscience dans un lit d'hôpital. Mon corps me semblait lourd et je ressentais une sorte de gêne du côté droit de mon visage – celui sur lequel j'étais tombée. Pendant de longues secondes, je suis restée immobile, fixant le plafond blanc pour reconstituer mes souvenirs. Mon esprit tournait en rond, mon âme fonctionnait au ralenti. J'ai finalement tourné les yeux vers mes parents, assis à mon chevet, silencieux. Ils ne trouvaient ni les mots ni les larmes.

La première chose qui a franchi mes lèvres a été un mensonge.

« Il m'a sauvée, ai-je articulé d'une voix pâteuse et rauque. Il m'a poussée hors de la route. »

Je ne sais pas pourquoi. Peut-être avais-je besoin de donner un sens à tout cela.

Les choses sont floues par la suite. Je crois qu'on m'a ramenée à la maison dans la journée : il y avait tant de blessés à soigner... Je me laissais faire, incapable de résister. Je me souviens m'être réveillée dans ma chambre, dans le noir. Je n'ai pas émis une plainte – que dire ? J'ai posé une main sur ma poitrine, mais les cris que j'entendais toujours couvraient les battements de mon cœur.

Je me suis rendormie.


Les jours suivants ont passé dans un brouillard médicamenteux. Je n'ai pas quitté mon lit. J'étais une feuille morte et cette soirée avait été ma dernière danse.

Mes parents m'ont parlé d'un rassemblement en hommage aux victimes. Une minuscule part de mon esprit s'est étonnée qu'ils veuillent s'y rendre sans craindre un deuxième attentat, mais je n'ai pas réagi. Qu'aurais-je été y faire ? Mon père y est allé, ma mère restant auprès de moi. Ils ne me laissaient jamais seule, de peur que je ne fasse une bêtise. Cette crainte, comme tant d'autres, n'avait pas lieu d'être. Mourir ne m'aurait pas dérangée, mais je n'en avais pas l'énergie.

Je n'appartenais de toute façon plus au monde des vivants. J'entendais sans m'en soucier mes parents pleurer, s'interroger, s'indigner de l'indifférence générale et de la réouverture des plages. Cela me paraissait lointain et un peu incroyable : dehors, l'été n'avait donc pas cessé ? Je n'avais pas la force de considérer – seulement de considérer – l'idée de me lever, et il était possible de courir se jeter dans les vagues ?

J'ai commencé à voir une psychiatre, deux fois par semaine. Je parlais à peine. Elle écoutait mes silences, mes soupirs, puis discutait médicaments avec mes parents. Elle leur parlait de sidération, expliquant que ce que j'avais vécu était si intense, si incompréhensible que je n'avais pas réussi à traiter les souvenirs ; tant que je ne les acceptais pas, ils resteraient coincés dans ma mémoire immédiate, prêts à surgir à la moindre occasion. Lorsque ma fenêtre était ouverte et que le son d'une voiture me parvenait, je me mettais à hurler, par réflexe, sans même le décider – c'était viscéral. Même la vue des étoiles, la nuit, me paralysait. Je revoyais le corps froid d'Eliote contre moi, sa main nue privée de sa bague.

L'idée de sortir me tétanisait. Il y avait tant de dangers, à l'extérieur, tant de choses qui auraient réveillé les souvenirs – les voitures, les gens, la mer, le ciel. Je ne voyais pas grand-monde, seulement les quelques amis de mes parents. Certains tentaient en vain de m'arracher un mot. D'autres m'assénaient qu'il fallait me reprendre, qu'ils connaissaient des victimes qui, sans se plaindre, s'étaient relevées de pires souffrances. Quelques-uns, enfin m'offraient leur aide, demandant ce dont j'avais besoin. Mais que leur répondre, quand je l'ignorais moi-même ?

J'étais épuisée. Chaque pensée drainait mon énergie ; chaque instant de vie me demandait de puiser dans des réserves dont j'ignorais l'existence, mais dont la disparition me blessait comme une amputation. Oui, c'était cela : chaque seconde que je passais à vivre me privait d'une part de moi-même, peut-être car cela m'éloignait d'Eliote. Les gestes les plus simples étaient inconcevables. Aller aux toilettes m'épuisait pour près d'une heure et mes parents devaient déployer des trésors de persuasion pour que je me douche. Je ne m'alimentais presque plus, je m'enfonçais dans le mutisme : je m'effaçais de moi-même. Mes parents se relayaient auprès de moi, m'entourant d'un amour dont je n'avais rien à faire.

J'ignore comment ils ont réussi à faire face. Leur expérience des cruautés du destin leur donnait-elle une résilience dont j'étais dépourvue ? Ou bien était-ce ma présence, moi qu'il fallait protéger et soutenir, qui les maintenait à flot ? Derrière la porte de ma chambre, là où je ne pouvais les entendre, sans doute craquaient-ils, s'effondrant au sol et fixant des heures durant les murs sans âme.


Les cauchemars sont venus deux ou trois semaines après – je ne sais plus exactement. Ils ont envahi mes nuits et mes jours, indifféremment : je ne leur échappais jamais, ils étaient là au moindre moment d'abandon. Lorsque je ne revoyais pas les images de cette nuit-là, je tombais au milieu d'une tempête, fragile feuille morte ; Eliote, lui, restait en haut, seul au milieu des cris. Les cris... Ils étaient toujours dans un coin de ma tête, colonisant chaque recoin de mon être. J'avais survécu ; je devais porter les morts en moi. Je n'avais plus droit au silence. Je rêvais aussi, plus rarement, de l'homme qui m'avait sauvé la vie. Son visage se mélangeait à celui du voleur de la bague : tous deux m'avaient arrachée à mon frère.

Je pleurais à la moindre occasion. La fatigue ; une pensée plus acérée que les autres ; une remarque d'un de mes parents, effrayés par mon apathie ; le coucher du Soleil... Des ruisseaux de larmes silencieuses dévalaient mes joues, sans hoquets, sans sanglots. Je hurlais, aussi, lorsqu'un élément – si anecdotique soit-il – faisait ressurgir un souvenir. Même dans l'espace clos de ma chambre, les déclencheurs étaient multiples. Un bruit trop fort évoquant un feu d'artifice, un dessin trop coloré sur lequel je retombais, un bijou trop semblable à la bague offerte à Eliote... La simple mention d'un véhicule dans un livre pouvait me précipiter dans la panique.

Malgré tout cela, je me sentais vide. Toutes mes réactions me semblaient mécaniques, décidées par quelque chose en moi qui ne me consultait pas. Je ne ressentais rien, ou bien j'étais déconnectée de mes sentiments. Comme si l'on avait cassé un mécanisme de mon esprit. Ma conscience de moi-même, peut-être. J'avais déserté mon propre corps et j'errais au loin. Perdue dans une nuit sans lune.

J'avais confié mon âme à Eliote. Je ne vivais qu'en sa présence. Il avait été brûlant de force et d'envie. Il avait été ma joie, mon enthousiasme, ma force ; à la fois ma boussole et mon but. La mort l'avait transformé en l'opposé de lui-même.

Le soleil qu'il avait voulu faire brûler dans mon cœur était parti éclairer d'autres planètes, et voilà ce qu'il était devenu : une étoile morte dont la lueur me parvenait encore, un éclat fantôme incapable de dissiper l'obscurité.

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