Chapitre 8

Quelques jours après, estime-t-il, le type aux mèches blanches vient le voir. À la lueur des torches, il paraît plus costaud et plus vieux. Sa peau est brune, bien qu'il soit difficile de déterminer si c'est son teint naturel ou si c'est la terre les baignant qui macule sa chair. Il se dégage de lui une sensation d'autorité, renforcée par le fait que tous se taisent à son arrivée.

— Tu viens avec nous, déclare-t-il.

— Où ça ?

Aucune réponse ne lui est donnée. Devant les regards insistants, il finit par se lever.

Au bout de quelques galeries, qu'il croit reconnaître, ils s'arrêtent devant un puits rempli d'une eau azurée. Celle-là même pour laquelle Victoire l'a vendu. Il déglutit alors qu'une montagne de muscle remplit des bidons et les lui colle sur les épaules. Soan ne moufte pas. Son statut de prisonnier n'a guère changé. Mais il n'est pas le seul ainsi chargé, toute une troupe composée d'une dizaine d'hommes s'ébranle dans un tunnel sombre.

Le poids de l'eau provoque des tremblements musculaires dans ses jambes et rend ses pas incertains. Sans ménagement, ses ravisseurs le poussent. Soan manque de tomber, à plusieurs reprises. Mais une poigne solide l'attrape par la nuque pour l'empêcher de basculer et de se fracasser contre la pierre.

Il étouffe un sanglot. Les larmes brouillent sa vue. Il pince ses paupières, jusqu'à ce qu'elles s'envolent dans la poussière. Il ne sait pas si la tristesse l'emporte, sans doute pas. L'angoisse qui a formé une boule dans son estomac remonte sous forme d'acide jusqu'à ses lèvres qu'il serre.

Où l'amènent-ils ? Où est la sorcière qui lui a tenu compagnie ces derniers temps ? Même si elle ne s'est guère montrée chaleureuse jusqu'à présent, sa présence familière lui manque.

Ils s'arrêtent sur un rond de lumière dessiné au sol. En levant le nez, il distingue un puits. Il se souvient de sa descente guidée par Victoire. Le contact de puissantes mains sur ses épaules le fait sursauter. L'instant d'après, on le déleste des bidons. Le ventre noué, il lutte contre la nausée et grimpe les échelons. Là-haut, le vertige le saisit, le ciel si clair l'éblouit ; un coup entre ses omoplates lui rappelle qu'il doit continuer à porter l'eau si précieuse.

Il vacille à chaque pas. Les conseils de Victoire lui reviennent en tête, il a la sensation étrange qu'elle marche à ses côtés alors qu'elle est sans doute morte en essayant de mettre son stupide plan en exécution. Ses yeux se posent sur le sol où de grandes et larges fissures laissent échapper des brins d'herbe d'un vert flamboyant. Un sourire s'affole sur ses lèvres. Tout autour de lui, des couleurs s'étalent, s'en est presque absurde. Comme si elles ne devraient exister, ces fleurs roses et rouges, ce pollen qui s'envole et retombe comme de la neige jaune.

Soudain ça le frappe, comme une idée, ils ne sont pas à Paris. Ils ne sont pas remontés par le puits où Victoire l'a entraîné dans ces maudits souterrains. Ils sont ailleurs. L'espoir flamboie dans sa poitrine alors qu'il réalise qu'il a réussi, qu'il a passé le périphérique ! T'excites pas comme ça, tu sais même pas où tu es !

La végétation florissante s'insinue dans ces rues déformées par d'anciennes explosions, enlace des bâtiments effondrés, recouvre les ruines éclatées. Ce spectacle lui évoque une exposition de photos montrant Paris éventré par les bombes allemandes. Sauf que ces photos étaient en noir et blanc, ici, il y a de la couleur partout.

Un bourdonnement l'inquiète, aussitôt il s'accroupit en plaquant ses mains sur ses oreilles. Le souvenir des drones de sécurité lâchant leurs bombes au poivre lui revient, impossible à oublier. Mais rien n'explose, hormis un rire gras qui se répand telle une traînée de poudre. Il se relève en constatant qu'il s'est trompé. Sous ses yeux médusés, un innocent insecte volète. Il n'en a plus vu depuis si longtemps. Il les pensait éteints, comme bien des espèces.

