Pour tout legs
Ils n'ont rien bâti, rien créé, rien inventé – nulle espèce de génie ou de créativité ne les a mus : une race bienheureuse d'oisiveté, dominée par des spécialistes stylés, seulement utiles à gérer tant bien que mal et surtout administrativement des urgences que personne n'a voulu anticiper.
On leur doit des centrales nucléaires qu'ils n'ont pas financées, payées avec l'argent de leurs enfants à naître. Nous les avons éclairés et chauffés pendant des décennies. Comme ils n'ont pas inclus dans leurs constructions, comme cela s'est fait par la suite, le coût estimé du démantèlement, c'est à nous de déconstruire leurs jouets hors de prix.
Ils ont édifié d'odieux clapiers pour stocker de l'humain, et, pour se consoler de pareilles immondices où leurs concepteurs ne vivaient point, n'auraient jamais voulu vivre, ils ont appelé cela : ingénieux. Sur des centaines de mètres de long, hauts de dix étages, en béton et verre hideux, la copie d'un même habitat, strictement identique, monotone et gris, abandonnant, ignorant fièrement tous les désirs humains en matière de nature, de bien-être et de distinction. Des lieux où l'on ne respire pas, où les regards doivent briser la nuque pour accéder à un coin de ciel parmi des arêtes et des angles. « Ingénieux », ils ont dit. Les immeubles de rapport haussmanniens étaient beaux et assez différenciés, cela valait mieux que : « ingénieux ». Qu'on songe que ces clapiers seront leur marque architecturale pour des siècles et des siècles, qu'il n'y a guère de style caractéristique de cette époque – à part ça. Ils en ont été si fiers, tout dénaturés qu'ils sont et tellement avides de débusquer enfin des talents même faux parmi eux, qu'ils ont porté en triomphe un Le Corbusier carriériste et monstrueux, et qu'ils ont osé classer ces barres grisâtres au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Plus tard, dans la cour d'un musée splendide au port classiquement altier, ils ont creusé un trou où ils ont enfoncé une double Pyramide en verre inversée. C'est tout leur tribut artistique pour l'humanité ; ils sont heureux de cela, pauvres cons ; ils se trouvent révolutionnaires : faire des copies d'édifices anciens mais avec des matériaux modernes et dans des contextes décalés. Brillant ! Toute l'Arche de la Défense, par exemple (et tout son quartier d'acier massif et laid comme un paquebot) ou ces fameuses Colonnes de Buren (sous-titrées : la plus sûre méthode pour abîmer la perspective d'une esplanade) : quelle imagination, des pyramides, des arches et des colonnes ! Et pendant ce temps, des gens étouffaient dans leurs clapiers de promiscuité isolés à l'amiante.
Ils ont aussi conçu des trains et des avions, de plus profonds bateaux pour des croisières absurdes et pour le fret démesuré de tout le superflu qu'ils désiraient compulsivement acquérir ; ils ont vendu des armes à n'en plus finir, partout dans le monde, en quantité astronomique ; ils ont surtout usé, mésusé, abusé, du plastique, ce matériau providentiel devenu emblématique de leur époque, substance fondante, malléable, protéiforme, économique, si pratique à leur image comme on voulait justement que tout se pliât pour rien aux désirs humains, et dont on profita, bizarrement et avec une telle imbécillité, à la façon d'une chose jetable et dégradable, sans aucun souci d'étude toxique ni de recyclage : rien d'autre, rien de beau, rien pour l'avenir, rien à transmettre, pas une œuvre, pas une seule, jamais le regard vraiment et courageusement dirigé au loin ! Tonnes et tonnes de poubelles enterrées ou balancées dans des décharges étrangères ; pêche intensive raclant la vie, détruisant jusqu'aux habitats sous-marins, épuisant tout en un long crissement de souffrance assourdi par d'épaisses couches de mer ; pétrole et fumées brûlés allègrement, inondant des atmosphères rendues suffocantes, au profit de voyages-gâchis pour visiter en série et par bus entiers des régions lentement épuisées et déjà artificielles.
Enverra-t-on nos armées, là ? aura-t-on cette indépendante et souveraine décision encore ? Non pas, demander à l'ONU d'abord, comme au Rwanda. Poursuite des essais nucléaires dans le Pacifique jusque tard, sans nécessité, mais c'est que le Pacifique ne veut rien dire, et ces océans-là n'appartiennent à personne, à des indigènes dont on se fiche, ou seulement à qui les investit le premier de souillures et de rayons ; etc. En tout, pas un courage, pas une conscience, pas le moindre héroïsme même surfait ; une indolence, une paresse et une imprévision incroyables au bénéfice de l'égoïsme d'une génération unique – le monde attendra ; sommes les fossoyeurs de tout notre cosmos, nos enfants vivront bien comme nous par miracle, pourquoi pas ; après nous : plus rien. Un engouement semblable à nul autre pour l'oblitération de toute pensée au-delà du court terme ; une effusion d'inconséquence à peine imaginable ; la constitution inédite d'une espèce dépourvue de raison, ni mémoire, ni anticipation, ni concentration et ni art, et pour toute science nouvelle comme étendard uniquement de quoi s'arroger toujours plus de moyens et de droits à l'insouciance.
Au fond, pas de construction ou de création, rien qu'une ruine de tout ce qui précède et succède. Hédonisme et nihilisme, sans même une élaboration théorique et brave, car assumée alors, d'un pareil mode de vie. La guerre qui sert d'excuse : comme, au prétexte de vouloir de nouveau profiter de la vie sans conflit et sans mal, on ravage largement avec l'immense râteau universel de l'envie et de l'oubli, constituant, en vérité, matérialisant même, la plus lâche et la plus sale des guerres, celle de l'homme moderne et provisoire contre tout ce qu'il y a de nécessaire et de durable au monde. L'épopée de l'après Seconde Guerre mondiale n'est pas du tout fondée sur la rupture avec la guerre, mais elle se base sur la perpétuation de la guerre sous une autre forme encore plus déloyale et destructrice, la guerre pour le bonheur effréné, guerre passée inaperçue parce que son avidité imprègne les esprits d'alors comme s'il s'agissait d'une nature humaine et s'étend absolument sur tout ce que le regard peut embrasser, sans solution de continuité, jusqu'à rendre l'impression d'une essence individuelle respectée dans le saccage perpétuel, et parce que l'ennemi est invisible et inouï qu'on ignore superbement.
La guerre mécanique et systématique de tout ce qui n'aspire qu'à jouir, guerre non déclarée mais bien ouverte, contre l'existence des non-nés, des sans-parole, des souffrant-sans-évaluation-de-douleur, des non-vus, des sans-estime, des négligés.
Nous sommes les sacrifiés d'une guerre que nos parents ont menée contre nous.
Or, puisque pour finir toute guerre, il faut un armistice, la cessation suppose de débuter par affirmer le fait de la guerre. Pas d'achèvement de conflit sans reconnaissance du conflit. Il faut admettre des belligérants – auteurs et victimes – et des motifs de guerre, légitimes ou non : voilà la voie du pardon, la voie de la réconciliation. Mais nier la guerre, c'est se dédouaner du mal qu'on a fait : il faut enfin que nos ennemis se dénoncent, ou bien nous les nommerons, j'y veillerai.
Et voilà pourquoi nos parents ont autant besoin que nous de la vérité ; faute de cela, ils resteront des voleurs de guerre, des voleurs de souffrance, des voleurs de vie. Un coupable, pour être utilement jugé, ne doit pas se dissimuler : l'aveu précède toujours la rédemption.
Il faut toujours, pour tout conflit, « régler ses comptes ».
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