Mehdi

Lorsque je fus rentré je trouvai la maison calme, presque trop. N'avaient-ils donc pas remarqué mon absence ? Il était pourtant plus de vingt heures. Quelque chose d'inhabituel avait dû se passer. Je vis une paire de chaussure et une doudoune qui n'était pas là encore ce matin. La porte du salon entrebâillée, laissait échapper quelques bribes de conversation et même un éclat de rire. Mes parents recevaient peut-être un invité. Il ne serait pas très malin de me présenter au salon et de ruiner le petit numéro que mes parents jouaient le temps de quelques heures lorsqu'ils revêtaient leur masque policé en société. Voir débarquer leur fils plein d'ecchymose et le jogging maculé de terre à cette heure-ci ne serait pas du meilleur effet. Les remontrances pouvaient attendre le lendemain. J'accrochais ma veste le plus discrètement possible et plaçais mes baskets justes à côté de la paire inconnue. Le regard perspicace de ma mère ne les manquerait pas et elle saurait ainsi que j'étais bien rentré à la maison. Je me surpris à penser « tiens, Farès aurait bien aimé ces baskets, c'est sa marque préférée ».

Le lendemain matin, je fus réveillé par un chuchotis aux creux de mon oreille que mon esprit encore ensommeillé identifia comme la voix de mon frère. C'était pourtant impossible, il était hospitalisé à des kilomètres de là... Fatigué par une nuit où j'avais dû lutter pour trouver le sommeil, je me retournais paresseusement dans mon lit et plaçais mon oreiller sur ma tête espérant bloquer les bruits parasites qui me parvenait de mon côté droit. J'ouvris subitement les yeux, mon cœur bondit dans ma poitrine. Je m'étais retrouvé nez à nez avec mon frère. Il m'interpella jovialement de sa voix éraillée par des années de tabagisme :

— Hé, chacal, semblant de dormir. C'est nouveau ça, tu dis plus bonjour ? T'es même pas venu me voir hier.

— Oh purée depuis quand tu pus de la gueule comme ça dès le matin ? La surprise de le voir et son haleine fétide ne m'avait inspiré qu'une piètre réplique.

— Et tu t'es vu toi ? Depuis quand tu t'es mis à fumer, t'as les yeux défoncés, me rétorqua-t-il.

— Si tu ne m'avais pas réveillé maintenant je ne serais pas dans cet état. Et chez toi je crois qu'il n'y a pas que les yeux qui soient défoncés.

— Ah t'abuses j'ai promis à maman de rester tranquille. Je voulais juste un peu emmerder mon petit chacal dès le matin, fit-il en me prenant le visage de ses grosses paluches en tentant de m'embrasser sur la joue.

Je tentais de me dégager mais il réussit quand même à me coller un de ses bisous baveux.

— Lâche-moi, purée si t'es en manque d'affection va voir maman. Je suis sûr qu'elle t'attend dans la cuisine avec une montagne de gâteaux et de tartines.

— Déjà fait, on attend plus que toi pour manger. Il est déjà dix heures et on a faim. Si tu ne veux pas qu'il ne te reste que des miettes et du thé froid, t'as intérêt à te bouger. Ah et tu m'en dois bien une avec maman, j'aime bien quand tu prends exemple sur moi mais parfois faut sélectionner... ».

C'était bien du Farès tout craché un vrai charmeur. En quelques instants, il avait déjà repris sa place parmi nous, rassemblant les membres errants de notre famille. Farès était à la fois le ciment de notre famille et l'élément explosif qui menaçait de la briser à tout moment.

Il me faudrait bien affronter les remontrances de mes parents alors j'estimais qu'accompagner cette épreuve d'un bol de céréales pendant ce petit-déjeuner improvisé ne serait pas de refus. Je pourrais au moins m'y réfugier pendant les moments les plus tendus. Avant de sortir de ma chambre je vérifiais mon apparence dans le reflet peu flatteur de la glace de mon armoire. Je préférais me prémunir de toute attaque ad hominem de la part de mon père. Les crottes de yeux comme je persistais à appeler l'amas jaunâtre incrusté dans mes longs cils et la traînée de bave blanchâtre séchée ne pourraient pas être utilisées pour me décrédibiliser et me déstabiliser. Malgré la faible lueur qui parvenait des interstices des volets, je devais admettre que Farès n'avait pas complètement tord quant à l'aspect de mes yeux injectés de sang. Encore ces fichues allergies qui n'arrangeaient rien avec le manque de sommeil dont je souffrais. En me comparant à mon frère on aurait été plus enclin à croire que c'était moi qui sortais de deux ans de coma et de rééducation avec mes cheveux rasés, mon expression fermée et mes bras maigrichons.

J'inspirai un grand coup, lançait un regard déterminé à mon reflet et fis volte-face, me dirigeant à grandes enjambées vers la cuisine.

