Tragi-comédie de leur mentalité

Il n'existe pas encore de science assez minutieuse, assez méthodique, assez objective et en même temps assez attachée au matériau humain hors de toute doctrine, pour montrer avec exactitude comment se construit la mentalité d'une génération entière sur le fondement d'une conjoncture favorable. Il y faut des dizaines d'exemples et tout un appareil capable de produire un violent contraste pour révéler combien nos parents sont restés toujours des sots, des enfants et des irresponsables ; les voici :

Mentalité de Club Méd, où les vacances sont considérées surtout comme obligatoires, un avantage, un « acquis » d'office, qu'on se doit de consommer comme le reste. On n'y fait rien, à très peu près : des journées entières passées sur des plages à bronzer, à fumer, à déjeuner : les lieux où on ne brûle pas font après coup l'impression de vacances ratées. On expose des peaux hâlées, fabriquant de l'appétit sexuel ; tout ceci, au retour, ne sert pas que pour l'amant : on prouve ainsi sa position sociale – j'ai cramé (car toute une génération n'a pas souhaité autre chose que l'extrême limite du coup de soleil), donc j'ai eu le privilège d'aller où il fait un peu plus chaud... que toi. Safaris en Afrique où l'on tue encore toutes sortes d'animaux, parce que ça se fait. Où qu'on aille, ramener des souvenirs, bibelots insignifiants ou étoffes qui font chic, qui, au retour, imposent par l'exotisme (de pacotille) et par la dépense ; beaucoup de boutiques traversées. On visite à toute vitesse les mêmes sites touristiques par milliers, prélevant des pierres sur les monuments d'Angkor Vat, inscrivant son nom sur la grande Pyramide, du moins, à défaut, usant par cohortes le sol et les marches de tel endroit lointain qu'on s'approprie en un Tour Operateur organisé de sept-jours-six-nuits. Gros reste épais de mentalité coloniale : les autochtones sont des indigènes inférieurs mais qui suscitent la bienveillance. Mode des pourboires, comme on n'a pas grand-chose d'autre à faire de l'argent, et ça fait Seigneur, on adore d'ailleurs tout ce qui « fait ». De bonnes prostituées ici ou là, comme en Asie, parce que ça suit des vogues, ça « dépayse ». Restaurants, hôtels : c'est d'eux notamment que le lobby du tourisme en est venu à nous emmerder tous, à tout régenter, à gouverner toutes nos politiques. Ceux qui caravanent jouent plutôt aux pauvres, c'est agréable cette impression provisoire de régression ; on aime alors à baiser comme des gitans. Les camping-cars ne vont pas tarder à s'arracher : tendance de nouveaux riches qui veulent montrer combien leur loisir-bohème est confortable et luxueux ; vingt litres aux cents kilomètres, ou pas loin, n'importe. Incapables de comprendre leurs fils qui, on ne sait pourquoi, quelle drôle d'idée ! passent parfois tout un an à l'étranger hors de toute contrainte professionnelle, ou qui errent sur des routes pour saisir enfin quelque chose de la vie et des peuples : nous sommes des fous pour eux, des loufoques, nous n'avons pas de bon sens, inimaginable ! Mais peuh ! nous murirons ! Ils ignorent ce que c'est de vouloir s'imprégner de la pensée d'autrui, ils n'ont jamais eu besoin de ça – je crois même qu'ils doutent au fond d'avoir une pensée propre –, et puis les vacances ne servent pas à ça, c'est juste une affectation, un délassement, pour ne pas réfléchir entre deux périodes de travail où on ne réfléchit guère non plus. Et nous, leurs fils, qui ne revenons même pas bronzés !

Un travail pourtant assez sérieux, à ce qu'on croit, avec des horaires plus longs : ils s'y oublient, mais plutôt pour se donner bonne conscience, pour faire leur dû et croire mériter leurs avantages, suivant une vieille doctrine du travail-qui-rend-libre ou du travail-pour-la-nation. Leur métier est une autre vacuité, ils ne le questionnent pas. Souvent, la femme arrête son métier sitôt l'enfant né, preuve qu'on exerce une profession pour s'occuper, par désœuvrement. Des salaires en augmentation constante et vertigineuse, d'où une mentalité enferrée à jamais dans l'idée qu'un individu gagnera toujours davantage et selon une progression exponentielle – incapacité de revenir sur cette illusion qui fut un long mode de vie, illusion inexpugnable à présent. Celui qui, aujourd'hui, ne parvient pas à une telle ascension est un raté ; pour nos parents, nous sommes presque tous des ratés louches : quelque chose n'a pas marché dans notre croissance économique, et ce doit être de notre faute individuelle, sans doute. Pour eux, nous sommes probablement paresseux, ou bien nous n'avons pas d'ambition : eux, à notre place, seraient déjà etc, ou ils auraient été remarqués par leurs supérieurs parce que etc. La faute, disent-ils, à nos désirs de nous émanciper du travail, car nous sommes étourdis et pensons trop à d'autres choses, mais si nous voulions vraiment... C'est pourtant vrai qu'ils travaillaient longtemps, mais sans aucune philosophie, sans aucun autre but que d'engranger du fric pour acheter n'importe quoi, de façon presque frénétique. À l'heure de la retraite, comme ils n'ont jamais appris à se conduire, ils trahiront leur ennui à des dépenses et à des occupations dérisoires, et ils affecteront de savoir comment « passer leur temps », pour justifier ce nouvel acquis qu'ils ont espéré inconsidérément. Ils obéissaient du temps où ils travaillaient, et ils étaient contents, car dans l'inconsidération de leur vacuité mentale, non seulement ils occupaient un temps dont ils n'auraient su que faire, mais aussi ils possédaient, à la fin.

