Allégorie de l'enfant-bûche
Il fait si bon, ô heureux, doux confort ! près de l'âtre où le feu berce et rayonne ! Là, les flammes hypnotiques se contournent en volutes dansantes, claquant aimablement, et le corps de l'ancien, encore gaillard, encore fort, s'y réchauffe voluptueusement, habitué aux chaleurs dont il ne s'est jamais passé, dans une avide oblitération de l'esprit, lointaine et continue.
C'est une génération qui n'a jamais connu le mal, dont l'écho d'un mal appris est tout ce qui réside à sa mémoire : ses parents ont vécu la guerre ; on ne retient de la guerre que des bons et des méchants de carnaval ; on ne veut plus la guerre, et toute pensée subtile et sérieuse paraît étouffante. Être au bonheur frénétique et au feu, voilà tout ce qui compte.
Penser, penser vraiment est un – pensum. Le temps est à réduire l'idée même de projet aux divertissements : demain un nouveau robot de cuisine, pour avant le Club Méd. Même le terrible est du divertissement : chanter la famine en Afrique, et puis : qu'est-ce qu'on mange ? On se moque de tout, on ne vit rien de grand, on ne songe qu'à acquérir pour soi des privilèges plus importants.
Consommation effrénée : il faut ce nouveau procédé à éplucher ! Art et livres descendus à zéro. Tous les débats deviennent puérils et dérisoires. On renonce à l'élaboration d'une société digne et fondée sur l'effort : tout devient facile, accessible et bête – Woodstock, culture pop et mai 68 ! Mon père atteint stomatologie avec un bac L. On baise sans songer à rien. On vit continûment comme dans un songe idiot.
Le feu se consume, et le corps se charge de cette enivrante chaleur. Ne rien faire, rester assis, là. Oublier les ombres : il n'y a pas d'ombre. Au loin, la femme se satisfait à peu près de son rôle d'esclave, et, pour tromper son ennui domestique, elle se distrait, prend des amants – elle en a bien le temps, après tout. Il fait bon dans ces vêtements ridicules et modernes qu'on fabrique (il faut y regarder à présent : il n'y a presque aucune mode comme celle des années 60 et 70 qui se soit à ce point périmée. On voit sans trop de mal, dans des documentaires historiques ou des séries de reconstitution, toutes sortes d'habits à travers maintes époques comme ces robes ou ces gilets du XIXème siècle qui demeurent élégants, et même les vêtures du Moyen-Âge aussi bien que les draperies antiques ont un caractère noble ou pratique, mais les parures de l'époque dont je parle sont seules inhumaines et inregardables avec leurs couleurs brutales et leurs motifs psychédéliques. La raison ? On faisait du démodé dès la sortie pour pouvoir vendre parce qu'on avait tant d'argent à gaspiller. Jamais de nos jours on ne jette un vêtement l'année suivant son achat parce qu'il aurait été acquis dans un mouvement de caprice, étant laid, cette laideur ayant tout l'attrait du snobisme : acheter, jeter ; consommer ! Quoi ? Jabots orange, bandanas en daim, et pattes d'éléphant : ai-je tort ?).
Notre homme est insouciant, vraiment : il a grandi dans l'idée que Jean-Paul Sartre était un philosophe, et comme il l'a compris sans peine, il conserve une pointe d'arrogance noyée par la pensée inquiétante mais lointaine et remisée que si chacun dispose de sa compréhension du monde, le monde alors est d'une nullité insondable. Facile de persuader un tel être de tout et n'importe quoi : il n'y faut que de l'attrait, nuancé d'une forme respectable. De Gaulle qui est un « sauveur » ; Pompidou qui l'a longtemps secondé ; Giscard d'Estaing dont la noblesse est drôle et fait plaisir ; Mitterrand, cet ancien « héros » lui aussi, qui joue des médias avec audace et cynisme. Il est bien inutile d'être responsable quand on a de tels êtres d'apparat pour vous diriger ! La démocratie, avec son droit de vote universel, semble venue trop tôt : on se débarrasse de son scrutin pour vaquer à ses occupations décoratives et sportives.
