Notre colère légitime

S'étonnera-t-on, osera-t-on même s'offusquer ? du ton d'indignation de tout ce qui suit, de ce timbre pourtant logique et provoqué, de cette voix impitoyable autant que juste et de notre colère dure, de notre douleur exaltée, et que notre mal radical se soit changé en ressentiment et en haine, un mal congénital, faix initial, leg consubstantiel, attaché à nous dès le berceau comme un odieux cancer, nous qui fûmes tant ignorés et bafoués, rejetés comme quantités négligeables et matière théorique, nous qui ne reçûmes pas même cet infime honneur d'être considérés avec mieux qu'un mépris calme, oui, si froidement calme, ce mépris qu'on voue à l'objet qui indiffère mortellement, comme s'il n'était pas permis de joindre la moindre valeur – non même : la moindre réalité – à toute notre candide existence ?

Qu'une génération entière, la mienne, ait été traitée avec tant d'insolence qu'on ait feint, après l'avoir conçue, de ne pas l'avoir anticipée, avec une telle ignorance de son état, de ses désirs, de ses volontés, de ses besoins, si superbement insultée en négatif par une génération d'êtres pourtant tout semblables en désirs, en volontés et en besoins, voilà qui confine à la violence la plus létale, à l'injustice la plus révoltante, à la rigueur la plus inacceptable ! Et il faudrait, après cela, que nous demeurions stoïques et calmes, et que, dans notre discrétion, dans notre soumission, puisqu'il faudrait même qu'on nous frustrât de notre parole indignée, nous ne songions pas à rendre le coup que si manifestement nous avons reçu et qui nous a, dès l'origine, condamnés ? C'est pousser l'idée de consentement furieusement loin !

Je ne demeurerai pas coi, non. Il faut que cette masse inconsidérée à laquelle j'appartiens se rappelle à ses prédécesseurs de façon que, longtemps jugée inutile, secondaire, superflue à la pensée alors de la jouissance pure, elle soit à présent plus qu'un poids mort à leur mémoire ternie : un poids vivant à leur conscience de vieillards pas encore tout à fait cacochymes. Cela, qui sait ? par un retour brutal de réflexion vive, guérira peut-être tardivement leur sénilité ou bien précipitera leur déchéance et leur folie. Mais quels égards réclament-ils, ces favorisés, ces grands représentants de l'inconséquence, au nom de leur vieillesse : ils ne sont pas sages pour autant, et ils ont librement consenti, eux, à sacrifier autrefois leurs enfants !

Je suis – nous sommes tous – l'évident Abandonné de mon père et de ma mère. C'est un fait : ceux qui naquirent dans les années cinquante abîmèrent à leur profit tous ceux qui leur succédèrent. Il me faut les accuser et les détester franchement puisque c'est justement la vérité de leur déshonneur : je suis le martyr de mes propres parents dont j'ai fait le bonheur et la fortune, et il me faudrait peut-être, au surplus, leur être redevable de quelque chose ?! Oublieux de leurs devoirs et de leurs instincts élémentaires, ils ont confisqué nos vies en vivant sur notre sang. Moi, je les considère des hommes en les conspuant : ainsi fais-je mieux qu'eux lorsqu'ils nous ont ignorés.

Que veux-je dire ? Voilà : leur dette ! nous plions sous le poids de leur irresponsabilité. Ce n'est pas un système qu'il faut déplorer, un système ne veut jamais rien dire : c'est la molle excuse dont ils couvrent individuellement leur faute. Ils savaient. On les avait avertis, les alertes étaient même purement statistiques s'ils refusaient d'écouter des hommes. Tout croulait déjà, fissuré de toutes parts, à quoi ils pouvaient remédier par leurs efforts. Mais ils n'ont rien fait, ils ont préféré la satisfaction et l'assouvissement. Nous crevons à leur place des sacrifices qu'ils n'ont pas voulu faire pour eux-mêmes. Notre vie est dure : nous n'avons hérité de la leur que la dureté, précisément. Sous couvert de bienveillance, ils ont induit en nous un état mental de soumission et de pardon perpétuel par quoi ils ont réussi à attiédir notre colère : « Il faut leur être indulgents, car ils n'y sont pour rien, ils ne savaient pas ou ils auraient agi autrement ! ». Mais dans le régime où ils ont vécu, nous n'accuserons personne d'autre. Une « Démocratie », qu'ils disent. Eh bien, ils n'avaient au moins qu'à voter autrement !

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