Mehdi
Nour et moi avions notre petit rituel. Les mardi et jeudi, après les cours, nous nous rendions au dojang, le dobok en boule dans le sac, un petit encas à la main que nous achetions sur le chemin. Quand nous n'avions plus d'argent de poche à la fin du mois, nous nous contentions d'un fruit ou d'un sandwich fait maison au plus grand plaisir de Seif. À notre arrivée au Dojang il nous laissait le bénéfice du doute puis une fois le premier tour de salle terminé, il nous interpellait "À votre allure aux échauffements, je sais déjà si vous avez mangé des cochonneries avant de venir. Après vous vous plaignez d'avoir des points de côtés ! On ne peut pas travailler correctement comme ça".
Il ralentissait alors la cadence avant de commencer les exercices sur pao. Nous étions à la fin de la saison et Seif se montrait plus indulgent. Les portes-fenêtres de la salle restaient constamment ouvertes ce qui ne nous empêchait pas de suer à grosses gouttes au moindre effort. Le dobok épais collait à mon dos. Les rayons de soleil venaient réchauffer les murs nus de la salle. Les compétitions et le passage de grades étaient passées, nous n'avions plus le cœur à nous entrainer sérieusement. Nous vivions là les dernières séances de la saison avant la pause estivale. Je venais d'obtenir une deuxième keup à ma ceinture jaune. J'avais tracé avec application au feutre noir les deux bandelettes qui me rapprochaient un peu plus de la ceinture bleue.
J'observais mon reflet à travers le miroir, il me revint fragmenté. Le miroir de la salle d'entraînement, fissuré, portait encore la trace du projectile, un bout de planche de casse qui s'était encastré dans le verre sous la force de l'impact. Mon poing était toujours serré et mes phalanges rougies. Un sourire carnassier ornait mon visage. Après des semaines d'essai, j'avais enfin réussi. Il n'y eut aucune protestation pour la vitre cassée. Au contraire, Seif, l'entraîneur, sauta de joie lorsqu'il me vit fendre la planche de casse. Nour brandissait fièrement le bout de planche restant. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait eu les doigts écrabouillés à cause de mon manque de précision. Il ne pouvait pas se plaindre, puisqu'il m'infligeait le même traitement. Il m'avait amoché le visage plus d'une fois. Lui et ses coups de pied sautés retournés m'avaient plus d'une fois refait le portrait.
Nour avait même réussi à influencer Seif, désormais une partie de la séance était consacrée au cassage de planche. Nurjane, Nour, et moi étions les plus motivés, les autres avaient fini par se lasser. Devant leur peu d'enthousiasme, Seif les avait condamnés à s'étirer pendant qu'ils nous observaient lui servir de cobaye. Les deux tiers du groupe restant avaient réussi à faire le grand écart avant que je casse ma première planche. L'une des lubies du coach consistait à placer trois élèves en boule devant un élève qui tenait un sabre à bout de bras, sur lequel avait été empalée une pomme. À chaque essai réussi, il surenchérissait et ajoutait un élève dans la file. Devenant de plus en plus expérimenté dans mon rôle d'obstacle humain, je finis par me retrouver à la première place juste devant le sabre. C'était la place la plus dangereuse, n'étant pas un professionnel du saut en longueur, Seif mordait parfois lourdement nos doboks de tout son poids. Il m'écrasait la colonne vertébrale plus d'une fois. Notre trio s'était pris au jeu. Je m'amusais comme un fou. Je pouvais me défouler, tenter, rater sans ressentir de pression. C'était mon exutoire.
À la fin de la séance, Seif vint vers moi, muni d'une feuille d'inscription et d'un stylo qu'il me fourra dans les mains :
« Tiens, signe. Je savais que tu finirais par y arriver. Tu as un sacré coup de poing ! C'est pour participer à la démonstration au Palais des sports dans deux semaines. On sera là pour présenter le club et le taekwondo avec quelques démonstrations et des poomsae."
Il ajouta même :
— La prochaine fois, tu essaieras avec une pomme pour la démonstration."
Je ne sus pas quoi répondre troublé par la vision en filigrane de Nour qui ratissait le tatami à la recherche d'éclats de pomme, un trognon à la main, ses bruits de mastications amplifiés par l'écho, luttant pour garder mon sérieux. Je finis par accepter. Après tout, c'était une marque de confiance de la part de Seif. Il ne l'avait pas proposé à tout le monde. Je n'étais là que depuis octobre, et en l'espace de huit mois, il me jugeait apte à représenter le club au côté de Nour et Nujane, qui avaient fait leurs preuves et démontré leur investissement pour le club depuis des années
La démonstration se déroulait au parc des sports. La concurrence était rude pour intéresser les visiteurs à notre atelier d'initiation au taekwondo. Alors on décida de mettre toutes nos chances de notre côté pour espérer rivaliser avec le mur d'escalade, la patinoire, ou le stand d'e-sport. Seif décala la démonstration qui était censée être notre bouquet final au moment du déjeuner. Notre stand se trouvait juste en face de la buvette et offrait un spot privilégié. Il nous avait promis de nous offrir le dessert si nous parvenions à attirer pour notre créneau d'initiation de l'après-midi une dizaine de curieux pour se prêter au jeu. L'évocation de nourriture gratuite galvanisa Nour, il n'allait pas voir filer sa chance de gouter à la gaufre au nutella supplément chantilly.
