Annuler l'Illégitime

Le droit français indique que nul n'est tenu sans son accord d'assumer la dette d'un autre. On dit qu'une dette n'est pas cessible : elle figure au patrimoine des parents, mais si l'héritier refuse l'héritage, il peut s'opposer à la transmission totale, actifs et passifs. C'est la transcription sous forme de loi civile de la très célèbre sentence biblique : « La faute des parents ne retombera pas sur les enfants ».

Or, je crois avoir démontré qu'il y a fort peu d'actifs à recevoir qui pourraient nous inciter à accepter l'énorme passif qui l'accompagne.

Le principe de solidarité a tâché, sur un plan moral, de nous créer une obligation de nous constituer garant de cette machine abyssale : par amour pour nos aïeux, nous devrions assumer leurs vices et leurs dévastations – dévoiement insupportable et absurde d'une notion positive ; autant demander à nos amis de recevoir le châtiment de nos crimes. Le sens de la justice ne se retrouve pas à pareille pratique ; on conçoit que c'est tout à fait un prétexte de culpabilité qui a servi à la fondation d'une telle définition, si coupable et éhontée, du mot « solidarité ».

D'autres nous diraient : « Vous faites partie de ce monde, et en cela il vous incombe d'en recevoir la part de charge » : argument charmant de ceux qui, justement, ne se sont jamais chargés de rien. La charge de votre monde, messieurs, reposait déjà sur nous avant même que nous soyons nés : c'est vous qui en avez opéré le soulagement et le transfert maximum. Selon votre propre logique, il conviendrait qu'un jour vous assumiez en retard vos responsabilités, je veux dire les moindres, mais la plupart d'entre vous étant déjà morts ou mourants, le poids d'une telle charge reposerait sur un très petit nombre, et il faudrait que les survivants se soumissent à une servitude par trop écrasante et insupportable : nous vous faisons grâce de cette torture que nous subissons, nous, en nombre. Surtout, tous les ouvrages que vous croyez avoir bâtis à notre avantage – cette justification fonde toutes vos représentations –, il n'est pas du tout sûr qu'ils ont été pérennes et pour nous bénéfiques : il nous faudra bientôt démanteler vos centrales, réviser vos réseaux, vos ponts disloqués, vos plans d'urbanisme, déconstruire vos HLM croulants, racheter nos routes que vous avez vendues... : rien de tout cela ne fut vraiment bien fait. Voyez, par comparaison, comme nous œuvrons aujourd'hui, et avec quel souci de l'avenir : il n'est pas une maison individuelle qui ne nécessite quinze ou vingt tests de conformité pour attester qu'elle n'est point dangereuse dans sa structure ou dans ses matériaux, et qu'elle gardera tant bien que mal l'énergie qu'elle consomme !

Et puis, admettez-le : nous ne fûmes jamais consultés là-dessus – nous n'étions même pas vivants quand vous dépensâtes notre argent pour « notre » bien. Il eût fallu, du moins, susciter quelque espèce d'accord – c'eût été manière de gentleman quand on finance une société à crédit. Et puis, avouez-le, on ne peut pas dire que vous aviez la certitude que cet argent était dépensé avec rigueur et soin – non, on ne peut vraiment pas ! Vous vous en fichiez bien : vous n'y connaissez rien en visions d'avenir, et vous n'en saviez pas davantage il y a vingt ou trente ans. Sans parler des scandales de gabegie, à cette époque : oh ! il semble à bien des égards que notre génération soit celle qui réveille brutalement nos aînés politiques de leurs mauvaises habitudes : « Quoi ? on ne peut donc pas faire travailler fictivement son épouse ou ses fils ? on ne finance pas des repas privés avec l'argent du contribuable ? un cadeau colossal, un travail dans une firme concurrente, serait-il donc une corruption ? Mais... on ne savait pas ! cela faisait tant de temps qu'on procédait ainsi : c'est qu'il va falloir, à présent, changer tous nos usages et introduire minutieusement tout cela dans les lois, ouvrage énorme ! » Et caetera.

