13. Le dernier combat

— C'est... c'est impossible. Mes parents sont morts.

D'un air dubitatif, Theo se tenait immobile, entouré d'une cinquantaine de paires d'yeux qui assistaient à cette scène déroutante.

— Seulement ta mère..., a dit le Capitaine Anger en regardant tristement le sable sous ses pieds.

C'était la première fois que je voyais cet homme éprouver une émotion qui lui donnait l'air vulnérable et sensible. L'équipage du Golden Blood II aussi, car les pirates ont échangé des regards surpris entre eux.

— Mais pourquoi..., a commencé Theodore, la colère montant en lui. Pourquoi m'avoir abandonné dans un orphelinat et me laisser croire pendant toutes ces années que mes parents étaient morts ?

— Quand ta mère est morte de sa maladie, a dit le Capitaine Anger, j'ai cru que je n'allais jamais être capable de m'occuper de toi. Mais sache que j'ai regretté, petit.

— Ne m'appelle pas comme ça !

Je voyais bien que Theo avait de la difficulté à digérer toutes ces révélations, et je le comprenais parfaitement. J'aurais probablement réagi comme lui si j'avais appris que mes parents n'étaient pas morts, mais qu'ils m'avaient plutôt abandonnée.

— J'ai commis une erreur, Theo...

— Ne m'appelle pas comme ça non plus !

— Si seulement tu pouvais me pardonner... Tu pourrais partir avec moi, on naviguerait partout ensemble. Je rattraperai le temps perdu, je te le promets.

Un petit instant, Theodore a semblé déstabilisé et hésitant. Comme tous les orphelins, je savais qu'avoir un parent était quelque chose qu'il avait toujours voulu.

— Je ne naviguerai pas avec un lâche comme toi, a-t-il tranché.

Cette déclaration a paru dépiter le Capitaine Anger, qui a baissé les yeux.

— Je n'ai jamais dit que j'étais quelqu'un de bien, a-t-il avoué.

Celui-ci s'est ensuite tourné vers son équipage.

— On a terminé, sur cette île. Je ne me battrai pas contre mon fils. On part.

Cette annonce a surpris tout le monde. Les garçons du Perilous et moi nous sommes regardés, stupéfaits mais soulagés qu'ils abandonnent l'idée de se battre contre nous pour se procurer le fruit. Quant aux pirates du Golden Blood II, ils affichaient un air déçu de ne pas repartir en étant immortels. Le Capitaine Anger a ajouté :

— Ceux qui veulent rester pour le fruit, c'est à votre guise, mais vous n'aurez pas de bateau pour revenir.

Il s'est dirigé vers son navire et tous les pirates l'ont suivi.

— Cap'tn, qu'est-ce qu'on fait de la fille ? a demandé le Gros Gurk, m'empoignant toujours le bras.

Après m'avoir jeté un long regard, le Capitaine Anger a déclaré :

— Laissez-la avec ses amis.

Une bouffé de soulagement m'a envahie. La dernière chose que je voulais était de retourner avec cet équipage.

Puk et le Gros Gurk m'ont cédé ma liberté et je suis allée retrouver les garçons. Theo m'a fait un léger signe de tête quand je suis passée à ses côtés et Rupert a dit :

— Content que tu sois de retour parmi nous.

Je lui ai souri, ravie moi aussi.

Puis, une voix s'est élevée. Une voix que je reconnaîtrais parmi tant d'autres.

— Mais Capitaine ! s'est plaint Jaden, visiblement mécontent. On ne peut pas les laisser avoir le fruit !

— J'ai déjà dit que ceux qui veulent rester, qu'ils le fassent, a-t-il répondu. Ce n'est pas mon problème.

Les yeux de Jaden lançaient des éclairs de colère.

— Vous êtes tous des idiots ! a-t-il lâché à son équipage. Laissez aller une occasion comme celle-là, c'est démentiel !

— Tu devrais rejoindre ton équipage, a suggéré Theo.

— Oui, pour vous laisser le fruit pour vous ? Il n'en est pas question !

Il s'est tourné vers le Golden Blood II, dans lequel les pirates montaient, et a crié :

— C'est ça, partez ! La prochaine fois que vous allez me revoir, je serai immortel !

Personne dans le Golden Blood II n'accordait de l'importance à ses pleurnichardes et, quelques minutes plus tard, le bateau quittait le rivage, avec un pirate en moins.

Jaden s'est tourné vers nous. Il était seul contre une vingtaine de garçons et moi, qui le détestait plus que tout, maintenant. Quand je le regardais, je ne voyais qu'un menteur, un traître, un lâche...

— Je vois que votre sale petit singe s'amuse beaucoup, a dit Jaden en pointant derrière nous.

