Mehdi
Je me rendis donc chez mon meilleur ami qui habitait dans le bloc en face de chez moi. Mes parents se douteraient bien que je passerai la soirée chez Nour. Je savais que ma mère ne se risquerait jamais à venir me chercher de peur de faire une scène. Devant l'entrée de l'immeuble je ne manquais pas de saluer les quelques jeunes qui squattaient dans la cage d'escalier, de vagues connaissances de mon frère. La peinture écaillée et la lampe grésillante, détonnaient avec leurs apparences soignées, petit dégradé fixé avec une pointe de gel, chaussées des dernières baskets à la mode et de survêtements Lacoste. Je faisais bien pâle figure à côté d'eux avec mes chaussures pleines de boue et mon sac à dos élimé sans compter mes hématomes. Mes frasques du collège avaient déjà fait le tour du quartier puisque en même temps qu'un des gars me tendait un paquet de chips paprika acheté à l'épicerie du coin, il me demanda d'un ton railleur :
« Alors, askip tu t'es pris la tête avec un mec de ton collège. C'est pas son père qui a racheté le bar du coin, celui où ils jouent au PMU ? Maintenant il se sent plus pisser...
— Ouais c'est celui-là, acquiesçais-je, maintenant au moins il aura une bonne raison de plus se sentir, tellement il va avoir besoin de doliprane pour faire passer la douleur.
— Elle était bonne celle-là ! Et alors t'as gagné, hein ? Tu ne t'es pas fait défoncer ? Ça s'est passé comment ? Raconte-nous !
J'avais devant moi un public réceptif, nostalgique des bastons du collège. Cela me changeait des sermons et des questions sur l'assurance dont on m'avait bassiné au collège.
— J'ai foncé sur lui et je l'ai chopé par le ventre et après je l'ai plaqué au sol et je lui ai mis plein de coups de poing au visage et des coups de pied au ventre, il pissait le sang, j'ai défoncé son nez et son arcade sourcilière, je lui ai même craché au visage, ajoutais-je en m'enflammant un peu.
Le groupe de garçons éclata d'un rire approbateur.
— Ah dégueulasse ! C'est bien, ne te laisses jamais faire ! D'ailleurs t'as des nouvelles de ton frère ? C'est plus pareil les rodéos depuis ... »
Mais mon regard noir et mon air buté les avaient dissuadés de poursuivre plus loin, je les saluais et poursuivait mon chemin. Après m'être extirpé de cet interrogatoire improvisé je pus enfin me diriger vers le quatrième étage. Pendant la bagarre, Benjamin que j'avais pourtant plaqué au sol s'était arrangé pour me donner un bon coup de semelle au tibia qui me faisait boiter. Un coup de tibia que j'avais bien entendu passé sous silence devant la bande de gars. Je m'agrippais donc à la rampe à l'hygiène douteuse pour ne pas perdre l'équilibre, grossière erreur. Elle s'avéra être pleine de chewing-gum, dont un fraichement mâchouillé. Je m'essuyai la main sur mon jean à peine plus propre et tâchais de monter comme je pouvais les marches tachetées de noir menant à l'étage de Nour.
La porte entrouverte laissait échapper une odeur qui se répandait dans toute la cage d'escalier reconnaissable entre mille, un bon tajine était en train de mijoter. C'était décidé il fallait que je me fasse inviter à manger ce soir. Je toquais presque timidement à la porte j'avais peur de me retrouver face au père Eldhaw qui n'aurait pas manqué de me reprocher ma visite tardive. Heureusement ce fut la mère qui m'ouvrit et m'accueillie à bras ouverts tout en me faisant signe d'entrer. Elle ne fit aucune remarque concernant mon allure générale, seul un léger froncement de sourcil la trahit. Elle se racla la gorge et appela de sa plus grosse voix Nour dont la chambre se trouvait à l'autre bout du couloir « Nour, sors de là, ton copain Mehdi est là ! Viens mettre la table on va bientôt manger ». Sa dernière phrase risquait de rendre l'apparition son fils assez longue... Soucieux d'engager la conversation par politesse jusqu'à ce que Nour sorte de sa tanière, je demandais à sa mère restée à mes côtés dans l'entrée des nouvelles de sa famille et m'enquis de sa santé. Tout en me répondant elle se mit à me débarrasser de ma veste et à veiller à ce que je ne manque pas de chausser une des innombrables claquettes plastiques qu'elle me présentait. Je dois avouer que j'avais ma préférée, une Spider-Man qui appartenait au petit frère de Nour que j'aimais bien taquiner car ses grands pieds étaient connus dans tout le quartier. Mais je décidais plus sagement de me rabattre sur une pantoufle vert fluo, si je voulais l'asile diplomatique il fallait se la jouer fine et ne pas froisser le petit dernier de la famille.