Non, il n'existe pas de légitimité à recevoir votre dette : nous n'avons jamais tellement profité de vos achats. Tous les beaux vêtements que vous avez acquis grâce à nous ne nous ont jamais convenu ; nous n'en voulons pas. Table rase, s'il vous plaît. Ce monde est le nôtre à présent, c'est à nous de décider. Vous êtes la frange : disparaissez enfin dans l'obscurité, à la lisière. Il serait vain, mensonger et absurde de prétendre que nous avons reçu vos lumières, puisque nous avons été les combustibles de votre peu d'éclat.

Les créanciers aboient-ils ? Voyez la différence : aujourd'hui, notre génération a tout fait pour que, dans n'importe quel marché légal, créanciers et débiteurs soient tenus de mesurer leurs forces. D'ailleurs, vous n'avez rien à imposer : vous n'êtes pas les débiteurs de vos dettes, car vous avez apposé nos noms sur des documents qui ne vous appartenaient pas – ces dettes sont en bois, des papiers falsifiés, des vœux fictifs entamés de vices de forme. Ces dettes, d'un point de vue légal, n'existent pas, n'étant pas souscrites par ceux qui les ont contractées. Les créanciers même eussent dû s'assurer de la solvabilité de leurs clients, chose impossible, ces clients étant mineurs ou non-nés au moment des signatures. Il n'y a rien à regretter et à faire valoir si ces créanciers ne recouvrent pas leurs fonds : ils ont prêté à des fantômes, ils auraient dû le savoir, un devoir élémentaire les engageait à ne pas prêter à des sans-vie, à des sans-sous, à des sans-consentement. Que leur argent soit perdu à jamais, c'est ce dont nous nous moquons : qu'ils se targuent déjà de tout ce qu'ils ont amassé indûment, et qu'ils s'éteignent dans le plus étroit silence avant que retombe sur eux toute notre colère vengeresse : nous n'avons que faire de la plainte de voleurs, mais il se pourrait, s'ils insistent et continuent de manifester leur présence avec insolence, que nous jugions à la fin qu'ils ont fait leur gain sur un marché illicite, et que nous décidions de le leur reprendre. Quelques misères particulières, quelques fortunes effondrées tout à coup, quelques dettes qui ne se recouvrent pas et auxquelles une saine et juste raison s'oppose ne sont pas pour se comparer le moindrement à toute une génération d'exploités qui a beaucoup souffert. Ça s'écroulera dans un murmure de favorisés stupéfaits qui iront se terrer de dépit dans leurs domiciles secondaires, et notre vif rouleau d'hommes et de femmes, comme la houle lassée et polluée, passera sur ces piteux vestiges, les roulant et aplanissant en bruissements continus.

L'intégrité et la bravoure viendront de l'assomption d'un principe juste et unanime : ne pas rembourser un argent dont nous n'avons pas profité ; c'est presque en soi un programme politique à part entière. Que ces valeurs scripturales s'évanouissent, que nous tirions la leçon de cet acte d'infamie jusqu'à ne plus en commettre, et qu'ainsi soit enfin nivelé le sol où nous pourrons établir sans plus d'entraves nos fières maisons et nos positifs sentiments de grandeur, sans plus entretenir de rancunes, sans subir le mal d'un fardeau d'autrui, sur une aimable égalité de puissance, sans jouissance excessive fondée sur le profit tiré d'esclaves : c'est cette dignité que nous réclamons, et rien d'autre ! Nous nous moquons bien de pardonner à nos parents, mais nous demandons que nos parents n'insistent pas, quand nous n'aspirons qu'à nager de nos propres battements, pour nous pousser la tête sous l'eau au prétexte qu'ils ont une fois décidé que nous devrions leur servir à la fois de bois et d'embarcation.

Qu'ils fassent bien attention, aussi : il n'est pas dit que celui qu'on opprime se soumettra toujours. Nous avons appris par nous-mêmes à battre des bras : songez à ce que nous pouvons faire avec, à présent qu'ils sont si habiles et musclés, si d'aventure vous insistiez encore pour nous les entraver.

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