Investir toujours, avec caprices. Comme ça a de l'argent, ça achète de tout, sans hésiter : des maisons moins précautionneusement que moi un réfrigérateur. Ça se sait des droits en tant que consommateurs, en tant que clients-rois, et notamment ça ne veut pas attendre, jamais ; c'est d'ailleurs leur objection majeure aux achats sur Internet : les délais de livraison. Un lave-vaisselle, une voiture, une maison... : dès qu'on paye il faut que ça soit disponible. L'argent qui confère une autorité : vieille représentation de privilégiés. Il faut tout de suite, comme ça. On ne leur a pas appris à se priver : ils n'en ont pas eu besoin, ils ont réglé le problème de la frustration en faisant peser sur leurs fils tous les coûts de leurs lubies. Le souvenir de leurs enfants restera longtemps : « Ils avaient toujours une dépense en tête ». Eux, pour se donner de la contenance, parlent de « projets », de « placement » : cela fait grand, cela renvoie à une sorte de sérieux, de construction, quelque chose de raisonnable ; un « projet », un « placement » c'est juste ce que l'on croit former pour l'avenir quand on a de l'argent ; ce qu'ils préfèrent ignorer : que tout est une question de moyen. Mon projet à moi, pour les mois prochains, c'est d'acheter deux jolies chaises pour le bureau : si des chaises pouvaient se louer, j'appellerais ça, moi aussi, un placement ! J'ignore, quand je déclare de telles économies pour de si chiches achats, si mes parents se moquent de moi ou ont pitié ; non, je crois surtout qu'ils n'y comprennent rien. S'ils achètent une télévision, ça leur paraît banal et anodin : j'ai la même depuis douze ou treize ans, et je sais que je leur fais l'impression d'un marginal. Dans le magasin, ils demandent au vendeur ce qui est bien, ils voient un modèle un peu tape-à-l'œil, retiennent des informations par cœur, et ils payent cash : ils sont fiers, après coup, parce que l'écran est disproportionné dans le salon et qu'ils peuvent répéter des détails techniques qui font expert. Beaucoup d'ostentatoire jusqu'au fond de leur pensée. Chez eux, c'est toujours à peu près comme ça pour tout.

