--- ACTE I
Une pièce sobre. Un fauteuil au centre, une petite chaise non loin. Sur les côtés, deux lampes diffusent une lumière orangée. C'est un endroit où l'on se sent chez soi.
Au premier plan se trouve une hanoukkia, chandelier à neuf branches, les bougies toutes disposées sur la même ligne, sauf celle du centre, un peu plus élevée. Les neuf chandelles sont éteintes.
Personnages :
LE GRAND-PÈRE — le corps et l'esprit écorchés par la vie. La voix éraillée. Il semble frêle, sur le point de mourir, si facile à briser. Mais il y a dans son regard quelque chose qui veille.
MYRIAM — elle pourrait s'appeler Camille, Walid ou Irina. Elle pourrait avoir cinq ou cent ans. Mais il lui faut un nom, une histoire. Elle a le visage de n'importe qui, beau ou laid, jeune ou vieux, peu importe ; pourtant, il y a au fond de son regard, dans le pli de sa bouche, dans chacun de ses gestes, un abîme intérieur. Un gouffre de colère et de désespoir, de ceux dans lesquels la chute est irrémédiable.
MYRIAM JEUNE — c'est une petite fille de huit ou dix ans comme une autre. Son visage et son corps ne portent pas encore cet abîme, mais il y a quelque chose en elle qui laisse présager la future Myriam.
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Myriam entre. Elle traverse la scène jusqu'à la hanoukkia, sans prêter attention aux autres objets, et l'observe avec attention.
MYRIAM, d'une voix tendue, suppliante — Une dernière fois... (Elle caresse les mèches des bougies.) Si vraiment tu fais des miracles, laisse-moi une dernière fois... laisse-moi me souvenir. La plénitude d'un oubli, d'un oubli dans les souvenirs. (Elle rit amèrement. Prenant le public à témoin :) Je deviens folle, n'est-ce pas ?
Un temps. Puis elle semble se résigner et recule, pas à pas, jusqu'à se trouver dos au mur. L'une des lampes éclaire faiblement son visage. Quelques secondes s'écoulent encore ; une éternité pour Myriam, corps raide, regard fixe. Puis le Grand-Père entre d'un pas lent, Myriam Jeune s'agitant autour de lui. Aucun d'eux ne voit Myriam. Le Grand-Père s'avance à son tour vers la hanoukkia.
LE GRAND-PÈRE, il allume la bougie centrale — C'est le dernier jour de Hanoucca, Myriam. J'ai une histoire pour toi.
Myriam Jeune s'installe sur la petite chaise ; le Grand-Père prend place dans le fauteuil. Il sourit, cherche ses mots. Au fil de son récit, le visage de Myriam, cachée dans l'ombre, se détendra peu à peu.
LE GRAND-PÈRE — Il y a des siècles, alors que le bois de ta chaise n'était même pas la graine d'un arbre, le peuple juif vivait en Israël et était en guerre contre les Grecs.
MYRIAM JEUNE, un peu de défi dans la voix — Pourquoi, grand-père ?
LE GRAND-PÈRE, entre malice et amertume — L'amour et la guerre, ça ne s'explique pas.
Myriam Jeune se lève, s'approche de la hanoukkia et se sert de sa bougie centrale pour allumer une autre mèche, située à sa gauche. Elle passe vivement son doigt dans la flamme, a un léger rire, puis se rassied.
LE GRAND-PÈRE — La guerre faisait rage, les hommes mouraient, les saccages s'enchaînaient. Le temple de Jérusalem fut dévasté par les Grecs. La situation semblait insoluble, désespérée. Mais l'Éternel se battit au côté des Juifs. Et par Sa volonté, ils triomphèrent. Le peuple juif fut à nouveau maître de la ville de Jérusalem. Tous se rendirent au temple ; mais je te l'ai dit, Myriam, il n'en restait rien. Tout était détruit. De toutes les fioles d'huile qu'il leur restait – ces fioles qu'ils utilisaient pour les bougies qui devaient brûler sans interruption dans le temple –, une seule était encore pure. Une fiole trop petite pour durer plus d'un jour, quand il leur en fallait huit pour produire à nouveau de l'huile !
Myriam Jeune allume une deuxième bougie. Elle passe à nouveau un doigt dans la flamme, puis se rassied, fixant le Grand-Père avec avidité.
— Tous étaient désespérés. Comment honorer l'Éternel, qui leur avait permis une telle victoire ? Il était impensable que le temple reste éteint pendant sept jours. C'est alors qu'une enfant prit la parole, une petite fille nommée Myriam...
MYRIAM JEUNE, elle glousse — Je sais que tu mens !
LE GRAND-PÈRE, fataliste — C'est un mythe... Chacun le raconte à sa manière, chacun le déforme comme il lui plaît. Dans le mien, il y a une petite fille nommée Myriam.
Myriam Jeune allume une troisième bougie ; même jeu.
LE GRAND-PÈRE — Cette enfant, donc, intervint soudain : « Pourquoi ne pas allumer la mèche ? Elle durera aussi longtemps qu'il plaira à l'Éternel, s'Il a été assez puissant pour nous offrir la victoire ! » Alors, comme ils n'avaient plus rien à perdre, les hommes s'en remirent à la sagacité de l'enfant et à la bienveillance de leur Dieu. Ils allumèrent les sept bougies qui devaient brûler continument.
MYRIAM JEUNE — Mais en vrai, personne nous écoute quand on a des idées.
LE GRAND-PÈRE, amusé — On fait ce qu'on veut dans un mythe.
Même jeu de Myriam Jeune. Quatrième bougie.
