Notre relation

La raison pour laquelle nous n'avons peut-être jamais été en mauvais termes, vous et nous, c'est souvent que nous avons longtemps dépendu de vous pour notre subsistance, ce qui est à l'opposé de votre indépendance précoce qui vous a permis, sans gêne ni contrepartie, sans besoin de rendre beaucoup d'hommages forcés, de vous affranchir de la contrainte de vos familles : sur ce point aussi, vous n'avez pas eu à supporter beaucoup. Certes, vous n'étiez cependant pas une génération du conflit ouvert, ayant grandi en un temps où il n'avait jamais été question de parler bien franchement à vos aînés, où ceux-ci vous ont accoutumés aux silences qui avaient l'air chargés de secrets légitimes, mais il faut dire que vous avez conservé cette habitude et ce privilège selon lesquels l'âge est censé tenir en respect tous ceux qui sont « nés après » et qui, selon vous, n'ont donc rien à vous redire, et c'est ce qui fait que jamais vos enfants n'ont pu vous corriger ni même vous faire le moindre reproche sans quelque violente rupture : d'abord ils n'avaient pas vraiment les moyens de se passer de vous et de vos subsides (quoique, comme je l'ai dit, vos subsides leur appartenaient), raison pour quoi ils ont patiemment toléré vos manquements, mais on voit communément qu'ensuite, quand ils ont enfin acquis une situation financière stable, ils n'ont plus voulu se retenir d'exprimer leurs griefs, et alors vous ne les avez pas seulement entendus, incapables que vous êtes d'accepter qu'on vous remarque même douceâtrement une faille à dessein que vous changiez quelque peu ou que vous vous surpassiez pour une fois dans la compréhension ou la reconnaissance d'une erreur. Le moindre tort qu'un de vos enfants vous a représenté s'est systématiquement transformé en motif de guerre, c'est selon vous une impolitesse caractérisée, une rudesse, une impudeur, un tabou, un outrage, quand on a vingt ans de moins, d'oser ouvertement vous adresser une critique : vous ne l'auriez jamais fait au sujet de vos propres parents ; les relations que vous avez eues avec eux n'étaient que de silence et d'embarras ; vous disiez que cela vous déplaisait autrefois mais à présent que c'est pour votre avantage, vous pensez qu'il vaudrait mieux, en fin de compte, que cet état de fait se perpétue.

La génération actuelle est plus malléable, faible à sa façon naïve mais moins attachée en tous cas à des dogmes, et elle veut parfois, dans un regain de force et de courage, repartir de zéro et rétablir la vérité. Or, voici ce qu'ils vous disent : que vos femmes au foyer ne se sont guère intéressées à l'éducation de leurs enfants, qu'elles les ont élevés, « dressés » s'avouent-elles parfois, sans force principe, sans de cette philosophie saine ni de cette réflexion raisonnable que les boomers ont de toute façon négligées tout au long de leur vie – n'est-il pas vrai que les enseignants même de cette génération ne se retenaient pas toujours de frapper leurs élèves (la plupart des enfants nés dans les années 70 ou au début des années 80 gardent au moins un souvenir, souvent amusé par consolation de la crainte qu'ils éprouvaient alors, des brutales corrections administrées souvent contre d'autres par certains de leurs professeurs) ? Dans cette tâche d'instruction, vous n'avez fait à peu près que suivre des traditions, imité des souvenirs même s'ils étaient mauvais, reproduit des incommodités qui avantageaient les adultes. Presque toujours, vos enfants ont même trouvé dans la façon dont ils ont été éduqués des différences criantes que vous êtes les seuls à nier : il faut que vous ayez été justes et sages, que personne n'ait pu faire beaucoup mieux qu'avec le peu d'efforts que vous avez rendus, vous n'en démordrez pas, c'est une condition essentielle de votre bonne conscience par laquelle, toujours, vous déformez largement le passé, mais tous vos puinés, moi compris, savent témoigner du relatif laxisme et des faveurs déplacées avec lequel ils ont grandi par rapport à leurs aînés ; bizarre que ces derniers comme moi, qui auraient peut-être le plus intérêt à le contester, l'affirment bien souvent avec une telle honnêteté, vous laissant tout déconfits et renfrognés, tout maugréant d'insatisfaction par ce que vous n'avez pas été conformes à ce que vous espériez de vous-mêmes, cette image largement fabriquée. Et par-dessus cela, comble de l'abjection, façon monstrueuse de culpabilisation, pour justifier d'avance vos échecs en matière d'éducation, vous avez inventé ou plébiscité les concepts odieux d'« enfant difficile » et de « crise d'adolescence » de manière que tous les âges de l'enfance vous trouvent innocents à résoudre leurs problèmes : la seule raison qu'on aurait pu trouver de ne pas vous en vouloir pour ces consolantes absurdités, c'est si vous ne les aviez pas pérennisés comme des doctrines terribles qui ont jusqu'aujourd'hui désastreusement perduré.

