– Défoncez-moi ce connard.

Les sbires de Chris levèrent leurs poings et bondirent sur Kyle.

– ATTENDEZ !

Le cri d'Eva eut pour effet de stopper le mouvement général et d'attirer tous les regards sur elle. Parfait. C'était exactement ce qu'elle voulait.

– Vous ne pouvez pas défoncer Kyle comme ça ! S'insurgea-t-elle. Vous croyez vraiment que lui casser les dents va régler le problème ? Ça va aggraver les choses, oui !

– Qu'est-ce que t'en sais, la débile ?

L'intéressée pivota dans la direction de Chris pour le fusiller du regard.

– La violence ne règle rien aussi loin que je sache, ça engendre juste des disputes, alors que la diplom... ARGH ?!

Un bras puissant venait de s'enrouler autour de son cou et lui compressait maintenant les cordes vocales. À en croire la manche de maille noire qui l'habillait, ce bras appartenait à Kyle. Eva fronça les sourcils avec colère et tenta de lui demander ce qu'il était en train de faire mais plus aucun son ne pouvait sortir de sa bouche.

– N'approchez pas, ordonna le jeune homme d'un voix menaçante.

Chris lâcha un rire moqueur.

– Sinon quoi ? Tu vas l'étrangler ? C'est pas ton cirque qui va nous empêcher de te renvoyer à l'hospice. Et puis on s'en fiche de la gamine.

L'adolescente lui lança un regard parfaitement outré, prononçant de ses lèvres muettes tout un chapelet d'insultes des plus violentes, jusqu'à ce que la prise de Kyle se resserre et commence à la priver d'oxygène. Elle agrippa l'avant-bras de son agresseur par les ongles pour le faire lâcher, parvenant tant bien que mal à faire entendre sa voix :

– Y..le..! E...é...ou...fe... !

Sa plainte se perdit dans le combat de regard que se partageait les deux garçons, bataille silencieuse qui dura six interminables secondes. La demoiselle croyait sa dernière heure arrivée lorsque la voix salvatrice d'un surveillant se fit entendre depuis le bout du couloir :

– Qui est-ce qui cris dans les couloirs ?!

L'attention générale se reporta sur l'apparition onirique de cette voix, puis le groupe se dissolut aussi vite qu'il s'était formé : le groupe de Chris détalla en vitesse tandis que Kyle, après avoir faussement libéré Eva, l'attrapa par le bras et la tira vers la sortie la plus proche. Les deux adolescents dévalèrent les escaliers, traversèrent une nouvelle section déserte du lycée avant de débouler à l'extérieur. Trois élèves n'ayant pas encore cours les regardèrent traverser une portion de la cour avec interrogation puis retournèrent à leur conversation, déviant les yeux à l'instant même où les fuyards disparaissaient mystérieusement pour réapparaître, comme par magie, à environ un kilomètre de là.

La surprise scia les jambes d'Eva qui s'écroula lourdement, à genoux sur un bitume qui n'appartenait pas au lycée. Kyle lui lança une œillade sévère et tira sur son bras sans réel ménagement.

– Allez, debout ! L'invectiva-t-il à voix basse.

La jeune demoiselle le fixa avec terreur et se libéra d'un geste brusque.

– Tu viens de faire quoi, là ?! L'interrogea-t-elle d'une voix suraiguë, déformée par la peur. Pourquoi on est plus au lycée ? Et pourquoi tu m'a tirée avec toi ?!

Kyle la prit sous les aisselles pour la tirer derrière un buisson, à l'abri des regards, puis l'invita au silence d'un regard inquisiteur.

– Arrête de t'égosiller où on va t'entendre.

– MAIS JE VEUX Q...

Une main se posa brutalement sur sa bouche pendant que son propriétaire se pinçait impatiemment l'arrête du nez.

– J'ai utilisé un artefact de téléportation et si je t'ai emmenée avec moi, expliqua-t-il à voix basse, c'est parce que j'ai besoin de toi.

Eva lui lança un regard noir.

– Encore ? Tu ne penses pas que tu as assez abusé de moi pour encore me contraindre à te rendre service ? Et depuis quand tu as un téléporteur, au juste ?

L'impatience de Kyle se mua en désespoir.

– J'ai ramené cet artefact du Monde des Rêves et c'est une proposition que j'ai à te faire. Je n'ai pas l'intention de t'obliger à faire quoi que ce soit cette fois-ci, mais plutôt de te convaincre.