Je demandais d'un ton innocent :
« Madame Eldhaw, vous n'allez pas manger du tajine ce soir ? Je sens l'odeur depuis que je suis dehors et ça sent tellement bon ! Ça va faire si longtemps que je n'en ai pas mangé, ajoutais-je d'un petit air faussement triste.
— Mais oui, wouldi bien joué, tu as bien reconnu le menu ! Tu viens à peine d'arriver tu vas bien avoir le temps de manger un petit bout avant de repartir, je ne vais pas te laisser partir sans rien manger !
Elle m'ébouriffa tendrement les cheveux et me conduisit à la cuisine. Elle tira une chaise et me fit signe de m'asseoir. Elle alla farfouiller dans son réfrigérateur et en sorti une pile de msemen, commença à les réchauffer à la poêle. Elle me confia d'un ton complice « la première est pour toi tant pis pour Nour ». Ce dernier se matérialisa comme par magie devant l'entrée de la cuisine et chipa un des msemen encore brulant de la poêle. Sa mère fouetta l'air avec son torchon manquant l'épaule de Nour de peu en lui reprochant son impolitesse. La bouche à moitié pleine il s'insurgea :
— Mais j'ai rien fait, j'suis encore ton fils, non ? Ce n'est pas facile tous les jours alors j'ai bien le droit à quelques avantages.
Cette fois-ci Madame Eldhaw ne le manqua pas avec son torchon et lui assena un coup d'un petit air satisfait.
— Avant de profiter des avantages il faut subir les inconvénients. J'attends toujours que tu mettes la table. Appelle ton frère et ta sœur le repas est prêt. Et la prochaine fois qu'on a un invité tu viens au moins le saluer, ce n'est pas pour moi qu'il est venu !
Nour me lança un regard faussement désolé et bougonna,
— Je crois qu'ici ce qui lui plaît le plus c'est notre nourriture, le reste c'est que du bonus »
Il tenta de me faire un geste grossier mais l'ombre planante du torchon au-dessus de sa tête le ravisa. Il fila chercher le reste de sa famille pour manger. »
Toute la famille fut rassemblée autour de la table bien garnie et je pus enfin mordre à pleines dents dans le bon pain fait-maison que j'avais consciencieusement trempé dans la sauce épicée du tajine. Pendant le repas Madame et Monsieur Eldhaw me posèrent quelques questions sur moi et mes études auxquelles je répondais poliment. Ils évitèrent habilement de me poser des questions sur mon père ou mon frère, ils connaissaient les sujets sensibles, surtout madame Eldhaw qui était une bonne amie de ma mère. Elle enchaîna donc sur des louanges concernant mes résultats scolaires. Elle avait sûrement dû ressentir que j'avais besoin d'un petit boost pour mon ego. Nour baissa sa tête, espérant ainsi échapper à une comparaison de nos notes et à des remontrances de la part de sa mère. Mais elle ne manqua pas de lui lancer un long regard appuyé de sous-entendus.
