Le Forfait
Faut-il préciser de quelle dette il s'agit ? Ah ! j'y consens, mais c'est bien ne répéter que des évidences ennuyeuses ! N'importe : il faut. Les Français ont acquis une mémoire si courte et sont devenus si piètres d'esprit qu'on devra leur rappeler même des platitudes jusqu'à la nuit des temps – et ils croiront encore apprendre quelque chose ! Et relisez donc ce bref paragraphe, petits poissons, dont déjà vous ne vous souvenez sans doute plus !
Quoi ? Qu'une génération toute gorgée de bonheur, de richesses, d'insouciance, de prospérité comme c'était sans contredit le cas à l'époque dont je parle, ait jugé que, pour asseoir davantage ce privilège et exacerber cette abondance, elle pouvait se contenter d'emprunter encore à des banques, et que, à cet emploi et dans cette perspective, elle ait résolu que leurs enfants, dont au mieux elle ignorait l'état à venir et au pire soupçonnait déjà la difficulté future, rembourseraient leur train de vie déraisonnable et rempli d'excès en argent comptant, et en cotisations de retraite, et en impôts variés, et en toutes sortes de services publics qui font tant défaut aujourd'hui, et en tribut écologique, etc. au point qu'une génération aisée et qui avait de loin tous les moyens de subvenir à ses besoins n'ait pas même eu à résoudre ses propres envies, se contentant d'en laisser la charge à des fantômes à naître, tandis que ces spectres-ci enfin nés dans une époque défavorable ont dû, au surplus de leur propre douleur déjà pénible, faire vivre des parents si vils et irresponsables, accolant ainsi le poids d'une seconde vie à la leur et comme juchant sur leurs épaules des vieillards pourtant bien-nés, voilà ce qu'on peut lui reprocher de plus objectif et de moins dur, de plus légitime et dépassionné, à l'heure où, par sa faute retardée, ainsi que la minuterie d'une terrible bombe, tout ici-bas augmente considérablement et vient grever, dans des proportions insoutenables, jusqu'à l'existence du fils qui ploie sous un fardeau indu.
Ah ! beaux parasites triomphants qui n'ont même pas eu à soutenir les objections, sans parler de la révolte ! de leurs hôtes, de leurs esclaves – et ce fut bien facile pour eux, certes, puisque ceux qu'on obligea par contrat de relever cette dette – dette inutile, de surcroît, car il n'était pas alors de coût inaccessible par lequel on était réduit à la créance – n'étaient pas encore dans le ventre de leur mère ! On ne savait pas jusqu'alors qu'on pouvait vivre ainsi à crédit de l'avenir, et quiconque l'eût théorisé n'aurait pas osé réaliser un tel stratagème, mais on en tenta tout de même l'expérience, par adhésion de foules stupides : cela réussit bien, ma parole ! mais cela aussi ne pouvait fonctionner que pour une seule génération ! Or, la voici, à présent, qui, peinant à se sustenter, doit nourrir pères et mères et voudrait aider ses fils, nés eux aussi, mais non cette fois par leur faute, en un moment impropice : acculée, humiliée, exaspérée ! Elle a senti, cette génération, qu'un tour de passe-passe légal avait transféré sur elle toute la masse éhontée d'existences bouffies et sans complexe, et la voici devenue, avant que d'avoir consenti à rien, avant que d'y avoir souscrit, la victime intrinsèque d'un troupeau méprisable ! Mais qui le premier se proposa à prétendre qu'une dette pouvait se transmettre sans l'accord de son héritier et qu'un fléau composé de toutes pièces pouvait être légué de force à des innocents ?! Le Droit privé y objectait, et il a fallu qu'on inventât les règles tout opposées d'un Droit public ! Et de la sorte, contrairement à tous les principes élémentaires de justice et de morale, ils ont atteint, comble d'iniquité, à ce que ce sont les fautes et négligences des pères qui retombent sur les fils !
De quoi se plaignent-ils ces retraités d'aujourd'hui, ces tout récents retirés de la vie active qui osent encore réclamer un argent dont ils ont déjà plusieurs fois joui ? Leur incapacité de perspective et de recul, leur bêtise murie trop longtemps dans une serre constante de privilège et de paresse, les empêchent de voir le scandale de leurs requêtes. Ayant grandi dans le terreau plus que favorable d'une société de plein emploi, ayant poussé au détriment des graines qu'ils portaient et sans l'effort de réaliser leur propre photosynthèse, s'étant servis par procuration d'un engrais dont leur sol ne disposait pas, ils ont fait leur poussée aérée bien à l'abri de la nécessité et des douleurs, et ainsi ont-ils crû, dégagés de tout souci. Ils ont pu sans mal produire de beaux fruits abondants pour se prémunir de cette saison où la pluie ne tomberait plus – et les voilà qui se lamentent et trépignent parce qu'ils ont usé sans modération toute l'eau de leur sève à voyager, à s'enivrer et à se prélasser sans jamais songer à en mettre en réserve ! Faut-il que ce soit les assoiffés qui les soutiennent et les assistent, eux qui n'ont jamais connu la pluie, pour qui l'averse n'est pas même un souvenir mais un mythe lointain ? Ils devraient plutôt avoir honte, eux qui disposaient de toutes les ressources pour épargner et vivre heureux au temps de la fin de leurs forces. Mais, imprévoyants, ils n'ont fait qu'épuiser des sources, buvant toujours plus que de raison et ôtant de la bouche de leurs fils l'eau à peine en suffisance pour contenter ces derniers. Et ils ne voient pas, ne peuvent pas comprendre, un sacrifice qu'ils n'ont jamais testé : ils continuent de parler dans la longue canicule comme si les nuages se formaient encore pour de prochaines ondées, et ils se figurent que rien n'a changé et qu'on peut toujours pressurer des plantes asséchées – il n'admettent pas même l'aridité où nos tiges se cassent.
Ils ont oublié, dans leur illusion d'avantagés perpétuels, jusqu'au privilège dont ils ont si longtemps profité. Et le peu qu'on leur reprend, à ces ponctionneurs éternels et inconscients, à ces esclavagistes de toute une vie, ils appellent cela, eux, injustice, affliction, souffrance : pauvres imbéciles ! Ce dont ils manquent aujourd'hui, c'est ce qui nous a toujours fait défaut, par leur faute ! Et ils réclament encore, sans s'en apercevoir, qu'on soit moins bien pourvus qu'eux ! Avec l'argent de poche qu'ils exigent pour se donner du superflu, nous, nous remboursons nos dettes et la leur tout ensemble et celle que nous anticipons pour nos fils, et ainsi nous n'avons qu'à peine de quoi payer le principal.
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