--- ACTE III
La scène est vide à présent, à l'exception de la hanoukkia, dont les neuf bougies sont toujours allumées. Les lumières sont douces, la salle est en grande partie plongée dans l'ombre. L'ambiance paisible évoque, sans qu'on comprenne pourquoi, le calme avant la tempête.
Personnages :
LE GRAND-PÈRE.
L'HOMME.
MYRIAM.
MYRIAM JEUNE.
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Les quatre personnages entrent en même temps. Cette fois, Myriam se place au centre de la scène, faiblement éclairée par une des lampes. L'Homme se dirige vers un coin de la pièce ; le Grand-Père et Myriam Jeune, ensemble, enlacés, vers un autre.
MYRIAM, la voix basse, douce — Ç'aurait pu être une belle histoire. Le grand-père et sa petite fille, la culture qui se transmet, un gentil mythe religieux comme histoire du soir... (Rire soudain, dur et amer.) De jolies scènes toutes faites. Mais ça ne marche plus.
Le Grand-Père serre un peu plus Myriam Jeune contre lui.
MYRIAM — Les mythes sont morts.
Le Grand-Père tressaille. Myriam ne le regarde pas.
MYRIAM — Le temps des mythes n'est plus et l'humanité ne leur survivra pas longtemps. C'est ainsi. Une succession de choix, d'aveuglements et de compromis. Et nous voilà au bord du gouffre. (Elle fixe un point dans le lointain. Son visage est un mélange parfait de tristesse et de colère.) Il ne nous reste plus qu'un mythe, plus qu'une histoire à nous raconter.
Elle avance jusqu'à la hanoukkia et, comme Myriam Jeune des années plus tôt, passe sa main dans la flamme d'une bougie, à sa gauche.
MYRIAM — Première bougie. Les Hommes apparaissent. Ils sont inventifs, curieux et terriblement idiots. Ils veulent avancer, être estimés.
Elle effleure une autre flamme, juste à droite de la précédente.
MYRIAM — Deuxième bougie. Les Hommes inventent. Progressent, comme ils disent. Ils repoussent l'animal qui vit dans leur corps, ils voudraient l'oublier, l'enfouir sous leur « civilisation » barbare. Ils se rassemblent en villes, bâtissent des ponts, forgent des armes.
Elle passe un doigt dans la flamme suivante.
MYRIAM — Troisième bougie. Les Hommes découvrent le meurtre, la guerre. Ils méprisent l'animal en eux et sont cent fois plus sauvages que lui. Ils s'inventent des histoires, des mythes qui donnent un sens à tout ce qu'ils font, qui justifient leur stupidité. Ils se persuadent qu'ils peuvent déformer la réalité par la force de leur pensée.
Nouvelle bougie. Un geste un peu plus vif, comme dicté par la colère.
MYRIAM — Quatrième bougie. Les Hommes rêvent. Un monde plus simple, où les machines exécutent ce qui épuisent l'humain, où les tâches ingrates n'incombent plus à personne ; un monde plus égalitaire aussi. Ils rêvent beaucoup. C'est innocent, un rêve, au début.
D'un geste plus lent – presque trop lent pour ne pas risquer de se brûler –, elle effleure la cinquième flamme.
MYRIAM — Cinquième bougie. Les Hommes concrétisent. C'est la Révolution industrielle, et c'est aussi le premier pas vers leur fin. Mais ils ne le savent pas encore. Ils ont des projets par dizaines. Il n'y a pour l'instant que la joie de la découverte, l'espoir d'une vie meilleure... l'appât du gain aussi.
Vient le tour de la sixième flamme, qu'elle fixe avec une intensité singulière ; comme si elle voulait l'éteindre par la force de son regard.
MYRIAM — Sixième bougie. Les Hommes s'alarment. Du moins, pour certains... L'un d'eux tente d'alerter les autres, mais nous sommes doués pour la surdité. Il faut des décennies pour que l'inquiétude se développe ; les Hommes comprennent enfin les mécanismes de la machine infernale mise en branle il y a maintenant deux siècles, en Angleterre. Ils comprennent qu'ils sont engagés sur une pente de plus en plus raide, que bientôt ils ne maîtriseront plus leur chute ; ils seront entraînés dans une dégringolade sans autre issue que leur mort. Ils comprennent enfin. Mais même à ce stade, nombre d'entre eux détournent le regard...
Elle passe le doigt dans la flamme suivante.
MYRIAM — Septième bougie. Les Hommes s'aveuglent. Ils se réfugient dans l'insouciance, se persuadent que tout ira bien. Ils accélèrent leur chute, ils se jettent dans le vide, exaltés par la présence de l'abîme. Ils perdent le peu de raison qu'ils avaient acquise au fil des millénaires d'évolution...