Là, je fus accueilli par l'image de la famille parfaite. Enfants et parents partageaient un petit-déjeuner, attablés autour d'une table bien garnie, le sourire aux lèvres. Je ris intérieurement, pariant sur la durée que cette mascarade allait tenir. J'espérais malgré tout qu'elle durerait le plus longtemps possible. Je ne manquai pas de saluer haut et fort l'assemblée, évitant ainsi l'erreur de débutant qui consiste à irriter les nerfs de mes parents de bon matin par mon impolitesse. Les salutations du matin et du soir me venaient toujours plus naturellement en arabe. Un « je te souhaite un matin lumineux » me semblait plus chaleureux qu'un simple bonjour, surtout quand c'était ma grand-mère ou ma mère qui le prononçait. Ma mère rayonnait je me dirigeais vers elle et l'embrassais sur la joue. Elle profita de cette rare marque de tendresse de ma part et m'étreignit, un peu plus longuement que d'habitude. Elle avait une odeur de café et de jasmin. Au moment où je faisais mine de m'éloigner, elle attrapât d'un geste vif mon oreille et me susurra. « Deux mots simples et clairs : Plus jamais. Tu as vu d'où ton frère est revenu ? Je souhaite n'y voir plus personne là-bas. Ton père n'est pas au courant mais si tu ne te tiens pas à carreaux, ce sera le premier à être averti ». Dans ces moments-là, elle dégageait beaucoup de charisme. Une scène dont j'aurai aimé être témoin d'un peu plus loin comme Farès qui masquait son rire derrière son bol de café qui tremblait dangereusement. Mon père n'avait rien remarqué, trop occupé à savourer son petit déjeuner préféré des tomates et des olives en baignant dans une mare d'huile qu'il avait soigneusement coupées en dés.

Finalement j'avais bien fait de rester chez Nour la veille, ma mère avait eu le temps d'encaisser la nouvelle et mon frère par son apparition miraculeuse avait temporisé la situation.

La proposition de Nour resta plusieurs semaines dans mon esprit. Au départ, j'avais balayé d'un revers de la main sa proposition. Moi, faire un sport de combat ? Ce n'était pas parce que je m'étais battu une fois que cela faisait de moi une bête assoiffée de sang prête à cogner à n'importe quel moment. J'avais déjà remarqué que les regards posés sur moi avaient changé de nature. Certains détournaient le regard apeuré, tandis que chez d'autre, une lueur de respect s'était allumée. Une aura de dangerosité s'était peu à peu matérialisée autour de moi. On ne s'aventurait plus à me faire aucune remarque, excepté Nour. Il devrait être frappé d'une extinction de voix pour commencer à agir ainsi. Il savait que j'étais la même personne, que rien n'avait changé et qu'en fin de compte cela avait toujours été en moi, bien caché. Et puis si j'avais réellement envie de faire du Taekwondo, avec quel argent aurais-je pu m'inscrire ? Je craignais de me retrouver avec d'autres jeunes de mon quartier alors que mon but chaque jour était de les tenir le plus éloigné de moi, pour me préserver plus que par réelle peur. Et puis je crois que je n'avais pas atteint un tel niveau de désespoir pour aller de mon plein gré donner et recevoir des coups. Finalement la proposition de Nour qui semblait de prime abord maladroite et presque naïve finit pourtant par faire son petit bonhomme de chemin dans mon esprit.

Alors un soir en rentrant du collège je lui demandais nonchalamment « Alors tu m'emmènes quand à la salle de Taekwondo ? T'as peur que je te mette une raclée si j'y vais ? »

Il se força à réprimer son sourire taquin car c'était prendre le risque de me vexer et de rater l'opportunité de me filer un ou deux coup pied discrètement lors de l'entraînement. Nous n'avions plus jamais reparlé de l'altercation qui m'avait mené au taekwondo mais lorsque j'évoquais mon parcours il se plaisait toujours à me rappeler que c'était grâce à lui que j'avais fait mes premiers pas sur le tatami. Ils se contenta de me répondre sur le même ton décontracté :

— Quand tu veux même ce soir ! A moins que t'aies peur que je te mette la raclée de ta vie ? C'est pour ça que tu as mis autant de temps à te décider ? »

Je répondis à sa petite provocation par un coup de poing dans l'épaule qui ne manqua pas de lui arracher une grimace de douleur. Que ma mère soit tranquille il n'y eu aucune raclée ce jour-là ni les séances suivantes. Je ne me rendais pas au Taekwondo comme je l'avais pensé au départ pour donner et recevoir des coups mais pour apprendre à me battre en respectant mon corps et mon adversaire. Le but était d'atteindre une maitrise de soi et ne pas succomber à la moindre provocation. Je ne m'étais pas rendu à la salle le jour même, car c'est bien ma mère qui m'aurait infligé une raclée si je n'étais pas rentré une fois de plus à l'heure. Elle avait passé l'éponge pour la dernière fois mais je n'avais pas l'envie de mettre à bout sa gentillesse. Il fallait déjà que je tâte le terrain, je ne pouvais pas quitter trois fois par semaine pendant deux heures la maison sans qu'elle ne se pose de questions. J'avais toujours cultivé un jardin secret, je ne ressentais pas le besoin de tout partager tout avec ma mère. Mais cette fois-ci, je ne comptais pas agir dans le secret. Je sentais que j'aurai besoin de son soutien pour y arriver.

