Contraste de Fortune

Je me souviens : c'était à Noirmoutier, où ma famille aimait à passer les vacances, du temps où tout se comptait en francs, il y a vingt ans à peu près. Mon père alors aimait à s'arrêter aux vitrines des agences immobilières ; il y scrutait, mais pour la curiosité seulement et peut-être en nourrissant quelque projet rêvé, les offres de l'île. C'était déjà cher ; ma mémoire de l'époque est mauvaise, mais je me rappelle qu'on trouvait de grandes demeures à partir d'un million de francs, non loin de la mer. Au-delà d'un million, ça ressemblait à des manoirs, à des châteaux, superbes édifices bercés par le ressac à leur pied. Ah ! comme cela faisait rêver alors, une telle villa à un million de francs, une pareille demeure pour se retrouver en famille ! Et qui sait : peut-être que mon père en loin hésitait quelque peu : les prêts bancaires étaient certes élevés, mais c'était signe que la croissance et l'inflation étaient bonnes, qu'on pouvait avoir confiance ; tous les dix ans, on gagnait par cet artifice peut-être l'équivalent de deux fois ce qu'on touchait dix ans auparavant. Alors, c'était tentant, sans doute, d'acquérir un de ces biens en domicile secondaire.

Aujourd'hui...

Aujourd'hui, j'ai trente-cinq ans, et cela fait treize années que je suis dans l'Éducation Nationale. Il paraît qu'à une époque le point d'indice était relevé tous les ans à proportion de la hausse du coût de la vie, mais cela ressemble pour moi à une légende, je ne sais même pas au juste ce que cela signifie, car ça n'est jamais arrivé depuis que je travaille (ou bien peut-être la première année). Je percevais au commencement à peu près 1800 euros, et j'en suis à 2100, hors heures supplémentaires – par décret, on m'obligera bientôt, contre mes statuts initiaux et de façon totalement inédite, à effectuer deux heures supplémentaires par semaine, de façon à éviter l'emploi d'enseignants que le ministère refuse d'embaucher. Dans le même temps, tout est devenu cher, certaines dépenses autrefois inconnues sont devenues nécessaires, et personne ne peut dire raisonnablement que le pouvoir d'achat, du moins que le reste à vivre c'est-à-dire ce qu'on conserve d'argent une fois payées les charges incompressibles, a beaucoup augmenté en vingt ans. Les salaires sont à peu près les mêmes qu'en 1999, ce que nombre d'anciens ne parviennent pas à comprendre, continuant à croire que, comme eux du temps où ils étaient jeunes, j'ai bon espoir de progresser et ma rémunération d'augmenter, alors que j'en suis à peu près au maximum, pour ainsi dire.

Et je songe à rapprocher ce que je sais de leur vie avec ce que je constate du monde où, moi, je vis. Et il me revient soudain ce souvenir de Noirmoutier, à travers tous mes oublis de ce que coûtait, autrefois, par exemple une baguette de pain ou un kWh d'électricité :

Aujourd'hui, la moindre maison dans un secteur même pas coté réclame cent cinquante mille euros : je mets au défi quiconque, avec les normes actuelles, avec le prix des terrains et des matériaux et toutes les taxes auxquelles l'irresponsabilité de nos parents nous a condamnés, de faire construire un domicile à meilleur prix. Et cent cinquante mille euros, ce n'est pas moins qu'un million de francs. Bon sang ! et ma maison, à moi, sise sur moins de mille mètres carrés et dans un village méconnu, pour un peu plus grande que la moyenne et disposant de prestations légèrement au-dessus de la normale, m'a coûté : le beau manoir d'autrefois à Noirmoutier, plus de deux millions de francs ! Et ainsi, l'effort qu'il me faut produire pour rembourser ma maison revient à celui qu'il aurait fallu rendre à l'époque pour acquérir une belle demeure au bord de la mer !

Qui, à tel prix d'une habitation principale, hésiterait seulement, de nos jours, à s'offrir un domicile secondaire ? C'est l'indispensable qui est devenu dispendieux et que l'on parvient difficilement à se procurer – j'avais absolument besoin de ce réfrigérateur neuf le mois dernier, le précédent avait servi treize ans et l'une de ses charnières était cassée : mais combien j'ai dû m'interroger avant d'en acheter un autre et au meilleur prix ! Qu'on songe, au surplus de ce « domicile secondaire », si d'autres expressions semblables conservent toujours de leur sens aujourd'hui, de leur actualité : « épargne », « investir », « femme au foyer »... Qu'on y réfléchisse, et l'on verra combien nous avons été tristement réduits au nécessaire par rapport aux générations qui nous ont précédés.

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Tags: #essai