LE GRAND-PÈRE — Et tout le premier jour, toute la première nuit, les mèches brûlèrent, la fiole d'huile se consuma et les Juifs célébrèrent leur victoire sans se soucier du lendemain.
MYRIAM JEUNE — Moi, j'aurais eu trop peur. Ils voulaient quand même pas en garder un peu pour plus tard ?
LE GRAND-PÈRE — Quand je lui posais cette question, ma mère me disait que nous les Juifs avions cette capacité de ne pas s'inquiéter de l'avenir. Elle nous voyait comme un peuple d'apatrides, d'éternels exilés au futur incertain. Quand tu peux être chassé de ta maison en un instant, cela a-t-il un sens de garder de l'huile pour plus tard ? On ne pense pas à demain quand aujourd'hui est déjà bancal ; c'est ce qu'elle me disait. (Un temps. Le Grand-Père observe Myriam. Dans son regard passe une vie entière.) Maintenant... je pense autrement. C'est quelque chose d'humain, vois-tu. D'oublier de prévoir. De brûler l'instant présent sans penser au futur. Tout consumer au plus vite.
Cinquième bougie. Une gravité nouvelle dans les gestes de Myriam Jeune.
LE GRAND-PÈRE — Le deuxième jour, les flammes ne s'éteignirent pas. Malgré leur espoir, tous furent stupéfaits – Myriam comme les autres –, et leur surprise alla croissante. Toute la journée, les bougies se consumèrent, l'huile les alimenta sans jamais s'épuiser. C'était la promesse de l'abondance, Myriam, la promesse d'un apaisement. Et les cœurs des hommes, écorchés par la guerre, commencèrent à guérir.
Sixième bougie. L'air vibre d'une attente étrange.
LE GRAND-PÈRE — Le troisième jour, les flammes demeurèrent. Le quatrième, elles brûlaient toujours. Et le cinquième, et tous les jours jusqu'au huitième, lorsque la nouvelle huile fut enfin prête. (Un temps. Sa voix est calme et triste : il raconte un mythe auquel il ne croit plus.) Tel est le miracle des fioles d'huile, Myriam. Au fil des jours, alors que les fragiles flammes brûlaient et brûlaient encore, les hommes s'apaisèrent. Le miracle avait éteint la fureur guerrière.
Septième bougie.
LE GRAND-PÈRE — Voilà pourquoi nous fêtons Hanoucca tous les ans. (Avec une ironie que Myriam Jeune ne perçoit pas :) Nous célébrons la paix et la flamme éternelle. Et ce soir est le dernier soir.
Huitième bougie. Le Grand-Père rejoint Myriam Jeune et tous deux observent les neuf flammes dansant dans l'ombre.
LE GRAND-PÈRE — Il est temps de dormir, Myriam.
MYRIAM JEUNE, sans sembler l'avoir entendu — Je comprends pas...
LE GRAND-PÈRE, soudain inquiet — Qu'y a-t-il ?
MYRIAM JEUNE — Tu disais que Dieu a aidé les Juifs pendant la guerre... Mais pourquoi il ne l'a juste pas arrêtée ? Il pouvait faire ça, non, forcer les gens à ne plus se battre ? Il voulait que des gens meurent ?
Un silence. Le Grand-Père hésite. Il pense au libre arbitre et il a envie de rire, de son triste rire usé.
Le visage de Myriam, toujours en retrait, s'était complètement apaisé ; mais aux questions de Myriam Jeune, elle se tend à nouveau.
LE GRAND-PÈRE — Je l'ignore.
Myriam Jeune le fixe avec surprise : ce n'est pas une réponse d'adulte.
LE GRAND-PÈRE, doucement — Il faut te coucher, maintenant.
MYRIAM JEUNE — Tu n'aimes pas mes questions ?
Le Grand-Père rit avec sincérité, cette fois. Un rire d'adulte quand l'enfant qu'il aime plus que tout dit une bêtise. Il s'assied à nouveau sur le fauteuil et Myriam Jeune s'installe sur ses genoux.
LE GRAND-PÈRE — Sais-tu qui était Myriam, dans la Torah ? (Myriam Jeune hausse les épaules.) Elle était la sœur de Moïse, mais surtout l'une des trois guides des Juifs lorsqu'ils fuirent dans le désert, après s'être échappés de l'Égypte où ils étaient réduits en esclavage. Ils cherchaient la terre d'Israël, où ils seraient libres. Et Myriam leur montrait le chemin. Certains racontent même qu'elle avait créé un puits qui les suivaient partout. Un puits dans le désert, tu te rends compte ?
MYRIAM JEUNE — Tu ne m'as pas répondu.
LE GRAND-PÈRE — Tu es mon puits, Myriam. Sans toi, je ne traverserais pas le désert. Tu me guides, le sais-tu ? Tes questions sont des oasis.
Myriam Jeune le fixe, le visage empreint d'une angoisse enfantine ; mais ses yeux ont mille ans. Mille ans de sagesse et de tristesse.
LE GRAND-PÈRE, lentement, en pleurant peut-être — Il y a cette force en toi, cette flamme qui ne cesse de brûler... (Très simplement, comme si ce n'était rien :) Un jour, tu illumineras le monde.
Un silence. Puis le rire de Myriam s'élève depuis son coin, amer, désespéré, accusateur. Une sorte de brume s'élève, masquant le fauteuil, la chaise, le Grand-Père, les deux Myriam ; seule la hanoukkia et ses neuf petites flammes sont encore visibles. Au milieu de la brume, le rire résonne encore ; elle se dissipe sur ses derniers échos. Les trois personnages ont disparu, et le décor a changé.
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