Cependant, je n'étais pas certain que l'activité à laquelle je comptais m'adonner ne lui plaise beaucoup. Et je ne m'étais pas trompé ! Pour preuve, malgré des années de Taekwondo où elle m'avait soutenue pendant les combats et les entraînements, elle avait toujours désigné le Taekwondo à la famille en Algérie et à ses amis comme du catch. Je crois que la démonstration de hapkido et leurs techniques de self défense par étranglement accompagné des cassages de planche l'avaient durablement marqué.

J'avais peut-être une relation plus qu'étrange avec mon père mais l'une de mes plus grandes fiertés demeure bien le lien que j'entretenais avec ma mère. D'ailleurs, elle ne manquait pas de citer le prophète Mohamed paix et salut soient sur lui quand je déviais de mon rôle de fils modèle. Elle me rappelait que le paradis demeurait sous ses pieds. En d'autres termes j'avais intérêt à me tenir à carreaux. Alors je choisis le moment propice pour lui parler du Taekwondo. J'attendis que mon père soit trop absorbé par la télé pour me prêter attention pour me glisser furtivement dans la cuisine où ma mère finissait de laver la vaisselle. Je m'emparais d'une serviette et me mis à essuyer la vaisselle avec elle. Je faisais ainsi d'une pierre deux coup. En l'aidant pour la vaisselle elle allait se montrer bien plus conciliante et je pouvais profiter du vacarme que faisait la machine à laver pour bavarder tranquillement avec elle sans risquer que mon père entende notre conversation.

Ma mère avait une belle voix et elle nous en faisait profiter seulement pendant les tâches ménagères ou lorsque nous étions plus petit mon frère et moi pour nous bercer. Alors je demeurai quelques instants à l'écouter chanter, rêvassant quelques instants. Ma mère était une petite femme nerveuse qu'on devinait pleine de charme autrefois. Seul demeurait ses grands yeux noirs qu'elle aimait souligner d'un trait de kohl qui quelquefois se faisaient colères, tristes ou pire encore hagards, vides de toute expression dévoilant des traits fatigués et un visage émacié. Aujourd'hui elle était dans un de ses bons jours, j'avais de la chance. Elle portait son tablier brodé acheté au marché de Noël et avait relevé ses épais cheveux noirs. J'y apercevais quelques éclats cuivrés rappelant ma seule et unique expérience de coiffeur. Ma mère désireuse de prendre soin d'elle de manière économique et naturelle m'avait demandé de lui appliquer sous les conseils avisés de Madame Eldhaw du henné sur sa chevelure accompagné de café pour donner une couleur acajou. J'avais bien tenté de protester mais elle avait rétorqué que j'avais toujours été habile de mes mains que j'étais le mieux qualifié pour cette teinture. J'avais fait jurer Madame Eldhaw de ne jamais dire à Nour que j'avais fait ça, sinon j'en entendrais parler jusqu'à ma mort. Malgré ses compliments ma mère avait commencé à s'inquiéter lorsque ses cheveux avaient commencé à chauffer, elle sentait déjà la catastrophe arriver. Heureusement qu'au moment d'enlever les papillotes en aluminium elle possédait encore ses trois cheveux sur le caillou comme elle disait sinon, elle m'aurait maudit jusqu'à la troisième génération. Je l'avais même surpris plus tard à s'admirer dans le miroir de la salle de bain. Mon père avait concédé que la nouvelle coiffure lui allait bien.

Ce soir-là elle fredonnait la chanson Zina. J'avais essayé de l'accompagner sur le refrain mais elle me fit taire d'un coup d'éponge qui signifiait que j'étais en train de tout gâcher avec ma grosse voix. Une fois la chanson terminée je m'empressais de lui confier mon envie de commencer des séances de taekwondo, je me raclais la gorge un peu gênée :

— Maman ? l'interpelais-je, elle releva un instant la tête de l'évier, m'accordant ainsi son attention, tu sais Nour m'a proposé de faire des cours de Taekwondo avec lui.

— Qu'est-ce que c'est encore cette histoire ?

— C'est un art martial de Corée. Un sport de combat, m'empressai-je d'ajouter devant son air dubitatif. L'entraineur c'est Farid Sfaxi, obligé Papa le connait c'est un ami à Monsieur Eldhaw, un Tunisien.

— Ah oui, je vois qui c'est. Mais ce n'est pas dangereux ton sport ? Tu risques de devenir une petite brute à ce rythme-là. Je me doute bien que si tu me demandes mon autorisation c'est que ce n'est pas gratuit. Combien ça coute ?

— Rien pour l'instant je vais juste voir si ça me plait. Et t'inquiète pas maman, ça aide à se canaliser, ça rend zen. »

— Le coté zen je ne l'ai aperçue que pendant les poomsae et encore... Mais l'argument avait fait mouche. Ma mère avait donné son accord et sans plus attendre le mercredi suivant je me rendis au dojo.


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