Pas de réflexion intègre, une génération qui ne lit que des conneries sans jamais rien s'approprier, la génération des polars et des romans demi-lestes SAS et autres érotismes permis, la génération des magazines de mode et de la pensée de l'envie qui donne envie d'acheter autre chose. Une mentalité de copieurs, qui fait visiter sa maison pour se vanter, qui pose des papiers peints surtout pour faire enrager les invités. Ça suit les modes, par crainte d'être dépassé, et parce que c'est une bonne façon encore de se débarrasser de l'argent. Ça vote bêtement, sans idéal ; ça n'a pas d'idée propre, ça a abandonné la vraie littérature et ça se barbe hautement de la philosophie d'autrefois jugée rasoir pour ne pas s'avouer paresseux et largué. Ça entretient des clichés, et ça goûte beaucoup aux proverbes, cette lie de la pensée ! oh oui ! Une misogynie notoire, aussi, permanente, omniprésente : je ne connais pas un homme de la génération de mes parents qui ne considère pas sa femme plus ou moins comme une merde, avec aussi une espèce d'affection souvent, ou, si l'on préfère, comme une petite chose décorative et sensible, un oiseau dispendieux, capricieux et qu'on écoute distraitement quand on peut s'amuser. Mais la femme est du superflu pour ces hommes-là, qu'on n'en doute pas une seconde : elle est une charge qui n'a qu'à bien se tenir, et qu'on rabroue au besoin, y compris publiquement, sans vergogne (les duretés que les familles ont prononcées, devant tout le monde et les enfants compris, sur des femmes parce qu'elles donnaient leur avis, ou parce que le plat n'était pas tout à fait etc) . Ah ! c'est raciste, également : ça n'a pas la moindre idée de ce dont ça parle, mais ça s'appuie sur une ou deux anecdotes déformées pour justifier une défiance, une hargne agréable à produire et qui fait l'homme viril pour femmes stupides et impressionnables. Jeu amusant, parfois, celui du colonialisme de Tintin au Congo qui imite l'accent nègre : on adore les films qui se servent de ces clichés un peu méchamment (cf. : le pauvre Noir postier dans Les Visiteurs ou bien la critique de Légitimus dans Les trois frères). Pas de philosophie, ça ne s'adapte à rien : tout changement fait peur, est une idiotie rejetée d'avance et par principe. Même en politique, c'est de Gaulle, toujours de Gaulle, encore aujourd'hui pour cette génération, une référence unique, c'est bien suffisant. Ça croit encore aux vieux systèmes éculés que du premier coup nous avons découverts des arnaques patentes : consultations paritaires, syndicats socialistes, représentation proportionnelle, autant de vieilles lunes encombrantes et évidemment corrompues. Le nouveau important suscite une défiance automatique : notre politique, que continuent d'entretenir des centaines de milliers d'esprits ainsi fixés sur des routines, à cause d'eux a trente ans de retard. Ça continue de placer dans l'urne un scrutin rouge ou bleu, incapable de comprendre que cette dichotomie, que ce bipartisme, est révolu. C'est dépassé ; les vieillards de cette génération sont comme des cerfs blessés dans la nuit et cernés par des phares de voitures. Ça aime entretenir des aigreurs, tout un tas de conflits que ça rumine en couples pour s'occuper : sans philosophie, ça ne relativise pas, ça grince. Tout leur désœuvrement, faute d'achat, est alors passé en rancunes rentrées et entretenues ; c'est une génération passionnée de secrets de familles : on n'a jamais accès à ces secrets-là, soi-disant douloureux, honteux, cachés et profonds, un jardin noir bardé de prétendue dignité mais que bizarrement on distingue toujours sans s'y être particulièrement penché – c'est qu'il faut être bien incapable même de dissimuler quelque chose ! La vérité, c'est que ces secrets une fois révélés sont toujours dérisoires, des nullités de comportement, des vétilles bêtes qui ont tourné aux questions de principes par vexation et absence de reconsidération d'une morale apprise par cœur – un rituel, en gros, a mal tourné, et ça s'est écharpé sur cette idiotie – : nous aurions honte à leur place d'avoir gardé de tels mystères, et, s'ils nous les révélaient, notre incompréhension manifeste leur ferait honte à eux, car nous saurions prouver que ces choses-là ne sont rien, qu'elles démontrent seulement que cette génération n'avait pas de moyen intellectuel pour traverser proprement la plus petite épreuve. Au même titre, exactement, la dissimulation obstinée de leurs ressources financières, qui fut de toute leur vie une véritable obsession, s'est dissoute en nous comme une vanité d'esprits bornés et sans grands problèmes ni conséquences.