La conversation finie par se tarir et ne resonnait plus dans la cuisine que les bruits de mastications et le tintement des couverts qui raclaient contre les assiettes. Une déglutition plus bruyante que les autres provenant de Nour, nous fit tous relever la tête de nos assiettes, déclenchant un éclat de rire général. Celia, la petite sœur de Nour pouffa en voyant la moustache de sauce sur mon visage. En comparant leur famille à la mienne, qui pourtant je m'en rendais bien compte n'était pas parfaite, je ne pouvais m'empêcher de constater combien la mienne était brisée. Au fil des années il était devenu inconcevable pour nous de ne prendre ne serait-ce qu'un repas comme celui-ci, sans cris, ni tensions, sans qu'un mot de travers ne fasse valdinguer le contenu de la table sur le carrelage de la cuisine. Plus personne ne se donnait la peine de faire semblant, de continuer à jouer le rôle de la famille unie...
Ce fut Nour qui me fit émerger de mes sombres pensées. N'étant pas rancunier il était vite passé à autre chose et dès la dernière bouchée de pain englouti il me fit signe et m'entraîna dans sa chambre. Il ferma prestement la porte en entendant sa sœur arriver en courant à travers le couloir. Malgré les quelques cris accompagnés d'une volée de martèlement contre la porte, il ne céda pas. Ça ne m'aurait pas dérangé qu'elle participe à notre conciliabule mais il me fit signe de l'ignorer. Nous nous jetâmes en même temps sur le lit, nos deux têtes cognèrent l'une contre l'autre. J'éclatais d'un rire libérateur après toute les tentions accumulées depuis ce matin. Nour se mit en quête de chercher la deuxième manette de jeu qu'il avait dû jeter je ne sais où. Elle devait surement prendre la poussière sous son lit depuis notre dernière partie. Une fois les deux manettes dénichées, il choisit un jeu au hasard et le mit en marche. Je n'étais pas très doué à celui-là mais au moins la concentration dont je devais faire preuve pour me tenir au niveau de l'expert en jeu de guerre qui me tenait lieu d'ami m'empêchait de me focaliser sur le reste. C'était sans compter sur Nour qui avait décidé d'endosser la casquette d'ami à l'écoute. Entre deux commentaires sur l'action du jeu il me questionna sur les évènements de la journée, son approche n'était pas très subtile mais je le laissais faire :
« Alors, quoi de neuf ? Je t'ai tellement manqué que tu t'es pointé chez moi à sept heures du soir pour jouer à World War III alors que demain tu commences huit heures ? Fais pas genre d'être étonné je connais aussi bien ton emploi du temps que tu connais le mien, toutes les techniques sont bonnes pour ne pas être sans amis pendant les permes ou les interclasses.
— Ouais tu sais, ça faisait longtemps que j'ai pas joué, ça m'avait manqué...
— C'est surtout parce que t'en as marre de manger des casse-croutes à la saucisse turcs et à la mayo que t'es venu, je te connais. T'as pas d'autre potes chez qui te faire inviter ?
— Tous les « potes » de ma classe m'ont snobé, j'existe plus depuis que l'autre con à décider de prendre ma place dans le groupe. Il les a tous retourné. T'es mon seul ami maintenant...
— S'ils ont réagi comme ça c'est qu'à la base ils étaient pas très clean, l'autre con c'est Benjamin, celui qui est avec moi en espagnol ?
Il me tendait une perche que je décidais d'attraper à la volée.
— Oui c'est lui, l'une des seules raisons qui ne me fait pas regretter de ne pas avoir pris espagnol. Tu sais comment il m'appelle ? Le drogué parce qu'un matin je suis venu avec les yeux rouges complètement éclaté à cause de mes allergies. Il a suffi que je plane un peu parce que j'étais pas encore bien réveillé quand il me parlait et c'est partis. Et quand il a su pour mon frère, parce l'autre bouffon de Kevin n'a pas su se taire, il m'a plus lâché avec son surnom pourri. Et ça c'est qu'un truc parmi tous les coups bas qu'il m'a mis ! Je fais vraiment pitié, je parle comme une victime...