Mais le feu flambe : comme tout est agréable et simple ! c'est cette douceur qu'on recherche le plus. Que tout soit rayonnant, que la flamme demeure vive et haute ! Un climat d'abandon inonde la pièce, donnant aux tempéraments leur insouciance et leur légèreté, et ce climat procède de cette cheminée qu'on alimente sans cesse. Que toute la maisonnée en soit baignée, qu'on transporte le quartier d'émanations suaves, que la France entière soit imprégnée de cette étuve brûlante ! Qu'a-t-on besoin de savoir ce qu'est le feu et d'où il vient : la joie a touché ces anciens-là dès le berceau, et il faut dépenser toujours plus de ressources pour entretenir cette euphorie ! Quant à voir loin, quant à gérer la dépense, quant à augurer l'avenir, il y a d'autres hommes pour cela, on les appelle politiciens : ce mythe est si rassurant qu'on s'y oublie puérilement ; d'autres, meilleurs, veillent sur eux. On les a chargés de cela, pourquoi imaginer qu'ils pourraient faillir ou prévariquer ? Cette pensée abîme la clarté où l'on aspire à jouir tout premièrement.
Le feu, presque insensiblement, s'atténue : on ne veut pas. Que cela consume tout l'être et emporte les briques jusqu'à les faire fondre ! on ne tolère point la mesure ! Tout est si bon depuis si longtemps : pourquoi se retenir, pourquoi songer ! tout est au présent !
On jette alors une nouvelle bûche dans l'incendie, et la frénésie continue. On ne pense pas à ce que c'est que cette bûche. On est heureux, on est bien. L'insouciance, c'est ne pas savoir, c'est s'efforcer de ne pas savoir, c'est confier le souci à d'autres qu'on suppose bons et responsables. Une bûche encore, et une autre bûche ; d'où viennent donc ces bûches ? on ne s'en souvient plus : idée désagréable au contact, on a quantité de prétextes pour ne pas s'en soucier, et le meilleur s'appelle Croissance et Démographie. Des gens très bien avec de beaux costumes le disent ; des gens qui permettent de vivre avec beaucoup d'idées agréables. On n'a pas besoin de vérifier ce qu'ils disent ; c'est une autre peine qu'on préfère s'épargner.
D'ailleurs, on ne jette pas soi-même les bûches, non : c'est quelqu'un d'autre, aussi insaisissable qu'une machine réglée, comme une omniprésence d'atmosphère, qui se charge de cette besogne, quelqu'un d'au-dessus qu'on nomme « système ». On refuse de regarder d'où cet autre tire ce combustible ; il suffit de se dire qu'on peut se fier à lui. Tout est calculé, paraît-il. On ne sait pas.
Ces bûches, ce sont les enfants à venir, les enfants nouveaux. N'importe : on les jette dans l'âtre, ça fait de belles flammes géantes qui irradient, et grâce à eux, on vit avec bonheur, on consomme, on jouit.
Ces enfants sont trop jeunes pour hurler ; ce sont des enfants non-nés pour beaucoup. On brûle des fantômes. C'est facile : comme on a fabriqué autrefois du papier en lui attribuant de la valeur, on se gonfle à présent d'un souffle qui n'existe pas, qui est encore à naître.
Et on balance tout cela entre les pierres maçonnées, avec joie. Et tandis que ces enfants muets, que ces enfants à naître, déjà éraflés par les flammes, s'écorchent avant que d'être au monde au raclement des briques qu'ils rencontrent quand le foyer les expulse, l'odeur des plaies et des cadavres, elle, tout le charnier des générations suivantes qu'on consume pour nourrir les pères et les mères, s'enfuit par la cheminée, bien au-delà des nez sur lesquels on plaque d'invisibles tampons, feignant que tout va bien, que l'insouciance est le meilleur prétexte des imbéciles – heureux.
D'autres ont feint la même chose, exactement, quand on brûlait des invisibles d'une différente race, concrètement.
L'allégorie – le portrait – est bien dressée. Qui prétendra que ces anciens ne sont pas coupables de meurtre et n'ont pas mérité notre colère, au prétexte qu'ils ont été irresponsables et heureux depuis toujours, à la chaleur bienfaisante du feu qu'ils ont entretenu par nous ?
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