Vertus de notre blâme

Il faut nous remercier, plutôt, de vous démontrer vos vices et vos fautes, et vos fantasmes intenables, et vos illusions malhonnêtes, ne pas être tentés de vous en plaindre ou d'y chercher à toute force l'injustice, la colère et le mal : notre colère n'est pas un excès, une emphase, c'est la conséquence logique, légitime et mesurée de la façon dont vous nous avez traités, par quoi simplement nous réagissons à votre traitement. Il y a des passions qui s'expliquent et qui se justifient, et ni l'enfant-bûche ni l'esclave n'ont de raisons bien saines et humaines de rester cois face à leurs bourreaux. Être humain, c'est aussi savoir adresser des reproches, car le reproche veut et peut corriger celui qui s'en sent atteint.

Plus de deux mille ans de civilisation auraient dû vous indiquer comment l'on devient hommes, comment l'on s'élève à la grandeur, comme on doit faire son œuvre individuelle pour se justifier à l'existence humaine, et jamais vous n'avez pu vous permettre ce prétexte de n'avoir pas eu accès à l'éducation et à l'histoire. Il y a eu des philosophes avant vous, des bâtisseurs de temples, de balivernes tout autant que de vérités, il y a eu des arts éloquents et des sciences utiles, il y a eu les idéaux des guerres, et tout ce passé transmis eût dû vous inspirer, vous inciter à ne pas végéter, vous pousser au moins à quelque reconnaissance par laquelle vous auriez décidé d'égaler en partie ce qui vous avait précédés. Mais décadence partout, croupissement des mœurs, absence de considération pour le potentiel superbe du matériau humain, profit de tout, jouissances licites uniquement, et nul élargissement du cercle du grand, du pratique pour tous développements, et l'effondrement de toute rectitude intellectuelle... La stagnation entamée au début d'un siècle de progrès inédits et collectifs achevée en un immense sacrifice de tout ce qui est supérieur dans la personne, dans l'individu humain. Un oubli de toute dignité, dans un jeu fébrile de bêtises, de négation de tout effort véritable. Une facilité... et qui ne produit rien, qui n'aspire qu'à davantage de facilité.

Mais songez donc quel bien nous vous rendons, au surplus de faire éclater les vérités, ce qui est un mérite en soi, fût-ce à la dynamite : en procédant ainsi, pour la première fois nous vous responsabilisons ; au lieu de faire de votre génération un poids mort dans l'histoire des sociétés et de l'humanité, ou plutôt un point aveugle comme les enfants sont généralement pour l'historien un sujet de mépris jamais considéré, nous faisons de vous un point de mire même en négatif, nous vous rendons votre âge adulte, nous vous offrons un sens et une perspective, nous parlons de vous plus que comme des sujets perpétuels d'excuses et hors des grands cadres humiliants des compromissions naturelles. Vous devenez la boussole quand la grandeur est au sud. Souriez d'être devenus même des sujets de répulsion, car enfin vous voilà sujets : quelqu'un prend au sérieux votre insignifiante légèreté.

Vous blâmer, enfin, c'est vous rendre votre grandeur, c'est vous permettre de vous dignifier ; à notre jugement, puisque vous êtes réapparus dans le vaste radar des significations, vous pouvez vous corriger, vous repentir, rendre témoignage de ce à quoi nous ne devons pas ressembler. Une direction irrésistible vous a entraînés vers la mort, une lourde pente vous a propulsés au néant, et nous voudrions la connaître un peu, pour entendre, au surplus de ses symptômes, les effets sensibles d'une dégénérescence mentale : quel processus, donc ? pas immuable, nous espérons. Est-ce le confort qui induit toujours ce genre de pauvreté d'esprit ? Y a-t-il autre chose ? Laissez-vous donc examiner de façon que nous nous prémunissions de votre maladie, si possible. Et expliquez donc un peu les étapes de votre infection, pour nous aider davantage : nous avons, nous, besoin de tout comprendre. Vous êtes même si pétrifiés qu'il suffit qu'on vous observe aujourd'hui : vous étiez identiques il y a dix, vingt, trente ans. Ne résistez donc pas à servir d'objet d'étude.

Mais cela n'est possible – la rédemption, intérieure ou par nous – qu'à condition de ne pas sombrer dans la voie de l'irresponsabilité et du déni : soyez braves, vous à qui il reste un peu de temps encore pour vous élire quelque voie tardive et enfin propre ! Nous aimons les braves, nous autres ; nous vibrons de paroles assainies et de vigueurs exemplaires, désormais : puisqu'après tous vos prélèvements il n'est plus rien que vous puissiez nous donner de façon à susciter notre reconnaissance, rendez-vous, au moins, des êtres véridiques sur le constat d'un monde ruiné : nous nous chargeons du monde puisque c'est à présent notre lot et que nous ne pouvons plus y surseoir, bien que notre époque, suite au vide imputable à votre absence de transmission, doive redécouvrir et refonder de zéro tout l'art politique : elle n'en a certes pas encore les moyens intellectuels, elle est provisoirement retournée en enfance dans la contestation et l'édification d'idées, soutenant mollement des causes plates et sans efficacité, d'une façon certes maladroite et par trop décorative. Seulement, tâchez de n'être pas encore, après tout ce désastre qui vous est dû, des fardeaux persistants, des parasites opiniâtres et rétifs, des animaux aboyant après la nourriture du confort, à votre ancienne et sinistre manière.

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