Sur huitième et cinquante-deuxième

NewYork – novembre 1985

Jason Bytes inspecta son visage dans le rétroviseur central de sa Countach. Il venait de mettre à profit les trois dernières minutes d'attente au feu rouge pour se repoudrer le nez. La décharge fulgurante de synthémesc lui fit perdre patience dans la seconde. Pourquoi devait-il subir chaque jour de sa vie le rythme insupportable de la circulation ? C'en était d'autant plus navrant qu'il était installé dans l'un des engins les plus rapides au monde. Il avait acheté la Lamborghini après avoir vu un reportage sur le câble : le bolide était capable de prendre de vitesse un putain de F-15 Eagle sur une piste d'atterrissage. Si les ritals savaient construire une machine plus rapide qu'un chasseur américain,tant pis pour le patriotisme. Elle valait bien les quatre-vingt-six mille dollars dépensés : à Manhattan avoir la classe était une question de survie. « Au diable l'avarice » confia-t-il au concessionnaire lorsqu'il avait signé le chèque au montant insensé. Il avait insisté pour obtenir un lecteur de compact disc à bord,mais le vendeur s'était excusé de ne pas disposer d'autoradio de ce type. Jason l'avait traité d'incapable et de menteur : il savait pertinemment que les japonais construisaient des platines CD pour les voitures. Il l'avait découvert dans un reportage sur le câble.

«Mais tu vas avancer ton tacot,ouais ?! Espèce de trouduc' ! »

Jason,emporté par un élan de haine frisait la crise de nerf. Ça signifiait que la dope qu'il venait de s'enfiler était de bonne qualité. Il en rachèterait à l'occasion pour en refourguer à Patrick. Cet imbécile sniffait n'importe quoi pourvu que ça dépassait les cinquante dollars le gramme. Question de standing.

«Mais merde à la fin ! Ça fait trois fois que le feu passe au rouge sans que tu bouges ta tire ! Tu veux que je descende pour exploser ta tronche de macaque ? »

Bien entendu les autres automobilistes ne l'entendaient pas ; sa voix hystérique se perdit dans la tempête de klaxons.

Il revérifia ses narines dans le rétroviseur. Ce matin, comme tous les jours, il arriverait en retard à la réunion des cadres. pourquoi Dieu, dans son immense ineptie,avait-il autorisé la création de Columbus Circle ? Jason se défoula sur son volant pour se retenir d'aller casser la gueule au type au bout de la file. Peu importait la raison de l'embouteillage ou qui en était responsable : quelqu'un devait payer.

La radio diffusa les premières notes du dernier tube de Scandal. Jason manqua s'étouffer de rage. Il ne supportait pas la voix de Patty Smyth. Le beat poussif et les gémissements de guitare lui rappelaient trop de mauvais souvenirs. Il ne savait plus très bien lesquels sur le moment, aussi il se pencha par dessus le siège passager pour atteindre la boîte à gants. Il lui fallait absolument une cassette pour faire taire les miaulements stéréophoniques de l'insupportable chanteuse. Les boîtiers de plastique lui glissaient des doigts et il dut s'arc-bouter d'avantage pour en saisir un. Il pria pour que ça ne soit pas celui de A-Ha. La chance lui sourit, il venait de piocher le dernier album de Blondie.

La file de voiture avança péniblement jusqu'au bloc suivant avant de s'arrêter à un nouveau feu de signalisation. Jason poussa le son de ses enceintes jusqu'à ce que les vocalises cristallines de Debbie Harry envahissent le croisement de la huitième et de la cinquante-septième. Par la fenêtre grande ouverte, le yuppie scruta l'immeuble Hearst avec dédain. Ce vieux machin méritait d'être rasé pour laisser place à une belle tour de verre comme celles de Donald Trump.

Le téléphone cellulaire embarqué l'arracha à ses considérations architecturales. Il décrocha pour entendre la voix nasillarde de Kimberly, la secrétaire de Donaldson & Valther, le cabinet privé pour lequel Jason travaillait depuis deux ans. La jeune working girl lui apprit qu'il était en retard et demandait si ses collaborateurs devaient l'attendre pour leur réunion matinale. Il lui répondit d'aller se faire foutre avant de lui demander la couleur de sa culotte.

Jason n'en pinçait pas vraiment pour Kimberly, mais il aimait l'imaginer en sous-vêtements, assise à califourchon au dessus de lui. De temps à autres il lui apportait des fleurs ou lui offrait des dentelles de chez Chantal Thomass dans le seul but de faire enrager ses collègues. Personne au bureau n'aurait vraiment su dire quel degré d'intimité les liait. Jason s'amusait à construire sa propre légende de célibataire inaccessible.


Enfin parvenu sur Columbus Circle, il s'engouffra vers les parkings sous-terrains de l'hôtel Trump où il avait négocié un emplacement à l'année. La Lamborghini avait plaidé en sa faveur puisque le concierge de l'hôtel appréciait voir ce genre de véhicules trôner à l'entrée du garage.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top