Nous nous sommes tous retournés pour voir Chuck, sautant d'arbres en arbres. Puis j'ai compris la manigance de Jaden. Le temps de me retourner, il avait déjà sorti son épée, profitant du fait que les autres ne regardaient pas. J'ai lancé un cri d'avertissement, mais c'était trop tard. Theo n'a eu le temps que de faire volte-face, avant que la lame de Jaden s'enfonce dans son ventre.

La suite s'est passée au ralenti. Jaden s'est rapidement saisi du fruit dans la poche de Theodore. Celui-ci s'est écroulé et a porté les mains à sa blessure dont le sang se propageait. Tous les garçons se sont penchés vers lui pour lui porter secours, tandis que moi, dévastée par la haine, j'ai poursuivi Jaden. Celui-ci se dirigeait vers le Perilous dans l'intention de s'éclipser avec le bateau, pendant que les garçons ne prêtaient pas attention.

Je l'ai rattrapé juste avant que ses pieds ne touchent à l'eau et j'ai sorti mon poignard.

— Il faut être tout un lâche pour attaquer quelqu'un lorsque celui-ci a le dos tourné ! ai-je ragé.

— Encore là pour me barrer la route, toi ? a-t-il dit en se tournant vers moi. Je vais faire ça vite.

Il a ressorti son épée et je me suis jetée sur lui dans un élan d'adrénaline et de colère. Ma seule intention était de le tuer. De planter ma dague dans son cœur et d'en finir avec lui. Il m'avait menti du début à la fin, et il avait peut-être tué Theodore.

Mes coups se multipliaient sans arrêt et devenaient de plus en plus puissants, si bien que Jaden avait de la difficulté à les parer. Je lui ai balafré la joue. Mon énergie ne me quittait pas. J'ai voulu atteindre son ventre, mais il a bloqué l'attaque et m'a ouvert l'épaule. Trop ravagé par la haine, je ne sentais rien. Nos lames se heurtaient violemment et je ne me fatiguais pas. Lui si, par contre. J'en profitais donc pour porter des coups encore plus agressifs, aux endroits où je savais qu'il protégeait moins. Je le connaissais depuis assez longtemps pour savoir ses points faibles, comme son côté droit, qu'il avait toujours eu de la difficulté à défendre à cause du port de son épée. J'ai réussi à blesser son bras droit, ce qui lui a fait tomber son arme. J'ai sauté sur l'occasion et j'ai menacé Jaden, mon poignard à son cou.

— Tiens donc, tu t'es améliorée, a-t-il déclaré.

Je n'ai pas répondu, ne voulant pas perdre de temps pendant que Theo se vidait de son sang. J'ai appelé Jasper et celui-ci a accouru.

— Prend la relève, d'accord ? ai-je demandé.

— Avec plaisir.

Jasper a sorti son épée et l'a pointé sur le cou de Jaden, tandis que moi j'ai attrapé le fruit magique dans sa poche.

— Vous allez le regretter, a dit Jaden. Je vais me venger.

— J'ai presque peur, a répondu Jasper.

J'ai sprinté vers l'attroupement de garçons.

— Laissez passer ! ai-je ordonné.

Ils ont reculé du corps étendu sur le sable. J'ai été effaré par la quantité de sang qui coulait de la plaie à l'estomac de Theo. À mon grand soulagement, ses yeux étaient encore ouverts et il respirait toujours.

— Abby..., a-t-il murmuré d'une voix faible.

— Theo.

Son front était luisant, son souffle court. Ses yeux gris qui se plongeaient dans les miens étaient remplis de souffrance. Le voir comme cela me rendait malade.

— Tu es magnifique, a-t-il soufflé et j'ai poussé un rire nerveux.

— Ne parle pas.

J'ai sorti le fruit.

— Mange-le, ai-je ordonné.

— Quoi ? Non...

— Theo, tu vas mourir. Mange-le !

— Non.

J'ai toisé les garçons autour de nous d'un regard qui demandait de l'aide, mais ils étaient aussi impuissants que moi.

— Theo, arrête avec tes sottises, me suis-je impatientée. Mange le fruit, allez !

Je l'ai approché de sa bouche, mais il refusait de l'ouvrir.

— Non, Abby, a-t-il répété. Je ne veux pas vivre pour l'éternité. Pas sans toi.

Mon cœur s'est littéralement serré dans ma poitrine. Des larmes ont commencé à perler mes joues.

— Arrête de dire n'importe quoi.

— Je ne dis pas n'importe quoi, a-t-il dit posément. Tu te rappelles, cette nuit, avec les étoiles filantes, où tu m'as demandé de faire un vœu ?

— Chut.