Eva le gratifia d'un regard bercé de méfiance et d'incompréhension. C'était quoi encore cette histoire ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien mijoter...? Rien de bon. Ce type attirait les problèmes, et cela n'avait rien à voir avec la poisse.

– Je ne veux pas t'entendre, cracha Eva. N'essaye pas de me convaincre car tu perdras ton temps.

Elle était sur le point de se relever mais la réplique de Kyle la retint :

– C'est pas toi qui voulait comprendre mes motivations il y a dix minutes ? Parce que je comptais justement t'en parler plus en détails.

Eva se rassit lentement par terre, curieuse. Elle était sans doute en train de faire une très grosse erreur mais à quoi bon ? Elle était déjà dans la mouise jusqu'au cou et fuir ne l'aiderai pas plus que de rester, même si cette dernière option comportait plus de risques...

– Je t'écoute, accorda-t-elle sur un ton méfiant.

Kyle sembla se rassurer, puis s'assit en tailleur face à elle.

– Bon. Pour commencer, sache que mon envie de faire sauter le Sanctuaire n'est pas entièrement personnelle...

– Permet-moi d'en douter ! S'insurgea Eva.

Le regard e Kyle lançait des éclairs.

– Si tu commences à me couper comme ça on ne va pas s'en sortir, alors j'aimerais que tu me laisse t'expliquer avant de gueuler.

La jeune fille grogna puis se tût, non sans gratifier son interlocuteur d'un regard noir. Il paierait, lorsque cette histoire serait terminée, et pas qu'un peu...

– C'est vrai que je hais Clark pour m'avoir banni, expliqua le garçon, mais ce n'est pas que pour ça que je veux le faire sauter. Il a établit toute une dictature dans le Sanctuaire et il est temps d'y mettre fin.

Eva haussa un sourcil méprisant.

– Une dictature ? Tu aurais pu trouver un peu plus concret comme excuse. Car s'il y a bien quelque chose qui ne ressemble pas à une dictature, c'est le Sanctuaire.

– C'est bien le principe de ce genre de régime. Tu crois que tous les allemands étaient conscients de leur situation lorsqu'Hitler était à la tête du pays ?

Le petit air sûr de la jeune fille se décomposa aussitôt. Le bougre avait raison sur ce point, mais elle attendait ses arguments sur le pied de guerre.

– Regarde un peu, Eva. Il est interdit d'utiliser l'imagination à l'intérieur du bâtiment. Toute une partie de la population du Monde des Rêves, les Voyageurs spéciaux, est persécutée à cause des préjugés. Les gens n'ont même pas le droit de sortir sans autorisation ou motif valable ! Tu ne t'es jamais demandée pourquoi le Sanctuaire était aussi bondé chaque nuit ?

– Et bien, à cause des Autres ? Déclara l'adolescente sur le ton le plus évident du monde.

Kyle ricana avec dédain.

– Et voilà le moyen de pression principal de Clark : faire passer les avis divergents pour des assassins. Tellement facile.

Son interlocutrice lui jeta un regard révolté.

– Ils ont tenté de me buter, bien sur qu'ils le sont ! S'exclama-t-elle avec colère.

– Parce qu'ils t'ont déjà plaqué un couteau sous la gorge de leur propre main ?

– Il nous ont canardé avec des flèches le jour où nous avons fuit tous les deux, je te rappelle !

Kyle lâcha un soupir gêné.

– C'était moi qu'ils visaient. D'ailleurs, si tu te souviens bien, ils ont arrêté lorsqu'ils t'ont reconnue... Puis le Sanctuaire a fait cramé la forêt.

Eva se sentit rougir lorsqu'elle se remémora la scène et que, malheureusement, ses souvenirs se rangèrent du côté de Kyle. Rah, il avait encore raison ! Ce que ce pouvait être agaçant !

– Mais qu'est-ce qu'ils te voulaient, au juste ?! S'exclama-t-elle alors, espérant faire passer son rougissement de honte pour de la colère.

– Disons que je les ai bien embêtés à la suite de mon bannissement... Ils ont toute les raisons de vouloir me tuer. Je leur ai volé la montre du Spectre, après tout, rien que ça suffisait pour qu'il veuillent ma mort.

– Et le Spectre, justement ! C'est pas une preuve qu'ils veulent m'assassiner ?!

– S'ils avaient vraiment envoyé un Spectre pour te tuer, tu serais déjà morte. Et sache que ce genre de chose ne se fait qu'en dernier recours : même moi, je n'ai pas eu droit à mon Spectre. Et pourtant j'en ai fait, des conneries...