Reconnaissez au moins que la plupart d'entre vous ne parlaient pas beaucoup davantage avec leurs fils que vos parents avec vous-mêmes : ce défaut est cause que nous avons eu au moins périodiquement le sentiment d'avoir été conçus uniquement à titre décoratif, parce qu'il était plutôt « bien vu » d'avoir notamment deux enfants de façon à s'insérer mieux au sein d'une France de traditions séculaires et à ne pas donner de vous-même l'impression d'un couple par trop marginal, sans compter que c'était un titre de gloire pour vous de feindre de vous occuper correctement d'une progéniture. Mais nous avons ainsi grandi sans beaucoup de repères, ni sentimentaux ni intellectuels, hormis les codes strictement sociaux que vous nous avez inculqués et qui nous imposaient tout un simulacre d'obéissance et de convenances en présence d'autrui – en somme, nous n'avons guère communiqué, vous et nous. Je n'ai pas souvenir d'avoir souvent joué avec mes parents, bien que j'aie été beaucoup « déplacé », et je n'ai aucune trace d'une confidence intime que j'aurais pu leur faire ou seulement pu vouloir leur faire. Tout ce qui semblait les intéresser sur nous avait trait à une sorte de vantardise qu'ils pouvaient en tirer en répétant avec gloriole ces anecdotes autour d'eux. Une sorte de compétition à qui serait le meilleur parent sans pourtant sacrifier ni faire beaucoup pour cela conditionna une partie des rapports que vous aviez avec vos contemporains du même âge. Mais, mis à part quelques passions particulières si vous en aviez, vous ne nous avez à peu près rien transmis.

Cette absence d'héritage est certainement ce qu'il y a de plus singulier dans notre relation : c'en est au point que nous vous traitons souvent en enfants à votre insu, d'une façon tout automatique et involontaire, comme si nous pouvions encore, nous, vous montrer comment on peut apporter quelque chose, comme si nous étions vos parents résignés, blasés de cette immobilité qui vous caractérise ; c'est que vous répondez assez bien pour nous à cette définition du héros de Thomas Mann dans La montagne magique : « Un enfant gâté de la vie ». Sur bien des sujets, nous savons que vous êtes dépassés, combien il est hors de portée que vous entendiez même conceptuellement ce dont il s'agit, que vous ne sauriez jamais modifier vos opinions, que toute votre existence s'est figée à la conservation acharnée d'une poignée d'avis péremptoires et sans argument. Nous vous regardons, en fait, avec une certaine pitié, avec du moins cette compassion qu'on rend à tout ce qui ne peut évoluer, à tout ce qui est sans espoir. Vos efforts ont depuis longtemps cessé, nous le savons, vous nous l'avez maintes fois expliqué par expressions ou par proverbes : « Ce n'est pas à votre âge que vous changerez » – et vous le dites depuis que nous avons une mémoire, c'est-à-dire depuis que vous avez trente ans environ. À présent, vous êtes devenus fatigables à de moindres choses encore, parce que des efforts à peine plus lourds étaient déjà pour vous exceptionnels du temps où vous étiez considérés comme « actifs », et que vous avez maintenant l'excuse de la vieillesse, comme s'il était naturel dans toute l'humanité qu'on cessât de recevoir chez soi ou d'organiser quoi que ce soit après soixante-trois ans. Au fond, vous êtes paresseux, tant à réfléchir qu'à changer. Vous vivez dans le souhait de la permanence d'un monde qui glisse depuis des décennies hors du connu, vous avez toujours été dépassés du moins dès qu'il vous a semblé que la possession du monde vous échappait, et cela vous déboussole, cela vous démoralise, parce qu'au fond vous ne savez pas vous adapter, que c'est encore un effort que cela. Alors vous dites : « C'était mieux avant », non pas parce que vous avez des raisons de le croire, mais parce que de toute évidence vous ne sauriez vous conformer même à un monde meilleur : il faut que tout vous justifie, que tout tourne autour de vous, votre meilleure époque était toujours celle où vous n'aviez à vous soucier de rien.