Je voulais savoir ce qu'il allait dire, mais je ne voulais pas qu'il s'essouffle à parler. Il a quand même continué faiblement :

— Tu es mon unique souhait, Abby.

Cette fois, je n'ai pu retenir davantage mes larmes, sans jamais détacher mon regard du sien. Il était tellement beau. Ses yeux qui étaient parfois bleus, parfois gris. Sa cicatrice qui lui rayait le sourcil. Ses mèches de cheveux qui lui tombaient dans le front.

— Et vous, les garçons, a dit Theodore en levant les yeux, vous avez été des pirates courageux et loyaux. Je n'aurais pu avoir un meilleur équipage.

Les garçons regardaient leur capitaine avec un mélange de chagrin et d'admiration. Harold pleurait abondamment.

Les paupières de Theo se faisaient lourdes, sa respiration lente, son regard flou.

J'étais dévastée. Le regarder comme cela me donnais l'impression de mourir peu à peu avec lui.

Quelque chose m'a alors tiré la main. C'était Chuck. Il me regardait d'un regard persistant, comme s'il voulait me dire quelque chose.

— C'est fini, Chuck...

Il continuait à me tirer la main, cette fois plus fort.

— Arrête !

Puis, j'ai compris ce qu'il voulait. Dans sa main, le singe tenait des feuilles jaunes et ça a fait tilt dans ma tête.

— Mais tu es un génie, toi ! me suis-je écriée.

Les garçons m'ont lancé des regards interrogatifs.

— «Les feuilles de cet arbre magique guériront n'importe quelle maladie, tandis que son fruit vaincra la pire d'entre toutes : la mort», ai-je récité.

Les garçons ont soudainement eu l'air de comprendre.

— Les feuilles aussi sont magiques ! Elles guérissent ! me suis-je exclamée.

Avec une soudaine énergie, j'ai déposé les feuilles jaunes sur la blessure de Theo. Puis, nous avons attendu et attendu. Rien ne se passait. Ses yeux restaient clos et son corps immobile. Mon entrain a descendu d'une traite.

— Ça ne marche pas. Pourquoi ça ne marche pas ? me suis-je impatientée.

Et c'est à ce moment que la magie s'est produite. Une faible lumière dorée a jailli des feuilles, pour ensuite devenir de plus en plus grande et nous aveugler. Nous avons détourné les yeux. Puis, la lumière a cessé et quand nous avons regardé à nouveau, Theo était redressé, les yeux ouverts.

— J'ai manqué quelque chose ? a-t-il demandé.

Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine et tous les garçons ont poussé un cri de joie. Je pensais rêver. Il se tenait là, plus beau que jamais, et vivant. Nos regards se sont croisés et je n'ai pu m'empêcher de lui sauter au cou.

— Tu m'as fait tellement peur, j'ai cru que tu étais mort !

Theo a été surpris par ce contact et, gênée, j'ai rapidement reculé.

— Il y a quelques jours tu t'en aurais réjoui, a fait remarquer Theo avec un sourire moqueur.

— En y repensant, c'est encore le cas.

J'ai souri et il a fait de même. Puis nous  nous sommes regardés les yeux dans les yeux, un peu trop longtemps.

— Hum hum, a fait Isaac.

Nous avons détourné le regard et Isaac a ajouté :

— Content que tu sois en vie, Capitaine.

Il l'a aidé à se relever et ils se sont tapés dans le dos amicalement. Tous les autres garçons ont fait de même, l'un après l'autre. Une petite tape dans le dos pour exprimer leur joie.

— Que va-t-on faire avec le fruit, maintenant ? a demandé Rupert.

Nous avons réfléchi à la question longuement. Puis Theo s'est tourné vers le singe et a demandé :

— T'as faim, Chuck ?

Nous l'avons tous regardé avec des yeux ronds.

— Tu ne vas quand même pas lui donner ? s'est étonné Isaac.

— On s'est entendu pour qu'aucun de nous l'utilise, alors pourquoi pas ?

Personne ne s'est interposé. Theo a tendu le fruit vers le singe et Chuck l'a attrapé. Visiblement affamé, celui-ci n'en a fait qu'une bouchée.

— Et bien, voilà, a dit Rupert. Problème réglé.

— Il en reste un dernier, ai-je dit.

J'ai pointé Jaden au loin, l'épée de Jasper toujours à son cou. Nous nous sommes dirigés vers eux.

— Tu as l'air en bien meilleure forme qu'il y a quelques minutes, Capitaine, a dit Jasper, un sourire en coin.

— Ouais ouais, c'est ça, a-t-il répondu. Maintenant, on va s'occuper du cas de cette petite merde...

Il s'est penché vers Jaden et a effleuré sa lame sur son cou.

— S'il te plaît..., a supplié Jaden.

— Fais tes adieux.