Il tourne alors la tête, cherchant cette faune impossible. Malgré la peur qui noue ses tripes, ses yeux s'élèvent vers un immeuble décoré de verdure où il découvre des nids par dizaines, le chant des oiseaux et le piaillement des petits, et leurs parents tournoyant dans les cieux par centaines. Ces vols de nuées l'ont toujours fasciné, petit, il aimait s'allonger dans l'herbe et les contempler pendant des heures. Sa mère lui racontait alors comment ils migraient quand l'hiver arrivait.

Les souvenirs s'animent, il revoit le jardin sauvage où il a appris à tenir sur un vélo et les ronces qui ont accueilli ses premières chutes, des rires des enfants voisins sur le trampoline, les aventures dans les bois aux alentours qui depuis ont été rasés pour bâtir des résidences toutes neuves. Il se rappelle de la neige qui tombait l'hiver, les pluies d'été qu'il accueillait avec tant de joie, de ces printemps bourdonnants et de ces automnes aux couleurs si chaleureuses.

Le groupe ralentit, puis s'arrête devant un gigantesque immeuble. S'il paraît en ruine, il tient encore debout. La végétation qui le dévore semble domptée, en partie. Soan qui s'abîme dans la contemplation de ce miracle n'a pas remarqué un attroupement juste devant lui. Un coup dans son épaule le ramène à la réalité de l'instant.

Il distingue alors des personnes couvertes de tissus colorés et rapiécés. Ils portent des armes improvisées, des tuyaux et des barres de métal en guise de gourdin. Il frissonne. Seuls les Bottes Rouges s'arment ainsi. Pourtant, il ne voit ni crâne rasé ni blouson en cuir ni ranger à leur pied encore moins de lacet rouge autour de ces dernières, tous accessoires auxquels ils doivent leur nom. Leurs visages menaçants s'étalent en toutes les nuances. Serait-ce les hordes sauvages dont parlait Sally ? Il n'a cependant pas le temps d'y songer plus longuement.

Malgré sa terreur qui rigidifie tous ses muscles, on le pousse en avant. Ses bidons lui sont arrachés des mains. Celles-ci tremblent, ce qui n'empêche l'un des rapiécés d'y placer un panier en osier, comme ceux de sa grand-mère, chargé de fruits et de légumes. Sa bouche s'ouvre de surprise. C'est le rêve de Victoire ! Les fameux échanges qu'elle envisage, mais pas avec la capitale, plutôt avec les hordes des banlieues. Il tourne la tête vers son voisin, un type qui fait deux fois sa taille, avec un cou de taureau. Finalement, il ravale ses questions, comme sa joie. Si Victoire revient, il lui partagera sa découverte. Si elle revient.

Que va-t-il faire en attendant ? Ronger son frein, porter l'eau et des patates ? La colère remonte, comme la bile, jusqu'à ses lèvres blanches. Ses yeux se posent sur ces gaillards, que des hommes songe-t-il. Pas une femme ne semble participer.

Jusqu'à ce qu'il voie des cheveux bouclés émerger de cette masse de muscles et de visages burinés. Un petit bout de femme, aux traits ridés, portant un gilet à motif écossais. Ses pensées s'embrouillent. Impossible et pourtant. Ce visage lui paraît familier. Cette voix qui donne des consignes et des ordres et que tous écoutent en silence, il la connaît !

— Maman ! lâche-t-il en s'élançant vers elle.

Il s'échappe des mains qui tentent de le retenir. Retrouver ses parents, sa famille, profiter de ce ciel bleuté, entendre chaque matin le gazouillis des moineaux. Les larmes de joie coulent sur ses joues. Il n'a aucune foutue idée de ce qu'il fait. Un vent de liberté s'engouffre en lui, pénètre ses poumons. Un sourire idiot s'étale sur ses lèvres.

Sa folle course se brise sur une lame qui le cueille en plein vol. La douleur lui coupe le souffle. Ses yeux brouillés de larmes lancent un pourquoi silencieux à ses agresseurs. Ses forces l'abandonnent et il s'affale à moitié sur la pointe assassine. On l'en retire en le traitant d'imbécile. Il a l'impression confuse d'entendre Victoire.

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