Dernière bougie ; cette fois, la colère est perceptible dans le geste de Myriam.
MYRIAM — Huitième bougie. La dernière. Et ensuite ? (Elle rit à nouveau de son rire sans joie.) Le miracle ne continuera pas. Huitième bougie ; les Hommes ne sont plus.
Un long silence, dans lequel flottent ses paroles. Elle se détourne d'un mouvement furieux et regagne sa place.
Autour d'elle, le vent se lève. Il est doux d'abord ; inoffensif.
MYRIAM — Cela arrivera tôt ou tard. Nous le savons tous dans un coin de notre tête – si enfoui dans l'inconscient soit-il. Et moi... j'ai brûlé cette part de mon esprit qui ne voulait pas y croire. Je me suis mutilée. (Avec un mélange de défi et de tristesse :) Je me suis coupée de l'aveuglement. Comment disait-il, déjà ?...
Le vent forcit légèrement.
MYRIAM — La plénitude de l'insouciance... c'est cela. C'est dans cela qu'ils se complaisent tous. Ils nagent dans leur bonheur artificiel, ils s'y enferment pour oublier la tempête qui dévaste tout, dehors. Ça paraît si loin, après tout, si inoffensif quand une vitre nous en sépare...
LE GRAND-PÈRE, voix faible, irréelle ; ce n'est qu'un souvenir issu d'un passé trop souvent ressassé — C'est quelque chose d'humain, vois-tu. D'oublier de prévoir. De brûler l'instant présent sans penser au futur. Tout consumer au plus vite.
Sa voix résonne longtemps, comme un écho, au milieu du souffle du vent.
MYRIAM — Tout consumer...
Un temps. Depuis le coin de la pièce où il se tient dans l'ombre, l'Homme se raidit.
MYRIAM — Mais c'est compréhensible, n'est-ce pas ? Nous sommes tous condamnés. Autant se construire un bonheur, en attendant la fin, même s'il n'est bâti que sur des illusions... même s'il est lui-même un mirage. Est-ce que je ne fuis pas aussi, moi, en me perdant dans mes souvenirs ? La plénitude d'un oubli, la plénitude de l'insouciance – de l'inconscience –, la même chose, le même but en tout cas. Toutes ces fausses plénitudes, juste pour ne pas avoir à penser, pour détourner le regard de la fin. C'est humain, aussi, grand-père, de vouloir se perdre dans un bonheur illusoire ?
Elle s'interrompt. Elle-même ne semble plus savoir où elle en est.
MYRIAM, faiblement — Nous sommes tous des fuyards.
Derrière elle, le vent forcit encore. Les flammes de la hanoukkia tremblent.
MYRIAM, elle se retourne et observe les trois autres, pour la première fois — Sentez-vous venir la fin ? Ça y est. La huitième bougie, grand-père. Il n'y aura plus de miracle.
Elle fait à nouveau face au public. Une étrange fièvre anime son visage. Difficile de déterminer si elle a succombé à la folie, ou si au contraire elle fait preuve d'une douloureuse lucidité.
MYRIAM — Il n'y a plus rien !
Le vent hurle ; elle doit crier pour se faire entendre.
MYRIAM — Plus de mensonges, plus d'illusions : plus rien !
L'Homme recule. Son visage est un masque de cire. Sans lâcher Myriam du regard, il fait plusieurs pas en arrière, avec précaution, jusqu'à avoir quitté la scène.
MYRIAM — Plus de place pour nos plénitudes artificielles !
Le vent est une tornade. Myriam Jeune se laisse tomber au sol, mains plaquées sur les yeux. Le Grand-père pleure.
Les lumières s'éteignent l'une après l'autre. La hanoukkia n'éclaire plus que Myriam ; le Grand-Père et Myriam Jeune sont deux formes à peine distinguables.
MYRIAM — Il fallait... (Sa voix vacille.) Il fallait s'y attendre.
Un temps. Puis une bourrasque soudaine s'abat sur la hanoukkia, soufflant toutes les flammes sauf celle de la bougie centrale. Myriam s'avance vers elle. Le vent a disparu.
LE GRAND-PÈRE, simple écho du passé, une nouvelle fois — Un jour, tu illumineras le monde...
Myriam éclate d'un rire plus dur que jamais.
MYRIAM — Ce désert-ci n'a pas de fin, grand-père.
Elle se penche vers la bougie centrale et souffle.
La dernière flamme vacille et disparaît.
Noir.
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