Ces quelques mots avaient suffit pour désorienter complètement Eva. Elle inclina lentement la tête et fixa Kyle de ses deux yeux aussi bruns que perdus.

– Mais alors... Il servait à quoi, ce Spectre ?

Le jeune homme laissa apparaître un sourire énigmatique, quelque peu vainqueur, comme s'il s'apprêtait à sortir l'argument imparable. Eva n'aimait pas du tout cette expression et du se retenir pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Elle déglutit, angoissée.

– Ce Spectre traque les Voyageurs spéciaux afin d'éviter qu'ils ne tombent sur le Sanctuaire, révéla le banni. Dommage que certaines personnes courent plus vite que d'autre : s'il avait réussi à t'enlever et à te ramener chez les Autres il y a quelques années, cette histoire n'aurait jamais eu lieu. Pareil pour moi.

La pauvre Eva était confuse. Elle avait l'impression de se retrouver face à l'un de ces exercices de maths complètement malsains qui partent dans tous les sens, mais qui gardent une trame de cohérence qu'il faut, bien sûr, comprendre pour ne pas se perdre.

– Mais du coup... Les Autres...

– Ne sont pas de froids meurtriers, compléta Kyle. Je ne dis pas qu'ils sont tout blanc, plusieurs partisans de Clark sont déjà morts par leur main, mais il y avait une raison bein valable derrière ces meurtres. Ils ne s'attaquent pas aux Voyageurs seulement parce qu'ils appartiennent au Sanctuaire. Au contraire ! Ils sont même du genre à en aider certains, surtout lorsqu'ils veulent s'échapper et chercher des réponses.

La jeune fille le toisa de haut en bas, plusieurs fois, avant que son regard ne se perde dans les limbes de sa propre conscience. Cette histoire était complètement alambiquée ! Pourtant, elle était cohérente... Il y avait encore certains points qui restaient sombres, mais cela n'était qu'une question de temps avant que Kyle ne les éclaircisse ; ou bien qu'il soit incapable d'y répondre, ce qui prouverait ainsi qu'il était en train de mentir. Alors il ne restait plus qu'à l'interroger...

– Mais pourquoi Clark s'amuserait-il à les faire passer pour des meurtriers ? Lui demanda Eva. Et, si je te crois, on n'est pas censé échapper à un Spectre s'il veut vraiment nous tuer... Il ne s'est jamais demandé pourquoi j'étais toujours en vie alors que je l'ai déjà croisé plusieurs fois ?

Kyle ricana de nouveau.

– Clark a l'air gentil et avenant mais ce n'est qu'un profond imbécile : il a tellement utilisé cette excuse pour empêcher ses protégés d'aller voir ailleurs qu'il s'en est lui même persuadé. Et pour le Spectre, il croit dur comme fer qu'il n'est là que pour effrayer le Sanctuaire et traquer les Voyageurs qui lui tombent sous la main. Personne ne sait à quoi sert vraiment le Spectre là bas, même pas Allan ! Lui aussi est complètement stupide, de toute façon, complètement manipulé par Clark. Il n'a jamais voulu me croire quand je lui expliqué que les Autres n'étaient pas aussi mauvais que ça... Depuis, je n'ai plus jamais tenté de rentrer en contact avec lui. Et dire que j'ai pris des risques malgré mon bannissement pour aller lui expliquer tout ça...

Il siffla de mécontentement avant de vriller son regard dans celui de son interlocutrice. Ce contact fut si violent que la demoiselle eut un mouvement de recul, mais elle se refusa de fuir. Tout ce discours n'avait pas été lancé pour rien : alors, même si Kyle n'était pas celui à qui elle faisait le plus confiance sur cette Terre, elle voulait entendre ce qu'il avait à lui dire. Et si ses calculs étaient justes, elle allait devoir faire face à une proposition.

– Je me suis lancé dans une mission vraiment complexe, avoua Kyle, et je commence à comprendre que j'ai plus de chances d'échouer que de réussir. Sauf si quelqu'un m'aide.

Son regard se fit plus perçant. Eva blêmit. Elle avait peur de comprendre ce qu'il voulait dire par quelqu'un.

– Tu es la seule à être au courant de tout ça, continua le garçon, tout bonnement car tu es la seule à être assez détachée du Sanctuaire pour entendre la vérité. Et puis, tu es spéciale, donc tu es directement touchée par cette histoire. Tu es sincèrement la seule à pouvoir m'aider. Est-ce que tu accepte de me donner un coup de main...?

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