Préface

À force de ne lire de moi que des écrits accusateurs, on pourrait finir par croire que je suis mauvais, que je provoque délibérément, que je cherche à susciter des réactions sans doute par bravade, comme ils sont déjà nombreux à le croire par là-bas. Il y a plusieurs mois, quand j'ai publié sur mon blog un article mettant en doute les états de service de mon grand-père dans la résistance, j'ai reçu beaucoup d'injures de ma famille, et j'ai eu beau retirer aussitôt l'article, il m'en est resté l'idée qu'on risque toujours de me prendre pour une tête brûlée grincheuse et inconsciente, sans souci de conséquence. Il est vrai que j'avais déjà critiqué abondamment : mon métier (œuvre qu'un devoir de discrétion m'interdit de publier), le monde du livre dans son ensemble, l'homme contemporain et le fait que décidément il est impossible de le qualifier sérieusement d'individu, maints ouvrages sans aucune indulgence (la plupart fort mauvais puisqu'actuels), l'État qui n'est après tout qu'une organisation de gens incompétents comme les autres, et voilà qu'à présent je m'apprête à critiquer une génération entière, celle qu'on nomme les « Boomers », c'est-à-dire, peu ou prou, mes propres parents : mais quelle est donc cette furie qui m'étreint et me pousse à l'éreintement ?

Certes, je suppose qu'on pourrait me trouver assez ignoble s'il ne s'agissait pas de parler d'une réalité qui, objectivement, est assez ignoble en elle-même.

Ce qu'il y a, c'est que partout où je constate un vice à dessein d'essayer de le corriger, on est tenté de me rétorquer que j'aurais pu avoir au moins l'obligeance de ne pas remarquer le vice en cause de façon à épargner des gens que je contrarie et qui auraient sans doute préféré qu'on ne distingue pas leur état, qu'on les laisse obscurs et impunis, au même titre qu'un voleur s'indigne qu'on puisse l'interroger sur l'origine de ce tableau dans son salon, lui qui n'a jamais eu aucun goût pour l'art moderne. Il faudrait laisser les malfaiteurs à leur tranquillité, et ne désirer l'amélioration du monde qu'à condition de ne nuire à personne. Et si à peu près tout le monde est d'accord avec ce précepte, c'est qu'à peu près tout le monde est un malfaiteur.

En somme : ne pas « fouiller », ne pas « remuer la vase », ne pas « faire la lumière ».

Mais enfin, si tout n'est pas en ordre, s'il y a de la boue par ici, si un morceau d'ombre dense subsiste dans ce coin-là, est-ce que c'est ma faute ?

Tout idéaliste est d'abord un fauteur de trouble : pour améliorer n'importe quel système, il faut examiner ce qui n'a pas marché, et cela inévitablement implique des personnes qui ont eu une part de responsabilité dans ce dysfonctionnement. J'ai tort, paraît-il, d'être observateur, mais la vie m'a fait avec des sens et un cerveau pour faire des synthèses, et tout est si à portée de main, si évident et si ostentatoire, que c'est surprenant qu'on puisse me reprocher de me servir de mes sens et de mon cerveau : il aurait mieux valu que ceux qui ont abandonné un peu partout leurs loques puantes aient pensé à être plus discrets et à les dissimuler dans la honte ou la pudeur ; seulement, ils les ont exposées sans aucun scrupule, ils ont publié leurs méfaits, clamé leur droit, et j'entends chaque semaine mon voleur qui se plaint que ce tableau qui trône dans son salon a perdu depuis le temps la moitié de sa valeur !

C'est trop flagrant, voilà tout ; je n'ai pas à demander pardon des indignités commises autrefois qui suscitent l'indignation que j'exprime aujourd'hui. Ce n'est pas au juge d'avoir des scrupules pour des malfaiteurs. Le juge éclaire des faits, et tant pis si la lumière tombe crûment sur des crimes passés et blesse la mémoire de délinquants devenus d'honnêtes hommes. Qu'ils soient devenus honnêtes ne les exempte pas de rendre compte du temps où ils ne l'étaient pas encore. On peut certainement les pardonner, mais c'est quand même à condition qu'ils ne s'enferrent pas dans des dénis : on n'est pas obligés, que je sache, d'être complaisants.

Les Boomers sont des voleurs, des irresponsables et des sots – individuellement. Toutes les excuses qu'ils se trouvent aujourd'hui pour couvrir leurs inconséquences sont des prétextes extrêmement puérils et déplacés pour se donner bonne conscience. Quiconque de nos jours se comporterait comme l'un d'entre eux serait sévèrement décrié, choquerait et scandaliserait les foules, ça ne fait aucun doute. J'ignore pourquoi il y aurait prescription pour ce qu'ils ont fait ou pour ce qu'ils ont dédaigné de faire, mais je veux bien admettre ceci : que la sinistre morale qui les a caractérisés, c'est-à-dire au fond l'absence de toute éthique, phénomène absolument unique dans l'histoire de l'humanité, peut servir de fondement à l'explication de leur bête monstruosité. Du reste, personne ne les convoque à un tribunal : ils sont graciés, d'accord, mais la société n'a pas intérêt à les amnistier parce qu'il faut qu'elle se souvienne – c'est nécessaire si elle aspire à ne pas reproduire le mal. Il n'y a aucune raison que la clémence des générations s'accompagne d'un refus d'admettre la culpabilité. Ils sont coupables, du moins ils l'ont été : qu'ils s'y résignent donc après une froide exposition de leurs turpitudes, on ne leur demande pas autre chose. Leurs défenses sont même généralement si insensées et pitoyables qu'elles exaspèrent l'indulgence.

Il existe des accusés, quand ce dont on les accuse a été prescrit, qui feraient mieux de se taire : leurs jérémiades incitent à rétablir des sanctions. On serait tenté d'instaurer de nouveau la peine de mort quand l'assassin s'amuse de son forfait. C'est lui qui provoque ainsi, pas moi.

La seule chose que je demande, à défaut de condamnations, c'est que les faits en eux-mêmes, qu'on cache ou qu'on nie, soient enfin instruits. Je m'y livrerai dans une forme littéraire qui permettra des contrastes qu'un injuste blasement a longtemps nivelés.

Voici :

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