Chapitre 1 : J-24 (2/2)

Les yeux de son amie se posèrent sur la rue. Son air boudeur n'échappa pas à la contrôleuse.

— En parlant de Val... Tu savais qu'il était à nouveau en couple ?

Le cœur de Mathilde se figea une fraction de seconde. Elle se concentra sur chacune de ses articulations quand elle répondit :

— Non... Depuis quand ? Avec qui ?

Son interlocutrice secoua la tête.

— Inconnue au bataillon. Mes sources à la technique de Roissy m'en auraient dit plus sinon. Je sais que ça fait déjà deux ans qu'on n'est plus ensemble, mais bon... C'est un peu rapide, tu trouves pas ?

— Non... lâcha Mathilde avant de se reprendre. Enfin, si ! Peut-être, ça dépend des gens.

L'expression de Sophie lui soufflait qu'elle ne s'était pas montrée suffisamment convaincante.

— Mouais... Je lui souhaite tout le bonheur du monde avec cette pimbêche... grommela son amie.

Elle leva sa troisième tournée de jus de pomme avant de l'avaler cul sec. Mathilde l'accompagna dans son toast d'une bonne gorgée de bière.

Les deux jeunes femmes vidèrent quelques verres supplémentaires avant de prendre le chemin du retour. Sophie enchaînait mot sur mot, énergisée par la quantité de sucre qu'elle venait d'ingurgiter. Mathilde ne l'écoutait que d'une oreille, concentrée sur chacun de ses pas pour avancer à peu près droit.

Elles s'engouffrèrent dans la station de métro la plus proche et marchèrent encore quelques mètres ensemble, jusqu'au carrefour où les flèches indiquant la direction des lignes B et quatorze se séparent.

Sophie claqua deux baisers bruyants sur les joues de son amie. Elle l'attrapa par les épaules pour l'observer une dernière fois.

— Allez, souris, ma grande ! C'était une chouette après-midi !

Mathilde s'exécuta. Loin d'aviver la joie de son interlocutrice, celle-ci fondit silencieusement.

— C'est parce que ça va faire quinze ans ? demanda-t-elle.

L'équivalent de l'océan Arctique se déversa sur la colonne vertébrale de la contrôleuse. Sa main agrippa celle de Sophie. Elle se reprit et fit mine d'ôter la paume de l'ingénieure de son épaule.

— Pas du tout, je suis toujours comme ça.

Les yeux de son interlocutrice auscultèrent son visage à la recherche d'un mot à ajouter, d'une remarque à suggérer. Lorsqu'elle ouvrit la bouche, Mathilde se doutait déjà que le sujet de sa phrase ne lui plairait pas :

— Oui... Mais il y a quinze ans et un mois, il fallait t'assommer de vingt nouvelles déprimantes pour entamer ton rictus insupportable...

— J'ai grandi.

— Mathilde, tu as le droit de demander de l'aide... l'implora son amie.

Ce conseil revenait régulièrement sur le tapis. La jeune femme avait beau enchaîner les paroles rassurantes, Sophie refusait d'entendre raison : elle n'avait pas besoin de s'allonger sur un divan pour raconter sa vie et rouvrir des blessures qu'elle avait refermées elle-même, comme une grande. Tout le monde ne tombait pas au fond du gouffre après une expérience traumatisante. Pour autant, son amie ne tarissait pas d'arguments en faveur d'une consultation chez un psy, à croire qu'elle avait pris des actions dans l'un des établissements de santé du coin. Face à la stérilité qui ne manquerait pas d'envahir la conversation, la contrôleuse préféra renoncer. Elle s'écarta brusquement de Sophie et la salua d'une main.

— Je vais y aller... Au revoir.

Sa meilleure amie ouvrait la bouche quand Mathilde fit volte-face. Elle remonta le couloir à grandes enjambées, en direction de la ligne au cercle bleu qui la ramènerait chez elle.

À dix-sept heures passées, elle ne s'attendait pas à profiter d'un trajet calme et reposant, mais la cohue qui l'accueillit sur le quai, puis dans la rame, n'arrangea pas ses nerfs, déjà à vif.

Parfois, elle en venait à se demander pourquoi elle continuait à retrouver Sophie. Pour entretenir un lien social ? Les collègues de son équipe lui suffisaient. Pour préserver leur amitié ? L'ingénieure la harcelait au moins une fois par an au sujet d'une histoire qui ne la regardait en rien.

Certes, toutes deux avaient été proches, jadis. Inséparables. Lorsque Sophie lui avait annoncé son souhait de quitter leur promotion pour bifurquer dans une autre voie, elle en avait pleuré plus d'une nuit.

Elle était si jeune, à l'époque... Si innocente. Elle avait mûri. Pas Sophie. Cette dernière demeurait la même adolescente insouciante qui usait de son humour pour endormir l'attention des adultes et passer pour l'une des leurs. C'était elle qui refusait de voir la réalité en face, pas Mathilde. Elle qui souriait, riait, s'appliquait à présenter la meilleure image d'elle-même, offrait une oreille bienveillante à ses proches...

Le prétendait, tout du moins.

Car dix-sept ans plus tôt, la contrôleuse en devenir avait vu Sophie se pencher sur Valentin, assis sur la fontaine, face à la salle des examens. Le jeune homme n'avait pas reculé. Il avait souri. Elle s'était installée à côté de lui. Leurs hanches s'étaient frôlées...

« Love's in the air... » avait chantonné Raphaël.

Un adolescent la percuta et manqua de la faire tomber. Mathilde s'agrippa comme elle le put à la barre du train et le fusilla du regard.

Sophie n'était son amie que de nom. Jamais elle ne s'était véritablement intéressée à ses pensées ou à ses émotions. À ses sentiments.

Elle soupira. L'alcool avait la fâcheuse tendance à exacerber l'amertume qui se tapissait au fond d'elle. Elle savait sa colère contre l'ingénieure infondée et provisoire. Dix-sept ans plus tôt, elle avait laissé passer sa chance, Sophie l'avait saisie. La jeune femme ne pouvait en vouloir qu'à elle-même.

« Tu savais qu'il était à nouveau en couple ? »

Une boule se coinça dans sa gorge. Une fois encore, elle se réveillait trop tard.

La contrôleuse se fraya un chemin hors de la rame pour sortir de la station. Elle remonta la rue vers son appartement, esquivant les passants qui descendaient en sens inverse, en direction de la gare.

Dans un cliquetis de clés, elle pénétra dans le hall de son immeuble et vérifia le contenu de sa boîte aux lettres. Depuis deux mois qu'elle s'était installée dans son nouveau logement, le courrier arrivait au compte-gouttes à mesure qu'elle changeait officiellement son adresse auprès de tous les services intéressés.

À sa grande surprise, après plus d'une semaine d'absence, un certain nombre d'enveloppes l'attendait dans la caisse métallique. Elle attrapa la première de la pile. Une écriture maladroite, enfantine, recouvrait le quart inférieur droit sous le timbre vert. L'auteur ne devait pas être plus âgé que sa fille, dont les lettres gagnaient chaque mois en assurance. Sur le dos de la missive, les lignes réservées au destinataire demeuraient vierges.

Intriguée, Mathilde fit glisser son doigt sous le rabat pour le décoller. Elle en retira une simple feuille blanche, la déplia.

Au milieu du papier A4, deux mots mal orthographiés et deux chiffres : « Rejoind moi », « 24 ». Son regard s'arrêta en bas à droite. Elle se figea.

Cinq lettres. Un prénom.

« Élise »

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