Nour s'apprêtait à rebondir sur ma dernière phrase par une blague mais à la vue de ma mine défaite et de mes doigts tremblants sur la manette il se ravisa et je lui en étais reconnaissant.
— En attendant c'est lui la victime avec la raclée que tu lui as donnée.
— Savait même pas se battre suis-là, avec ses bras tout maigres et son jean trop serré, il m'a à peine effleuré, fanfaronnais-je. Il doit avoir un bel œil au beurre noir ! Il avait pas à me chercher ni à m'insulter, je me suis rendu justice moi-même. Ce Benjamin entraine tout le monde autour de lui avec sa belle gueule que j'ai redessiné à ma sauce. Son nez « aquilin » comme il dit ne doit plus être aussi droit maintenant. J'espère l'avoir bien amoché.
— Ah ça je peux te le confirmer y'a plein de gens qu'ont filmé la bagarre même si je n'étais pas là je peux te dire que je n'ai rien raté ! La seule fois où je termine à dix faut que y'ai une baston, s'exclama-t-il déçu.
Il sorti son portable de sa poche et chercha à retrouver une de ces vidéos. J'avais laissé le mien en silencieux en entrant au collège et je n'avais plus trouvé le temps de le consulter encore moins l'envie. Mon écran d'affichage affichait des dizaines et des dizaines de messages non lu, certains provenaient de mes parents mais la plupart venait de mes réseaux sociaux. La vidéo de ma bagarre avait fait le tour du collège, des dizaines de vidéos de moi prise de divers angles rejouant à l'infini la même scène de violence. J'étais horrifié par ce que je voyais, une des vidéos avait réussi à capter mon regard lorsque j'avais furtivement relevé la tête de la mêlée et j'arborait le même regard que mon père lorsqu'il était furieux.
Je ne pouvais pas le supporter.
Soudainement la bagarre de ce matin n'étais pas mon plus gros souci en soi, aussi étrange que cela puisse paraître. C'était seulement la cristallisation de tous les remous qui agitaient mon quotidien depuis tant d'années et je ne pouvais laisser cela se reproduire.
— Franchement j'arrive pas à croire que j'ai fait ça. J'ai agi comme mon père quand il est frustré qu'on lui tienne tête et qu'on ne se plie-ci pas à sa volonté. Il n'a jamais su s'exprimer autrement que par les poings, ça lui faisait plaisir quand ils voyaient qu'on avait peur de lui. Je ne veux pas être comme ça comme lui..., ma voix se brisa et je tentais de réprimer un sanglot.
Mes propos l'avait tellement surpris qu'il mît le jeu en pause, fait très rare de sa part. Il me regarda droit dans les yeux et me rassura :
— T'inquiète pas tu seras jamais comme lui, je te le promets.
Soucieux de dévier la conversation qui avait pris un tourant un peu trop grave, Nour lâcha de but en blanc.
— Tu sais mon père connaît un gars qui est coach, un sport de combat un truc asiatique j'ai oublié le nom.
— Karaté, Judo ? demandai-je ne sachant pas où il voulait en venir.
— Non, non c'est encore un autre ça commence par un T, il m'avait passé une pub pour son club, attends je vais la chercher.
Il alla chercher tout au fond de la pile de vêtement qui trainait sur son bureau puis dans ses tiroirs pour enfin chercher dans la poubelle dont il extirpa triomphant le flyer en question.
— C'est bon je sais je me rappelle du nom, c'est du taekwondo, apparemment ça aide « à développer la maîtrise de soi » d'après le papier, m'informa-t-il.
Il me tendit le prospectus un peu gêné, il venait tout de même de le chercher d'entre des miettes de biscuit à moitiés moisies et des mouchoirs imbibés de morve.
— Et tu me présentes ça comme la solution à mes problèmes de gestion de la colère ? demandais-je un peu sceptique en citant les paroles de la CPE. »
Il se contenta d'un sourire éclatant et d'une petite tape amicale dans le dos comme seule réponse...
A partir de demain on va ralentir la cadence, je vais proposer un chapitre par jour :)
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