Votre faute - personnellement !

Et qu'on n'aille pas prétendre une fois de plus que les personnes n'y sont pour rien, que seuls leurs représentants sont à blâmer, que les premiers ignoraient ce que les autres auraient traitreusement caché, comme les doigts aveugles et indépendants d'une même main : il faut admettre franchement que jamais les Français n'ont alors beaucoup manifesté leur intention d'être informés des nouvelles fâcheuses, et que, lorsque d'aucuns leur proposaient la vérité, ils préféraient de loin se tourner vers des versions plus douces et moins préoccupantes pour prolonger leur si benoite quiétude.

L'écologie, la démocratie, la dette publique : tous ces sujets les amusaient plutôt qu'ils ne les inquiétaient ; ils constituaient des distractions et des alibis à l'intelligence ; on se divertissait à en entendre parler dans les médias, et surtout pour se donner temporairement des petits débats dérisoires, et puis on les ignorait la plupart du temps ; c'étaient, pour le moins, des idées théoriques et plaisantes pour s'exercer mais qui ne donnaient jamais naissance à de véritables pratiques, sans parler d'actes – c'est d'ailleurs, en gros, toute la direction de la philosophie à cette époque : disserter en universitaires pour la frime, faire du commentaire abondant et qui valorise sans pour autant accorder les paroles et les gestes ; de la philosophie de fumoir ou d'amphithéâtre. Seulement, d'en avoir parlé, cela soulageait, il n'en fallait pas davantage, on gagnait ainsi une contenance, on avait enfin l'air adulte et concerné, c'était tout le sérieux dont on avait besoin pour fanfaronner et séduire, peut-être.

Ne pas revenir sur cette vérité : nos parents savaient, tout le monde savait. Le moindre économiste, le moindre étudiant en économie, le moindre lycéen de classe éco, n'ignorait pas que la dette galopante trouverait un jour l'effet d'une bulle qui éclate – c'était évident, syndrome connu depuis toujours. Dès le début, le régime des retraites avait posé ses limites et ses contradictions, et ni les océans de déchets ne se sont mis à exister du jour au lendemain ! Ils avaient tous du plastique jusque devant les yeux et par-dessus la gueule, on en parlait même au club Dorothée, bon sang, dans la chronique de Gérard Klein ! Mais quoi ? il aurait fallu sacrifier un peu de cette effervescence folle et considérer avec soin tous ces problèmes sinistres – or, société d'enfants, des gamins, à la fois légers et capricieux, qui pensaient :

« Il y a bien assez de grandes personnes pour trouver la solution à notre place ! »

Ces grandes personnes, leurs élus, ils ont feint de les croire des surhommes capables de résoudre à eux seuls toutes les difficultés qu'on leur confiait : leur déléguer les angoisses, s'en dédouaner par l'argent, payer pour être soulagé de toute responsabilité, une belle situation, ça, homme politique : voilà pour se décharger des soucis.

Et : « Ce n'est pas ma faute ! C'est le régime de la République ! »

On ne sache pas, pourtant, que ces citoyens aient alors beaucoup réclamé comme il se fait de nos jours de participer à la politique et d'être sollicités par référendums : « Ils doivent savoir ce qu'ils font ! », quelle naïveté coupable ! on n'est pas aveugles parce qu'on ferme les yeux ! Confiance absurde d'ailleurs, démentie cent fois l'an par toutes les affaires, tous les trafics, toutes les corruptions, tous les revirements incessants, contradictions personnelles, trahisons internes, mensonges au peuple. Après « Les Français sont des veaux », continuer d'accorder son crédit à des hommes politiques ?! non pas : acheter sa tranquillité. On n'avait pas envie de penser, on s'indignait par alternances et pour la bonne conscience, mais l'action était à tout autre chose. Il fallait jouir encore ! tout le temps jouir !

Nous sommes à présent les seuls à réclamer une démocratie. Si cet effort est lent à se mettre en branle, c'est parce qu'il avait été longtemps oublié, et qu'il répugne encore à nos aînés qui y sentent le poids de leur culpabilité : ils voudraient avoir compté pour quelque chose ; leur orgueil y tient comme une nouvelle lubie, et nous, au contraire, nous leur montrons toutes les luttes assez faciles et très essentielles qu'ils n'ont pas menées. Nous les humilions chaque fois que nous agissons, voilà pourquoi ils résistent. Ils espèrent que les anciennes institutions qu'ils ont entretenues suffiront à résoudre les problèmes de notre modernité, parce que l'entretien de ces institutions est tout ce qui, de leur temps, les a occupés et pourrait faire leur fierté. Mais de fierté, point : nulle de ces institutions n'a servi à quelque chose ; on y parle, on y réduit sur le papier les gaz à effet de serre, on y détermine, au degré près, la limite à ne pas franchir. Une « bonne » assemblée est celle qui se met d'accord sur des objectifs précis qui ne l'engagent à rien. Ils voient bien, nos parents et leurs continuateurs, qu'ils n'ont rien fait, et ils s'acharnent à prouver, par leurs gênes et leurs interférences, que c'est bien eux qui avaient raison lorsque nos mouvements n'aboutissent pas. Mais ils seront submergés, écrasés tôt ou tard par cette démocratie qu'ils ont jugée un extrémisme, en dépit de leurs votes parasites et de la solidité des gouvernements routiniers et implacables qu'ils ont su installer. Nous vivons tous, nous leurs fils, dans une époque qui ne nous appartient pas encore, dont nous sommes contraints de forcer la rencontre avec notre sens du devoir – société de l'indolence qui continue de vouloir nous rassurer, qui nous fournit perpétuellement des gages de tranquillité : mais nous n'avons même plus d'intérêt à la tranquillité, nous préférons une responsabilité digne, nous nous fichons des propos paisibles et confortables, nous voyons bien, à la forme processive de nos Chambres, qu'elles ne sont pas faites pour agir bien, pour agir vite, et qu'elles ne sont qu'un reliquat d'une période passée attentive surtout au décorum. Nous nous moquons, nous, des protocoles et des statuts, estimant qu'un homme politique est avant tout un représentant du peuple et que c'est nous, le peuple, qui avons à décider par son intermédiaire, et pas lui à notre place.

