Prologue

La tour centrale de Roissy Charles de Gaulle vibrait au rythme des messages émis par les contrôleurs. À sept heures du matin en ce mois de février, le soleil ne se lèverait pas avant un moment. La météo leur promettait cependant un spectacle mitigé lorsque l'astre percerait enfin l'horizon : un épais brouillard digne d'un hammam enfermait la vigie dans un cocon jaunâtre, illuminé par les ampoules suspendues au plafond.

Micro-casque sur la tête, boîtier d'alternat dans la main, Mathilde essayait de faire abstraction du stagiaire de troisième branché sur sa fréquence, de l'autre côté de la tour, et – surtout – de ne pas sourire comme une abrutie bienheureuse. Certes, la perspective de travailler dans l'ambiance particulière du jour l'enthousiasmait, mais elle voulait paraître aussi professionnelle que possible. Un jeune l'écoutait, elle devait montrer le meilleur d'elle-même en tant qu'élève contrôleuse de Roissy.

— N'oublie pas la prio' entre l'Air France et l'EasyJet... lui rappela son instructeur, également à l'écoute de ses paroles.

— Ah oui, pardon ! Easy nine-eight-seven-papa, give way to the Air France on your left! s'empressa-t-elle de réciter en appuyant sur le bouton de l'alternat.

Cette simple pression transmit le timbre de sa voix dans tous les appareils évoluant sur la moitié nord du sol roisséen. Une responsabilité qu'elle appréhendait déjà un peu mieux après dix heures de fréquence, mais dont le poids demeurait bien présent. Les conditions de visibilité dégradée ne rendaient pas la tâche plus aisée ce jour-là, de même que ces horaires matinaux. Elle se rassura en se rappelant que l'adolescent à son écoute ne devait pas être bien réveillé, lui non plus. Elle avait brièvement aperçu son visage à peine sorti de l'enfance et ses boucles brunes avant de prendre le micro. Ses yeux bleus gonflés témoignaient d'un gros manque de sommeil. Drôle d'idée de le faire venir si tôt...

— Tu envoies le Delta au sud ?

Mathilde s'arracha à ses pensées.

Delta eight-five, contact ground on one-two-one decimal eight.

Pour couronner le tout, elle s'était d'abord rendue en tour nord avant de se souvenir, une fois sur place, qu'une panne d'ascenseur contraignait les cinq contrôleurs qualifiés et leurs élèves de la matinée à occuper la centrale, plus ancienne, moins ergonomique. Heureusement, son instructeur avait accueilli son retard avec humour. Denis, dont la calvitie commençait à dégarnir le crâne malgré son jeune âge, regardait maintenant l'écran du radar sol d'un œil attentif... quand sa mâchoire ne se décrochait pas sous l'effet de la fatigue.

— Nuit difficile ? suggéra sa collègue Rachel entre deux attributions de piste.

Malgré la discrétion à laquelle aspirait l'homme, il n'avait pu masquer son geste à la contrôleuse, presque collée à lui en raison de l'agencement de la vigie.

— Le petit fait ses dents... grommela-t-il.

Un rire secoua les épaules de la femme. Elle se concentra à nouveau sur son trafic.

Derrière eux, le téléphone sonna. Le quinquagénaire qui occupait la position de chef de tour, pieds sur la table, coinça le combiné contre son oreille pour tourner une page de son livre.

— Ouais ? demanda-t-il.

Mathilde se focalisa sur son tableau de strips. Il ne restait plus que quatre bandelettes de papier sur le support métallique et donc tout autant d'appareils sur sa fréquence. Mais si elle avait oublié quelque chose...

— Attends, quoi ?

La concentration nouvelle qui perça dans la voix de son chef l'interpella. À ses côtés, Denis tourna la tête.

— T'es sûr ? Elle courait vers où ? Quand ?

Un silence de plomb s'abattit sur les contrôleurs. La femme en pause lâcha sa tasse de café, prête à aider. Le quinquagénaire leva les yeux vers Mathilde et Denis. Il agita une main pour s'assurer de leur pleine attention. Son geste se figea.

— Cinq minutes ? Tu plaisantes ? Mais vous foutiez quoi, bande de glands ?

Il bondit de sa chaise. Le combiné toujours collé à l'oreille, bras tendu vers sa platine téléphonique pour lancer un autre appel.

— On arrête tout ! Stoppez les avions ! Gwenolé, on pose plus, renvoie les trafics en finale à l'approche !

Le cœur de Mathilde manqua un battement. Elle fit volte-face vers ses écrans, perdue, regarda les strips disposés sur son tableau, les indicatifs de vols inscrits dessus... Elle implora son instructeur des yeux. Celui-ci s'avança prestement vers le bureau. Son boîtier d'alternat lui glissa des mains. Il tenta de le récupérer, sa chaise se coinça dans celle de Rachel.

— Je préviens qui ? couina Mathilde.

— Tout le monde ! cria le chef. Une gamine a échappé à la surveillance de ses parents dans les aires québec, on sait pas où elle est !

La jeune femme posa un doigt sur le bouton de communication. Denis jura. Il tira sur le câble de son casque pour attirer son matériel à lui.

Aires de stationnement québec... Terminal trois... se rappela-t-elle. Dans une telle situation, ses connaissances théoriques s'arrêtaient là. Que devait-elle annoncer ? Que devait-elle faire ?

Son instructeur triturait les leviers de son siège pour en dégager son boîtier. Il s'écria :

— Dis-leur de maintenir position !

— Euh... Maintenez position ! Hold position! baragouina-t-elle.

Un instant de silence suivit sa demande.

Say again, Delta two-one?

Elle voulut répéter, mais une tonalité bourdonna dans son casque. Un autre pilote parlait en même temps. Leurs messages s'annulaient.

Denis se redressa enfin :

To all stations, hold position! s'affola-t-il. I repeat: hold position! A child is running on the ground! Shut down your engines!

La fréquence se brouilla à nouveau. Deux trafics tentaient d'accuser réception.

Mathilde demeura figée, le doigt toujours posé sur son alternat. Ses yeux fouillèrent l'écran de son radar. Elle porta finalement son attention sur les particules d'eau en suspension qui lui bouchaient la vue, sans plus de succès.

La fillette se trouvait quelque part sur le sol, perdue au fond d'un océan de brume, entourée de géants de métal invisibles. La terreur devait la paralyser.

Le téléphone du chef de tour résonna à nouveau. Il l'arracha de son socle.

— Ouais ? Ouais, plus personne ne bouge... Vous l'avez retrouvée ? Bien sûr que non, on peut pas vous aider ! On y voit que dalle, nous aussi !

France Ciel cent cinquante ?

Mathilde sursauta presque. La voix la glaça. Lointaine. Abasourdie. Nauséeuse.

— France Ciel cent cinquante, j'écoute ? répondit Denis.

Sa main tremblait. Le câble de son casque tressautait contre le rebord de la table.

On... Notre chef de cabine... euh...

Un bruyant soupir noya la fin de sa phrase. Un second homme prit la parole.

France Ciel cent cinquante, on est à la jonction entre les voies alpha et fox. Nos passagers ont vu quelque chose au niveau du moteur numéro un et... je vous épargne les détails, mais je... Je crois qu'on a heurté l'enfant.

Les jambes de Denis cédèrent. Mathilde s'appuya sur le bureau, bouche ouverte, alternat enfoncé. Sa respiration haletante déchira le silence du sol nord.

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