--- ACTE II
Des lumières vives, colorées. Une table et deux chaises au centre de la table : le plateau-débat d'une chaîne de télévision. Et, toujours, au premier plan, la hanoukkia, la lueur de ses flammes perdue dans les lumières artificielles. La pièce donne l'impression d'être vide ; les mots y résonneront comme sous une voûte immense.
Personnages :
L'HOMME — il n'a pas de nom, car il est chacun de nous, les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres ; il est chacun des spectateurs ; il est Myriam. Ses traits sont quelconques, tant qu'après l'avoir vu on ne saurait le décrire, même de façon sommaire. Il croit plus qu'il ne pense, et pourtant il est. À la fois abstrait et ancré dans le réel.
MYRIAM.
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Myriam entre, à peine plus consistante qu'un fantôme, et rejoint sa place dans un coin de la pièce. Les lumières trop fortes ne l'épargnent pas ; elles creusent les ombres de son visage, accentuent sa pâleur.
Elle attend. L'atmosphère s'alourdit. Le générique d'une quelconque émission politique retentit, lointain, étouffé, comme s'il venait d'un autre monde. Elle ne l'entend pas.
L'Homme entre à son tour. Les lumières soulignent la satisfaction sur son visage lisse. Elles lui donnent la beauté, la vitalité, la force qu'elles ont prises à Myriam. Il avance à grands pas, la démarche assurée, et prend place sur un siège, faisant face à Myriam. Elle ne bouge pas, ne s'approche pas de lui ; il parlera comme à lui-même, débattra avec le vide.
Le générique atteint son terme.
L'HOMME, avec un soulagement mêlé de cruauté — N'as-tu pas entendu, Myriam ? Il y aura toujours assez. L'abondance... Ton grand-père l'a dit lui-même.
Myriam s'affaisse légèrement, comme une marionnette dont on aurait un peu relâché les fils.
MYRIAM — Tu ne sais pas de quoi tu parles.
L'HOMME — Je le sais mieux que toi. Regarde-toi ! (Geste de mépris vers le corps de Myriam ; celui d'une femme vieillie trop tôt.) Tu te complais dans le désespoir. Penser à la fin du monde t'aide à supporter la fadeur de ta vie. Tu m'envies, en réalité. Tu voudrais avoir ma force, ma jeunesse, ma rage et ma joie de vivre, toi qui es faible et sèche comme une vieille feuille d'arbre. Tu voudrais me ressembler.
MYRIAM, elle s'affaisse encore un peu plus — Tu ne comprends pas... Arrête.
L'HOMME — Tu vois ? Tu ne sais même plus ce que tu dis ! (Il rit.) Je suis cette part de toi que tu as brûlée il y a des années, et tu me retrouves en chaque individu que tu croises sur cette terre. Tu voudrais être moi à nouveau ; mais tu ne peux plus. Tu ne peux pas non plus me réduire au silence. Je te suis inaccessible, et je te hanterai jusqu'au bout.
Le corps de Myriam est si tordu à présent, si courbé par la douleur, qu'elle semble ne tenir encore debout que par miracle.
L'HOMME — Je suis tous les possibles que tu as brûlés, Myriam, tout ce à quoi tu as renoncé au nom de ton idéologie sclérosée.
MYRIAM — Ce n'est pas vrai, tu...
L'HOMME — Tu as choisi ta tragédie. Tu as renoncé à la plénitude de l'insouciance, tu t'es inventé des problèmes, tu as cru que le désespoir te ferait exister. Regarde-toi... Tu t'effondres sur toi-même comme un bâtiment trop vieux. Tu ne seras bientôt plus qu'un souvenir desséché.
MYRIAM, la voix éraillée, presque éteinte — S'il te plaît, arrête...
L'Homme rit. Elle vacille, l'univers suspendu à son équilibre, et tombe à genoux. Les lumières se font plus vives encore. La lueur des bougies tremble, comme proche de l'extinction.
L'HOMME — Tu répétais que l'univers était fini, que les ressources étaient limitées, que rien ne durerait éternellement. Tu te trompais, Myriam.
Elle s'effondre complètement ; au même instant, il se lève, tirant sa force de sa faiblesse.
L'HOMME — Ta perception est étriquée, tu vois le monde à ton image. Ton univers est ridicule. Limité. (Il s'avance lentement vers elle. Sa voix n'est plus qu'un murmure insidieux.) Mais le mien ne connaît pas de fin.
MYRIAM, elle relève la tête — Tu as raison.