Mais où ? dans quel livre des années 60, ou 70, ou 80, cette théorie pourtant simple a-t-elle été inscrite ? Si c'est le cas, qui donc s'en est soucié ? Les communistes même, à qui c'était la charge peut-être historique, généalogique pour ainsi dire, de réaliser une démocratie similaire à leur doctrine initiale, se sont enferrés dans des débats d'école, aux conflits de bureaucrates où tout combat n'a de violence qu'aux enjeux dérisoires, bien trop préoccupés qu'ils étaient par leurs luttes internes et des stratégies électorales, et, comme les autres, ils n'ont rien fait alors qu'entretenir des dogmes surannés au nom, par exemple, d'alliances plus ou moins secrètes avec l'URSS ou d'influences au sein d'une guerre froide absurde et dépassée bien longtemps avant que de se dissoudre : du politique partout, et nulle part des individus intéressés, soigneux, diligents, altruistes, propres à anticiper l'avenir et à accomplir des changements non même profonds, mais véritables. Déjà, tous les documentaires nous révèlent aujourd'hui que la sphère politique de cette période n'est occupée que de sa perpétuelle réélection à n'importe quel prix, et c'est à peine si cette période intéresse les historiens tant elle est habitée de vanités et de jeux dérisoires et turpides.

Mais certains d'entre nous disent à présent, pour la première fois : « Ne nous donnez rien en échange de nos services politiques, ne nous versez que nos salaires actuels sans autre des avantages échus à nos prédécesseurs, il nous suffira bien, à nous, pour notre orgueil, pour notre sentiment, du moins, du devoir, de constater comme nous pouvons changer les choses et comme nous nous y sommes attelés pour la postérité avec la fierté des bâtisseurs réfléchis. » Or, à l'époque dont je parle, les places et les privilèges, et l'image aussi, étaient tout ce à quoi on aspirait en tout premier lieu, et il en reste d'ailleurs une saveur étrange et ridicule imprégnant anachroniquement toute notre politique : osez donc prétendre que j'ai tort ! On a odieusement fondé l'exercice du pouvoir sur des faveurs et du prestige, et pourquoi ? Parce que l'insouciance était telle qu'on ne songeait alors, dans les maisons, qu'à envier ces figures distrayantes comme des icônes de cinéma, gesticulantes et médiatiques : même cela, même la politique, si grave et si nécessaire, les viveurs de l'après-guerre en ont fait du divertissement ! Ah !

Alors non, nous n'aurons pas d'indulgence, pères, mères, à vous accorder pour tant de vices, fussent-ils des vices d'insouciance, des vices nés du confort, des vices de paresse. Votre esprit s'est ramolli au bonheur que vous avez bâti sur nos visages foulés, et vous êtes parvenus, outre notre existence, à abîmer jusqu'à l'image du maçon politique, ce fier héros de l'idéal qui, ayant quelque chose à dire, avait surtout quelque chose à construire.

Plaidez coupables plutôt, vos résistances sont infamantes et vaines, vous entretenez des arguments d'enfants et votre puérilité s'en trouve confortée. Dites uniment : « Nous avons failli », et courbez la tête devant nos souffrances, votre fruit. Voyez le monde si absurde, si proche de sombrer dans l'abîme, économiquement, écologiquement, systémiquement, avec tous les représentants hérités de cette vision médiatique consistant à s'agiter sempiternellement quoique sans un seul geste grand, à seule fin de n'être pas oublié – vous vous débattez après l'oubli, vous ne faites rien d'autre, sans œuvre pour vous soutenir ! Et que celui ou celle d'entre vous, après cela, qui ose encore dire : « Je n'y suis pour rien, je ne suis pas coupable », celui-là, qu'on lui jette l'opprobre et toutes autres choses qu'on estimera suffisantes, je m'en lave les mains, le mal injuste que nous subissons valant bien toutes les douleurs illégales que vous recevrez là, j'ose dire, légitimement.

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