Mon cœur battait la chamade. Je ne pouvais laisser faire Theo. Ce n'est pas que je me préoccupais du sort de Jaden; cela m'était complètement égal. Mais je savais que Theo n'avait encore jamais tué quelqu'un et qu'il ne souhaitait pas le faire. Ce geste allait le hanter peut-être toute sa vie.

— Theo, non...

Je ne sais pas qui a été le plus surpris par mon intervention, Jaden ou Theo.

— Abby..., a commencé Jaden, de l'espoir dans les yeux. Merci, je... je savais que tu ne le laisserais pas faire.

— Abby, a soufflé Theo, après tout ce qu'il t'a fait... Tu tiens encore à lui ?

Theo me regardait comme si je venais de le trahir.

— Taisez-vous, tous les deux, me suis-je exaspérée. Theo, tu n'es pas obligé de faire ça. Il y a une autre façon d'en finir avec lui.

La lueur dans le regard de Jaden s'est éteinte immédiatement. Il rêvait en couleur s'il pensait vraiment que j'allais le sauver !

Theo me regardait toujours d'une manière perplexe. J'ai désigné le Perilous et une illumination est apparue dans ses yeux. Il avait compris mon intention.

Quelques minutes plus tard, nous quittions l'île à bord du Perilous, en prenant bien soin de laisser un pirate seul sur la plage.

— Vous allez me le payer, sales petits...

Les lamentations de Jaden se perdaient peu à peu, tandis que le navire s'éloignait dans la Mer des Caraïbes avec un équipage radieux. Certes, excepté Chuck, aucun de nous n'était immortel, mais tout le monde était vivant et c'est ce qui comptait.

— L'expression qu'il a faite quand on l'a laissé sur l'île ! s'est marré Jasper. C'était mémorable !

— Regardez ce que j'ai ramené, a dit Rupert. Ça peut toujours servir.

Il tenait dans sa main une poignée de feuilles jaunes. Les garçons ont acquiescé avec entrain. Pour ma part, je suis allée retrouver Theo qui était parti seul vers la proue. Il se tenait sur le pont avant et observait la mer d'un air songeur, les bras accoudées au bastingage.

— À quoi penses-tu ? ai-je demandé, curieuse.

Il s'est tourné vers moi.

— À pleins de choses. J'essaie surtout de me faire à l'idée que j'ai un père.

— Tu es maintenant le seul à ne pas être orphelin sur ce navire.

— Je ne sais pas si j'aimerais mieux l'être, plutôt que d'avoir le Capitaine Anger comme père.

— Il a du bon en lui. Certes, il ne le montre pas toujours...

Theo a ri. Je me suis accotée au bastingage à ses côtés et nous avons observé la sublime vue qui s'offrait à nous. Le soleil qui se couchait semblait plonger dans la mer, tout en peignant le ciel d'une touche rosée.

— Je pensais aussi au fait que tu m'avais sauvé la vie, a déclaré Theo.

Son magnifique regard s'est plongé dans le mien et je me suis sentie rougir malgré moi.

— C'est plutôt Chuck qui l'a fait, ai-je rectifié. Et je t'en devais une, tu te rappelles ?

Son rire m'a fait fondre.

— D'ailleurs, ai-je poursuivi, tu ne m'as toujours pas fourni d'explication valable pour m'avoir épargnée durant notre duel...

— Que veux-tu que je te dise ? s'est-il exaspéré. Que je tiens trop à toi pour te voir mourir ? Que j'ai fait ça par amour ?

Je lui ai lancé un regard impatient. Theo s'est exclamé :

— Ah, ça aurait été tellement plus simple si je t'avais tué !

Il s'est penché vers moi et m'a embrassé. Je lui ai rendu son baiser et, à cet instant, c'était comme s'il n'y avait plus que nous. Seuls au monde.

Qui aurait cru que nos regards haineux, nos disputes et nos combats se transforment subitement en baiser ? Certainement pas moi. Pourtant, ses lèvres sur les miennes m'ont paru une chose totalement rationnelle et j'aurais bien voulu éterniser ce moment, mais des applaudissements nous ont soudainement interrompus. Nous nous sommes retournés pour apercevoir tout l'équipage qui nous acclamait.

— Et bien, il était temps ! s'est exclamé Jasper avec un rictus.

— Fichez-nous la paix ! s'est plaint Theo. C'est un ordre de votre Capitaine !

Les garçons sont repartis en rechignant et Theo s'est tourné vers moi.

— Où en étions-nous, mon Capitaine ? ai-je demandé.

— À cela.

Encore une fois, ses lèvres se sont déposées sur les miennes, tandis que, sous un splendide couché de soleil, le Perilous s'avançait davantage dans la Mer des Caraïbes.

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