La démonstration débuta dans une ambiance solennelle, le visage fermé le regard concentré, nos doboks étincelant de blancheurs sans aucun pli tombaient parfaitement sur nos corps. Nous donnions au public ce qu'il voulait voir, un art martial avec toute la rigueur et l'imaginaire qui en découlait.
La séance avait été un succès, tellement qu'en plus des desserts, Seif nous avait autorisés à nous rendre sur le stand e-sport. Un certain Fayçal68 s'était connecté avant moi ne s'était pas déconnecté de sa session. Il avait pulvérisé les scores et avait engrangé une multitude d'avantages. Bien décidé à en profiter je renommais ma session discrètement, battant à plate couture Nour et Nurjane qui n'en croyaient pas leurs yeux. Ils n'eurent pas le temps de découvrir la supercherie que venait déjà l'heure de rentrer. Je n'avais pas regretté d'avoir participé à cette journée au contraire cela me donna encore plus envie de m'investir dans le taekwondo. J'avais fait le bon choix
Cette année de quatrième, Nour et moi sommes tombés dans la même classe. Benjamin et notre altercation étaient de l'histoire ancienne. Nous avions été remplacés par d'autres histoires bien plus croustillantes. J'ai joué profil bas quelques temps, assez pour ne pas laisser cet incident me définir à jamais auprès des autres et de moi-même.
Je ne pensais pas être facilement impressionnable, mais le savon que la CPE m'avait passé le jour de la bagarre résonnait encore en moi. Il m'avait fait l'effet d'un électrochoc. Elle s'était assurée que je ne recommence jamais. Ce jour-là j'étais sincèrement convaincu que le monde s'était écroulé autour de moi. J'avais beau lutter de toutes mes forces, les digues que j'avais érigées autour de moi s'étaient retrouvées submergées. Je portais un masque et ce jour-là tout le monde avait entr'aperçu mon vrai visage. Je me sentais libéré d'un poids.
Depuis l'année dernière je passais désormais la majorité de mes pauses au CDI, d'abord par obligation. Je n'avais pas échappé à la punition. J'avais eu moi aussi droit à mes heures de colles. Au lieu de les passer bêtement à recopier le règlement intérieur en compagnie de Benjamin, j'avais eu droit à un traitement de faveur. Je devais rester une heure de plus par semaine durant tout le trimestre pour aider la documentaliste au CDI. Elle m'avait donné la tâche la plus barbante à ses yeux : couvrir les nouveaux livres dont le plastique collant avait tendance à faire des bulles et s'avérait être un calvaire à poser. Cela ne me déplaisait pas, c'était toujours mieux que les rangements des livres qui s'avéraient être une tâche sans fin.
Un puzzle en constant mouvement, les mêmes pièces les plus populaires venaient toujours à manquer et d'autres dédaignées par les élèves prenaient la poussière et me servaient de repère. Investi dans la mission qui m'avait été confiée, je chassais les bulles d'air avec ma règle, traquant chaque imperfection. La tâche de travail n'était pas immense d'une semaine à l'autre, alors souvent je passais le reste de l'heure à feuilleter les magazines que je finissais par emprunter. D'abord un, puis deux, et puis finalement tous les magazines étaient passés : d'actualité, de sport, de lectures, de géographie, les grands reportages.
Plus les enquêtes étaient poussées et plus cela me plaisait, peu importe le sujet. Parfois j'étais perdu, mais à force de lire et de faire des recherches à côté, je finissais par rattraper les wagons de retard et je rejoignais le train en marche. Devant mon engouement, la documentaliste me laissait le plaisir d'ouvrir l'arrivage de la semaine, me laissant un petit tas sur le bord du bureau. Je déchirais un à un les films plastiques, découvrant les couvertures et les gros titres, choisissant l'ordre dans lequel j'allais les lire. Le métier de journaliste me plaisait de plus en plus, et ça n'avait pas échappé à Nour, que je bassinais avec mes découvertes de la semaine sur le chemin du dojang. Je lui faisais une revue de presse.
" Tu veux pas aussi lire des magazines ? J'ai l'impression que t'as l'air intéressé quand je t'en parle à moins que tu fasses semblant ? Le scrutais-je avec une mine suspicieuse.
— Non c'est pas mon genre, j'aime bien comment tu racontes. T'arrives à rendre ça intéressant, et puis ça change des sujets habituels. Parfois on est un peu trop dans notre bulle entre le collège, le taekwondo, la famille. J'ai pas la curiosité de chercher ailleurs, mais toi si. C'est comme pour le taekwondo et les poomsae t'es allé faire des recherches tout seul par toi-même et ça te permet de progresser encore plus »
J'avais pas vu les choses sous cet angle, tu passes ta vie à m'analyser ou quoi ? Tu sais que tu ferais un bon psy toi. Je suis sérieux
Il eut une expression offusquée, mais l'idée avait fait son chemin. À la récréation suivante, il s'était installé à côté de moi avec un livre sur l'orientation, ouvert au chapitre dédié au métier de la psychologie.
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