--- Éclipse

T'ES MON RAYON DE SOLEIL, et un jour j'ai cru que la nuit règnerait à jamais.

Un jour j'ai cru te perdre, Mathilde. Je m'en souviendrai même après ma mort, quand mes atomes se seront dispersés sur Terre, je m'en souviendrai tant que ce monde existera.

C'était il y a trois ans, tu en avais quatorze. L'âge que j'ai aujourd'hui – je n'arrête pas d'y penser, cette année. Il n'y avait pas encore tout ça, ni les cris, ni nos silences entremêlés dans la nuit – ou alors c'était rare, une vague dispute, une remarque, un effleurement. Et pourtant, Mathilde, même sans la nuit tout autour, tu brillais déjà. Tu me protégeais. Tu m'illuminais.

Le Soleil est-il éternel ?


Mathilde, je me souviens, tu es partie en claquant la porte, enragée pour une dispute sans intérêt. Maman venait de te laisser partir à ta soirée après des négociations qui avaient duré des heures. Elle était inquiète : depuis quelques mois, tu étais mélancolique, irascible et toujours épuisée. Elle ne savait pas, ne savait plus ce qu'il fallait faire pour toi. Comment t'atteindre. Tu es partie en claquant la porte, et tu n'es pas revenue.

Maman t'attendait pour minuit et demi. À trente-cinq, elle a maugréé que c'était ta dernière sortie avant ta majorité si tu ne te pressais pas. À quarante, elle t'a envoyé un message à la fois inquiet et réprobateur. À quarante-cinq, elle a appelé, et rappelé, et rappelé encore. Je dormais pas, depuis mon lit j'entendais tout. À cinquante-cinq, elle a écumé les Pages blanches pour trouver l'adresse ou le numéro des organisateurs, sans succès. À une heure, elle a contacté la police. Je me suis levée.

La nuit s'est écoulée dans un silence incrédule. Personne ne me forçait à me mettre au lit, pour la première fois de ma vie. J'ai pas pensé à m'en réjouir. Nous attendions tous les trois. Le Soleil clignotait, l'Univers retenait son souffle.


Ma mémoire devient confuse ensuite. Je me souviens d'un appel un peu avant l'aube, d'un mot terrifiant, hôpital. Je me souviens des cris et de la précipitation. Je me souviens d'une femme en blanc qui me souriait et d'autres mots, coma, overdose. Je me souviens d'une larme de Maman qui s'est écrasée sur ma main. Je me souviens d'un cri de rage de Papa, d'un poing lancé dans un mur indifférent.

Mais la seule chose nette, la seule chose vraiment nette, c'est toi, Mathilde. Allongée, aussi pâle et inerte que tes draps. Tu n'existais plus dans ce corps, j'en étais convaincue. Je n'osais pas te toucher. Tu ne te réveillais pas.

Avais-tu choisi de dormir ?


Après, mes souvenirs sont moins flous. Je me rappelle ce médecin, calme et rassurant. Il ne souriait pas. Il ne mentait pas. Il nous a dit que tu t'étais laissé entraîner, qu'il ne fallait pas t'en vouloir. Qu'ils feraient de leur mieux, lui et son équipe.

Qu'il y avait peu de chances.

Mathilde, c'était horrible. Papa hurlait et pestait contre ces cons de jeunes qui n'en font qu'à leur tête. Maman pleurait comme si tu étais déjà morte. Et moi ? J'aurais voulu disparaître. T'emmener avec moi et fuir. Je n'ai pas bougé.


Dès lors, Maman a passé sa vie à ton chevet, Papa s'est occupé de moi. Nous étions seuls dans la maison trop vide. J'étais seule. Encerclée par les fantômes et par sa rage à lui, sa rage dévorante. « Tu finiras pas comme ça, hein ? me hurlait-il. Tu te laisseras pas bouffer ! » Il fouillait mes affaires, m'interdisait de sortir. J'avais peur. J'avais onze ans.

Et toi, mon rayon de soleil, tu dormais dans ta chambre blanche.

J'avais besoin de toi...

De temps en temps on allait te voir, ou plutôt voir ton corps. Ton corps amaigri, meurtri, ton corps vide dans le lit. Je supportais pas ça. Tant de fois j'ai failli m'en aller. À la place je m'asseyais à côté de toi et je te suppliais de revenir. Je te chuchotais que j'avais peur, toute seule dans le noir, que j'avais besoin de ta lumière. Tu ne réagissais pas.

Et Papa devenait fou. Cent fois je lui ai promis que je ne suivrais pas ton chemin, cent fois je lui ai juré que je resterais toujours sa fille à lui, sage comme une image. Mais ça ne suffisait pas toujours. Quelques minutes de retard, une odeur qu'il trouvait suspecte ou un regard fuyant, et il s'embarquait dans ses théories délirantes. Cent fois aussi sa main s'est abattue. Cent fois il m'a dit que c'était pour mon bien.

Cent fois sa rage a glacé mon cœur et figé mon âme.


Lorsque tu es revenue, j'étais proche de la rupture.

Je garde un souvenir flou de la période suivant ton réveil. Je sais que Papa se taisait, que Maman souriait devant toi et pleurait quand tu n'étais plus là. Il y avait tant de choses à reconstruire, Mathilde, le comprends-tu ? Je sais aussi que je te parlais, que tu m'offrais tes sourires et que mon monde se recollait, morceau par morceau.

Plus jamais je ne veux te perdre, Mathilde.


J'espère que la chaleur de tes rayons suffira toujours à évaporer mes larmes, comme si elles n'avaient pas existé, comme si rien ne s'était passé. J'espère que tu me soutiendras toujours.

Mais plus le temps passe et plus tu t'effaces, Mathilde... Ta vitalité décroît. Tes rayons perdent en puissance. Ne te couche pas si vite, mon Soleil, ne me laisse pas...

Ne pars pas, reste, résiste. Mathilde, j'ai peur, j'ai peur du noir...

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