Il sourit. Mais elle le fixe pour la première fois, avec dans le regard une intensité nouvelle. Les lumières clignotent.
L'HOMME, incertain — Tu l'admets enfin...
MYRIAM — Tu as raison sur deux points. J'ai choisi ma tragédie, oui, parce que l'autre voie passait par l'aveuglement et menait au désastre. J'ai suivi ce que me dictait ma raison.
L'HOMME — Et le deuxième point ?
Les lèvres de Myriam sont tordues par un sourire de démente. Mais il n'y a pas de folie dans son regard.
MYRIAM — Je t'ai brûlé. (Elle se redresse. Il recule.) Tu n'existes pas.
L'intensité des lumières décroît.
L'HOMME — Tu es folle. C'est toi qui n'existes presque plus. Toi et ta faiblesse, ta décrépitude !
MYRIAM — Ne fais pas semblant. Je sais pourquoi tu ne m'aimes pas. Je perce le brouillard de ton ignorance. Je te force à voir la vérité.
L'Homme regagne sa place avec lenteur, à reculons, sans la quitter des yeux.
L'HOMME — Je ne suis pas ignorant. Je refuse simplement ta vie rachitique.
Myriam rit durement, et les lumières s'adoucissent encore.
L'HOMME, avec frénésie, comme s'il sentait sa vie lui échapper — Huit bougies, Myriam, ne les vois-tu pas ? Elles brûlent ! Encore et encore. Le miracle aurait continué au-delà des huit jours, si l'huile avait encore manqué ! Il suffit de croire. D'avoir la foi. Tout ira bien si nous croyons, ne comprends-tu pas cela ? (Un temps. Il reprend plus calmement :) La réalité n'existe pas. Nous créons nous-mêmes ce qui nous entoure. Si nous pensons que le monde est fini, il sera rachitique et borné. Si nous le croyons sans limite, il le deviendra ! Nous devons croire. Huit bougies. Il faut avoir foi en les miracles, m'entends-tu ? Brûler l'instant présent sans penser au futur.
MYRIAM — C'est le monde que tu brûles.
L'HOMME — Alors qu'il brûle ! La flamme ne s'éteindra jamais. Il y aura toujours assez, Myriam, toujours. Qu'importe ce que nous prenons ! La vie est inépuisable. Nous ne nous éteindrons pas. Notre espèce vivra toujours.
MYRIAM — Nous avons saccagé notre temple. Il n'y aura pas de miracle.
Les lumières sont si basses à présent qu'on la distingue à peine. Elle se relève dans le noir.
L'HOMME — Ce genre de détail n'a aucune importance. Le miracle n'était qu'une promesse, la promesse d'une vie éternelle, quoi qu'il arrive, quoi qu'il en coûte.
MYRIAM — Ne vois-tu pas ce que coûtent tes espoirs insensés ? Tout ce que tu détruits, tout ce que tu condamnes à disparaître, à mourir ?
L'Homme rit, dans une tentative désespérée de reprendre le contrôle.
L'HOMME — Et tu voudrais changer tout cela ! Ne sois pas idéaliste. Ce n'est pas si facile.
MYRIAM — Qui est l'idéaliste, entre celui qui se tourne pour ne plus voir la menace, et celui qui cherche un moyen de la combattre ?
L'HOMME, luttant contre la panique — Une menace que tu t'inventes ! Il n'y a rien, Myriam !
Myriam rit à son tour, d'un rire terrible.
MYRIAM — La plénitude de l'insouciance, disais-tu ? Tu t'enivres de chimères.
L'HOMME — Les chimères sont réelles.
MYRIAM, avec colère, pour la première fois — La seule chose réelle est celle que tu refuses de voir.
L'HOMME, la voix tremblante — Je construis ma réalité.
MYRIAM — C'est vrai. Sais-tu pourquoi ? (Il ne répond pas.) Parce que tu n'existes plus.
L'HOMME — Je suis partout.
MYRIAM, elle hurle — Tu n'existes pas !
Sa voix tord la réalité. Les lumières clignotent et s'éteignent, les flammes de la hanoukkia brûlent avec plus d'intensité. Dans leur lueur, l'Homme ressemble à un cadavre.
Alors, à nouveau, une brume irréelle envahit la scène, masquant Myriam, l'Homme, la table et les deux chaises, ne laissant visible que la hanoukkia. Lorsqu'elle se dissipe, comme la fois précédente, les deux personnages ont disparu et le décor a changé.
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