Enfin, une mentalité d'enfants gâtés, imprévoyants, sans recul, illusionnés, dénués de vraies initiatives : comment ces gens ont-ils pu concevoir une progéniture et l'élever avec si peu d'intelligence, si peu d'humanité spontanée et sincère, si peu d'invention naturelle ? Pour nous éduquer, ils n'ont fait que suivre des préceptes, leur recherche n'a été qu'à des conseils à répéter, du protocole idoine et préfabriqué, des « recettes » – on suit Laurence Pernoud, tout au mieux : leurs fils ont alternativement dormi sur le dos, le ventre et le côté suivant l'autorité majoritaire des médecins-magiciens dont ils n'ont jamais rien voulu comprendre si ce n'est qu'ils sont parole d'évangile – leur arriération vis-à-vis de la médecine est un symptôme criant de leur propension à suivre sans aucune représentation mentale. Pour entendre toute l'étendue de notre « reconnaissance », il n'y a qu'à voir aujourd'hui la répugnance avec laquelle leurs fils envisagent leur mise à la retraite : que nous le disions ou non, nous préférerions leur mort prématurée à cet énième et dispendieux fardeau. Leur souci continu fut à la conformité, à la décence sociale, au respect surtout de l'apparence : ça baptise ses enfants sans croire en Dieu pour éviter de se singulariser et pour plaire aux parents, au curé, aux amis, pour faire une grande fête qui marque les esprits – quelle société de pure superficialité, quand on y pense ! Comparer des situations, sans cesse : les fils entre eux ! les objets entre eux, les moindres possessions ! tout ! même les époques, raison pour quoi il faudrait que nous eussions fait comme eux le même cours de latin pour rien, le même service militaire inutile !... Une conformité jusque dans l'humour, qui n'a jamais été de leur époque vraiment transgressif ; une conformité dans l'art, avec les mêmes films idiots pas surprenants comme patrimoine, des Funès et des Bourville attendus, plaisanteries de gamin crétin, cotons-tiges dans les oneilles, policiers qui tombent dans la bouboue, voitures fragiles qui se ramassent en loques et, bien entendu, Noirs imbéciles et serviles avec sabirs indigènes ; idem pour la musique qui, faute de trois ou quatre compositeurs-interprètes, en serait à peu près restée, pour tout succès national, à de pauvres pastiches de rock américain. Une conformité dans les éternels solutions et blâmes tout prêts et caricaturaux : la faute aux étrangers qui coûtent, aux jeunes fainéants qui jouissent trop des aides sociales, aux politiciens du mauvais parti qui gênent une France « pure »... épargnant la réflexion, le commencement même d'une réflexion sage. Des postures et des rôles ; des sentiments-cliché, faciles et acquis dans la morale populaire ; ni adaptables, ni droits moralement : des copies sans digestion, sans mouvement ; des femmes qui font toujours les mêmes plats pour les mêmes occasions, des hommes qui achètent toujours les mêmes produits des mêmes marques, des habitudes héritées conservées avec une exactitude de maniaque – prélaver le linge ou la vaisselle, ne pas retourner le pain sur la table, conserver certaines choses qui ne serviront jamais (legs de leurs parents privés pendant la guerre) etc ; et le moindre changement une révolution concertée, délicate, étatique, comme la coiffure de madame ou la longueur du bureau de monsieur, et jusqu'aux changements de dates, d'horaires, de couleurs, de formes, qui leur paraissent des questions de principe parce que les gens sans douleur sont toujours à cheval sur des symboles, n'ayant pas la science de la distance : on n'allumera pas la chaudière avant le mois d'octobre, même s'il faut crever de froid dans son lit d'ici là ! et pas de barbecue hors saison, certainement pas, même s'il fait beau ! Bref, tout ce qui traduit une identité autonome et avisée, une pensée indépendante et originale, réduit à néant, écrasé, pulvérisé – en somme, une génération entière de pauvres types et d'écervelées, de potiches de toutes sortes et qui fanfaronnent, sans imagination, ni anticipation, ni valeurs propres, non, rien, rien, rien du tout.

Et ce legs haïssable que nous sommes enclins à ignorer – et pour cause ! – implique une situation peut-être inédite dans l'histoire de l'humanité : c'est toute une génération qui doit apprendre à vivre par elle-même comme si la précédente ne lui avait rien appris, n'avait jamais existé, parce que tous ses fruits ont reposé et poussé sur un arbre pourri. Tout rebâtir de rien, tout reprendre à zéro : est-ce possible ? Il nous faut savoir mépriser nos parents pour fonder un monde positif, un monde, de nouveau, d'enfin quelque chose.

Et ce n'est pas du tout un phénomène cyclique, un truc initiatoire et psychologique qui se rencontre régulièrement, comme l'assomption de l'âge adulte par opposition systématique avec ceux qui ont précédé. Nos parents comprenaient les leurs, et nos grands-parents leurs fils : leurs différences reposaient essentiellement sur l'énergie et l'initiative, comme c'est le cas depuis toujours. Mais quant à moi, j'ai assez décrit mon père, ma mère, pour prouver que je sais de qui il s'agit ; eux n'ont pas la moindre idée de ce que je suis, de ce que nous sommes, ils sont égarés, limités par leur mentalité d'enfant – situation inédite. C'est pourquoi je dis, moi, que cette mentalité est le fruit pourri d'un âge innocent et bien spécifique de consommation. Ce qui leur fait défaut ne nous fait pas défaut à nous, et la rupture n'est pas du tout semblable avec nos enfants. Ils ont une vertu de moins que nous, et même bien plus d'une ! Si nos grands-parents, si nos aïeux nous eussent élevés à leur place, nous les aurions compris, eux. La pourriture est dans un seul fruit, et il n'est pas nécessaire que le blâme retombe toujours sur les pères comme une machine absurde et sans objet : l'objet, c'est cette génération, en particulier.

Ou alors, que nos parents apportent enfin la preuve qu'ils nous ont compris ; qu'ils nous exposent comme moi, comme je l'ai fait ici. Il n'y a guère chez nous de vices aussi flagrants dont nous ayons tant à rougir que ce portrait d'eux et qui, pour véridique et indubitable (quoique nul ne puisse présenter la totalité des signes typiques que j'ai énumérés), nous provoque un sourire de connivence, à nous autres leurs fils, parce qu'à défaut peut-être de l'avoir su ou osé dire auparavant, nous savons, du moins, reconnaître ce qu'ils sont.

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