--- Épilogue ‖ Glace

Un long couloir d'un blanc pur, presque aveuglant. Anthé ne s'y attendait pas, déjà habituée à la pénombre qui l'environne depuis qu'elle est descendue sous terre. Peu à peu, sa vision s'accoutume à la lumière éclatante et elle distingue des portes qui se fondent dans les murs immaculés. À chacune d'entre elles est clouée une plaque de marbre, indiquant parfois un nom, le plus souvent un simple numéro.

Anthé réprime un frisson. Ce décor la glace de l'intérieur, elle qui n'a connu que les immenses steppes d'An-Bathyrs. Là-bas, les enfants couraient dans l'herbe haute, libres, forts et sauvages. Là-bas les hommes vénéraient la nature, le ciel et la terre. Là-bas, la vie était simple et elle était heureuse. Là-bas, tout n'était pas si froid... Mais là-bas, il n'y a plus rien.

La jeune femme se reprend. Elle ne doit pas y penser. Ils ne doivent pas deviner qu'une Bathyrienne a survécu au massacre. Même son mari l'ignore.

Elle tente d'offrir le visage assurée d'une habituée de ce type de lieu. Une femme de leur monde, qui ne verrait en un homme qu'un ensemble de données – ce qu'il offre à la Fédération, ce qu'il lui coûte, la probabilité qu'un jour il se révolte...

Elle marche à côté du soldat, sans desserrer les lèvres, sans jeter un regard vers lui. Lorsqu'il a été appelé pour l'accompagner, elle lui a jeté un bref regard acéré, dissimulé sous une couche d'indifférence. Grand, maigre comme un clou, l'œil nerveux, la posture enfantine. Peu dangereux. Si les choses tournent mal, s'occuper de lui ne sera pas un problème.

Il s'arrête devant une porte semblable aux autres et place une grande main large sur un capteur. Le battant s'ouvre ; avant de le suivre à l'intérieur, Anthé vérifie, d'une œillade imperceptible, la plaque en marbre qui indique le nom de l'occupant de la pièce :


Dr PHKAE ZERYK LYKHA
DIRECTRICE
GESTION DU TERRITOIRE


La pièce est spacieuse et presque vide. Une armoire en fer, un bureau sur lequel trônent un pot à stylo et une petite pile de feuilles, deux chaises métalliques au dossier dur. Aucune trace de la scientifique qu'Anthé devait rencontrer. Chaque mur est couvert d'une surface réfléchissante, renvoyant à l'infini les images des meubles, du soldat et de la jeune femme. Ils semblent déposés là par hasard, comme des personnages dans une maison de poupée. Anthé ose à peine respirer dans ce décor glacé.

Elle pensait qu'à l'intérieur, elle trouverait un peu de chaleur. Elle aimerait pouvoir s'infiltrer dans l'esprit des scientifiques et des dirigeants. Leur intérieur à eux dissimule-t-il un peu d'humanité, ou sont-ils aussi impersonnels que leurs bureaux ? Elle a longtemps cru qu'il y avait du bon en chaque être humain. Quand elle vivait à An-Bathyrs, elle en était persuadée. Puis elle a vu des soldats semblables à celui qui se tient à côté d'elle déferler sur son village. Des jeunes, qui n'avaient jamais combattu personne, nerveux comme des poulains, maladroits et, surtout, terrifiés par ces Bathyriens qu'on leur avait présentés comme des sauvages, des cannibales, des êtres sans vergogne. Qui envoyait sciemment ces enfants à la guerre ?

Non, non. Se perdre dans le passé est inutile, il faut qu'elle se concentre sur Jar. Son fils. Il a quatre ans aujourd'hui. Il a de beaux yeux noirs brillants, qui lui font un peu penser à Soukha, parfois. Mais Jar ne parle pas, Jar ne rit pas. Et parfois, Jar se met à hurler, une longue plainte sans mots.

Il y a une semaine, le guérisseur lui a dit que Jar était malade. Le genre de maladie si rare que son nom ne dit rien à personne.

« Combien de temps ?

— Avec tes moyens... six ou sept ans.

— Et avec d'autres moyens ? »

Long regard intrigué du guérisseur.

« Il pourrait être adulte, Anthé. Il mourrait jeune. Mais adulte. »

La voilà donc ici. Elle donnerait tout pour son fils. Elle donnerait sa vie, la vie de son mari, elle donnerait son âme. Parfois, l'étendue de ce qu'elle serait prête à sacrifier l'effraie. Mais Jar... son fils, celui qui lui a permis de se reconstruire... Son mari, elle l'aime, mais ce n'est pas lui qui l'a aidée, elle le sait. C'est Jar qui a chassé les cauchemars qui hantaient ses nuits. Avant sa naissance, elle revoyait sans cesse le sang de Soukha et les pleurs de la soldate.

Elle doit tout à son fils. Alors, qu'importe qu'elle lui sacrifie tout ?

Comme en écho à sa résolution, la porte s'ouvre. Une femme pénètre dans la pièce.