C'est très tardivement que vous avez voulu nous enseigner quelque chose, trop tard, bien au-delà de l'âge où nous étions en disposition de recevoir vos leçons. Et puis, comme nous ne reconnaissons pas votre autorité morale, n'ayant point reçu de vous la preuve d'une incontestable et durable sagesse, nous avons dédaigné durement vos prétentions, vos conseils, vos insistances entachées d'un soupçon d'immixtion, ce qui vous a conservé une position de vexation et de caprices nécessaire à alimenter continuellement votre désœuvrement – c'est ainsi que, faute d'activité, vous vous plaisez à ressasser, maintenant toujours un litige, et même plusieurs, en suspens. Vous avez toujours été pour nous un problème et rarement une solution : le conflit typique que vous entretenez ou bien à l'encontre de notre conjoint, ou de notre style de vie, ou de l'éducation de nos fils, ou relativement à des questions d'argent, vous éloigne de notre sphère d'agrément, et nous savons comme nous jouons en votre présence faute de pouvoir vous admettre dans notre mentalité et d'avoir la plus petite chance de vous la faire comprendre. Une réunion de famille où vous êtes est toujours pour nous largement une façon de dissimulation, une posture : cet état d'esprit ne se retrouve pas entre frères et sœurs où nous sommes habituellement déliés et francs ; ce n'est qu'en votre compagnie que nous tâchons d'être complaisants, comme vis-à-vis de gens à la fois familiers et irresponsables. En réalité, nous vous épargnons toujours d'avoir vraiment à réfléchir et à raisonner : ce domaine où vous n'avez jamais pris l'habitude n'est décidément pas fait pour vous, vous vous y agaceriez, vous en tireriez des rancœurs, et nous y serions déçus.

Tout cela vous fait des grands-parents déconcertants, d'une cohérence trop rare : vous adoptez par alternance vis-à-vis de nos enfants des façons qu'on ne vous a jamais vues ou qu'on vous a trop connues, jamais rien au milieu. C'est que tantôt, comme vous n'avez plus le travail comme prétexte à vos duretés et négligences, vous consentez à réformer tendrement sur le tard vos vieux principes, vous donnez l'impression alors de regretter qui vous fûtes, vous contredisez par mignardises tout ce que vous avons subi d'intransigeance et de névrose ; et tantôt, quand nos enfants vous semblent redevenir un travail et vous importunent, vous les recouvrez d'agacement et votre ancienne rigidité impitoyable reprend sa tendance – et la limite de votre patience, quoique souvent imprévisible, est assez facile à atteindre. Ainsi, on vous voit tour à tour dépenser un argent surprenant et des attentions extrêmes pour nos enfants, et le lendemain vous arroger le droit que vous croyez que vous donne cette dépense pour nous faire des injonctions en matière d'éducation comme si vous aviez eu l'expérience de cela et que vous y connaissiez quelque chose. Généralement, autant que possible, nous tenons nos fils éloignés de votre emprise : nous ne voulons pas pour eux ce que vous fîtes pour nous, et c'est toujours à la fois avec exactitude et discrétion que nous les informons, d'une manière ou d'une autre, que ce qu'ils sont avec vous ne se prolongera pas en notre présence, manière de faire de vous des parenthèses et non des tuteurs.

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