Taille moyenne, silhouette anodine, cheveux bruns ternes, visage ovale sans éclat, la seule chose en elle qui attire l'attention est son regard. Deux prunelles noisette qui se meuvent sans cesse. Ses yeux passent sur Anthé, scannent le reste de la pièce, s'arrêtent un instant sur le soldat, reviennent à Anthé, effleurent l'armoire, basculent sur Anthé, glissent sur son bureau, et enfin se posent sur Anthé. Celle-ci lui rend son regard, incertaine, un peu effrayée, étonnée par les yeux vifs de la docteure Lykha. Oui, assurément, ce sont eux l'élément marquant de son visage.

Anthé la détaille d'un œil qu'elle espère discret. Ses cheveux sont coupés court ; quelques tiges de fer maintiennent en arrière les mèches qui rebiquent vers son visage. Sa veste fermée jusqu'au dernier nœud ne fait aucun pli. Son maintien rigide lui confère la prestance que lui refuse sa silhouette quelconque.

Étonnante, oui. Un peu effrayante, aussi. Probablement redoutable. Anthé force un sourire. Faire illusion sera difficile, elle en a conscience.

« Anthé Rhun Jyutha », énonce la docteure.

La jeune femme acquiesce, dissimulant le malaise que lui inspire son nouveau patronyme. Anthé est un prénom passe-partout, elle a pu le garder ; mais son ancien nom trahissait ses origines.

« Asseyez-vous. »

Anthé obtempère, sans parvenir à déterminer s'il s'agit d'un ordre ou d'une formule de politesse. La docteure prend place en face de la jeune femme ; le soldat reste planté à côté d'elle, comme pour la surveiller.

« Raison de votre présence ? »

D'abord décontenancée par la question expéditive, Anthé se reprend. Elle vrille ses prunelles bleues dans celles de la docteure Lykha.

« Une proposition, réplique-t-elle d'une voix égale.

— C'est-à-dire ? »

Aucun changement dans l'expression de la docteure, si ce n'est sa main qui se crispe un bref instant sur le bureau. Anthé se penche légèrement vers elle.

« J'ai besoin que vous soigniez mon fils.

— Jar Anthé Jyutha. Atteint du syndrome de Huylé. »

Phkae Lykha ne semble pas attendre de confirmation. Anthé garde le silence.

« Et en échange ? » s'enquiert finalement la docteure, sur ce même ton neutre.

Anthé marque une pause. C'est là que tout se joue. S'ils ont le moindre soupçon, elle ne sortira pas d'ici.

« Je suis Sondeuse, révèle-t-elle dans un souffle si ténu que seule la docteure l'entend.

— C'est-à-dire ? »

Le ton n'a pas changé, mais le buste s'est légèrement incliné vers l'avant. Anthé l'intéresse. La jeune femme masque son soulagement. S'ils ont décimé son peuple, c'est justement à cause de leurs Sondeurs, trop libres, qui perçaient trop de secrets.

« Je suis capable de sentir le passé des lieux, comme une intuition, mais...

— Nous ne nous basons pas sur les intuitions.

— Ce n'est pas une intuition, riposte Anthé, consciente que Phkae Lykha la teste. Ça y ressemble. Mais c'est toujours vrai. »

Le soldat, intrigué, se penche vers elle, mais un simple regard de la scientifique le revoie à sa position initiale.

« Les lieux.

— Oui. Je peux vous dire ce que vous avez fait ici hier, avant-hier, ce qu'ont fait vos prédécesseurs, tous. Je peux remonter des années, des millénaires. Mais sans changer de lieu.

— Que sentez-vous exactement ? »

C'est une vraie question cette fois. Anthé n'avait pas pensé à la difficulté que ce serait de traduire son don en mots.

« Des émotions... non, des états d'esprits. L'ambiance dans la pièce. Dans la tête de chacun. Parfois, je peux voir des scènes.

— Quand ? »

Anthé hésite, rassemble ses souvenirs, établit des liens.

« Quand l'attention est focalisée vers ce qu'il se passe. De l'esprit d'un aveugle, je tire plus de sons, d'odeurs... Mais si la personne est distraite, je n'ai que son humeur, les pensées en surface. »

Phkae Lykha hésite un instant, puis se penche encore un peu vers Anthé.

« Mettons... murmure-t-elle. Mettons que je veuille savoir qui, exactement, a fait une chose précise en un lieu précis. Mettons que je veuille tout connaître de cette personne.

— Il faudrait que je me rende dans ce lieu, explique Anthé sans hésitation. Si cette personne était concentrée sur sa tâche, je serai en mesure de vous dire ce qu'elle faisait, et quand, exactement, elle l'a fait. »

Un premier sourire incurve les lèvres de la docteure. Un sourire-promesse qui fait frémir Anthé.

« Signez. »

Anthé lit à peine le papier qu'elle lui tend. Elle trace une croix sur la feuille, feignant d'ignorer celle qui barre désormais son avenir.

Tout ira bien...




Vous venez de terminer De cendres et de glace, et vous voulez lire une autre histoire dans un univers de fantasy ? Lancez-vous dans Les Mères ! Si ce n'est pas le cas, eh bien... vous n'avez pas le choix. À tout de suite, amis...

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