❦ prologue, au cœur du sanctuaire

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Le vent frais du matin s'infiltrait sous les vêtements amples de Hyunjin ; il resserra les pans de sa veste en laine autour de son corps avant de plonger les mains dans ses poches, ses doigts se refermant sur le socle de la statue de bois qu'il avait pris soin de tailler ces derniers mois. Autour de lui, l'épais brouillard se refermait comme un piège. Les branches des arbres nus, couvertes de rosée, y disparaissaient, laissant à peine deviner les quelques bourgeons prêts à éclore.

Chacun de ses pas s'enfonçait dans la terre humide, laquelle propageait une douce odeur familière et réconfortante autour de lui. Hyunjin inspira à plein poumons avant d'expirer un lourd nuage de vapeur qui se mêla au brouillard. Devant lui, les jumelles Mira et Naeun se retournèrent, la première lui adressant un sourire si éclatant qu'il chassa momentanément le brouillard. L'humidité s'accrochait à leurs cheveux détachés, blonds comme les blés, pour les faire friser ; aux mains de la nature, elles paraissaient encore plus belles et douces que d'ordinaire.

Toutes deux s'arrêtèrent et se séparèrent, laissant Hyunjin avancer jusqu'à se retrouver entre elles. Chacune lui attrapa un bras et Mira lui glissa quelques chatouilles qui, malgré l'épaisseur de sa veste, parvinrent à le faire sourire. Elle avait toujours eu un don pour le distraire, et Hyunjin devait bien avouer envier sa joie naturelle et son insouciance ; il aurait aimé trouver de quoi se rassurer et se persuader que tout se passerait bien alors que ses craintes lui nouaient la gorge et l'estomac. Depuis qu'il savait lire, il n'avait de cesse de se plonger dans des récits sur la cérémonie et sur le lien, des plus joyeux aux plus angoissants. Tout le monde semblait penser que chacun ressortait grandi et comblé de cet événement, oubliant les échecs que l'Histoire avait connus. En ce jour plus que jamais, Hyunjin avait conscience que les risques n'étaient pas nuls.

Un frisson lui secoua l'échine alors qu'il serrait plus fort la statuette au fond de sa poche, et Naeun lui frictionna gentiment le bras. Hyunjin ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule pour croiser le regard de ses parents, fermant la marche ; tous deux lui adressèrent un sourire rassurant. Il était encore le seul à s'inquiéter.

Bientôt, le brouillard commença à s'effacer, percé par les chants d'oiseaux. Quelques-uns voletèrent autour d'eux, se posant parfois sur des branches desquelles tombaient des gouttes de rosée. De douces notes de musique se mêlèrent à leurs chants ; ils étaient presque arrivés. La cérémonie n'était plus qu'à quelques minutes d'eux, moment où leur avenir se jouerait, où ils deviendraient adultes. Tous trois repartiraient avec nombre de nouvelles responsabilités et de nouveaux pouvoirs, vis-à-vis desquels les jumelles ne pouvaient dissimuler leur hâte. Mira se retenait de sautiller, bien que ses expressions et ses quelques rires enjoués la trahissent, tandis que Naeun, plus réservée, resserrait sa prise sur le bras de Hyunjin en jetant mille et un coups d'œil à sa jumelle et lui.

Hyunjin, lui, ne parvenait pas à se réjouir ; plus ils approchaient de leur destination et plus ses angoisses s'agitaient dans son ventre. Le sentier qu'ils suivaient s'ouvrit sur une clairière qu'ils n'avaient encore jamais vue ; pourtant, tous les coins et les recoins de cette forêt leur étaient familiers tant ils avaient passé d'heures en ces lieux, à y grandir et à s'y épanouir. Alors que les jumelles s'en émerveillaient, Hyunjin déglutit péniblement.

Les mélodies d'instruments à vent s'intensifièrent, le brouillard disparut entièrement. Se soustrayant délicatement à l'étreinte des jumelles, Hyunjin se passa une main nerveuse dans les cheveux, quelques mèches blanches comme neige se détachant de sa coiffure pour retomber sur son visage.

Devant lui, au centre de la clairière et d'un cercle de pierres moussues, trônait un arbre digne d'un conte ; malgré la saison, ses branches étaient couvertes de feuilles scintillantes sous les rayons du soleil matinal, tandis que des veines dorées parcouraient son écorce, du bout des branches jusqu'aux racines. Les parents, grands-parents et frères aînés des jumelles se placèrent le long de l'orée de la clairière, à gauche, faisant face aux musiciens et à la maîtresse de cérémonie.

Hyunjin s'immobilisa quelques pas derrière les jumelles, le souffle coupé. De nombreux nœuds dans sa gorge l'empêchaient même de déglutir. Son père posa la main sur son épaule, propageant une chaleur réconfortante dans son corps, tandis que ses grands-parents rejoignaient la famille des jumelles. Sa mère, quant à elle, arrangea rapidement sa coiffure, coinçant les mèches échappées dans les tresses de chaque côté de sa tête, réunies en une demi-queue maintenue par un ruban mauve. Dès qu'elle eut terminé, elle lui glissa une caresse dans la nuque et son père le poussa gentiment vers Mira et Naeun. Hyunjin ne bougea pas pour autant, ses ongles raclant nerveusement le bois de la statuette. Il observa leurs familles, accompagnées de leurs compagnons, puis jeta un coup d'œil à la maîtresse de cérémonie qui lui adressa un sourire encourageant.

Il ne craignait rien.

L'air se densifia autour de lui, chargé d'une énergie qui crépitait sous sa peau, alors qu'un souffle de vent chaud l'enveloppait et le poussait délicatement vers l'avant. Dès qu'il eut rejoint les jumelles, elles lui attrapèrent chacune une main, leur attention portée tantôt sur l'arbre doré, tantôt sur la maîtresse de cérémonie.

Au-dessus de leurs têtes retentirent les battements d'ailes d'une petite chouette grise, laquelle se posa sur une branche basse de l'arbre. De ses hululements mélodieux, elle accompagna les notes des musiciens jusqu'à ce que les veines d'or ne s'illuminent ; l'air s'épaissit encore et les crépitements se vivifièrent sous la peau de Hyunjin.

La maîtresse de cérémonie s'avança d'un pas, des rayons de soleil tombant sur sa toge brune brodée d'or imitant à la perfection l'écorce de l'arbre, et les mélodies des instruments à vent se transformèrent en doux murmures. La chouette se tut, quittant la branche pour se poser sur l'épaule de sa liée, laquelle adressa un sourire bienveillant à Hyunjin et aux jumelles.

— La Nature entend votre appel, commença-t-elle. L'Arbre est prêt. Mes amis, poursuivit-elle à l'adresse de la petite assemblée, aujourd'hui, nous sommes réunis pour fêter les quinze ans de trois de nos enfants. Cet âge est depuis longtemps devenu un symbole dans notre monde, celui du passage à l'âge adulte et, surtout, celui du lien. Vous l'avez senti en entrant dans cette clairière sacrée – peut-être cela vous a-t-il rappelé des souvenirs –, la magie y est puissante. Nos compagnons sont là pour amplifier ce pouvoir et aider nos enfants à accomplir le rituel.

Son attention de nouveau sur les trois adolescents, elle tendit la main vers l'arbre sacré au centre du cercle de pierres moussues. La chouette hulula une nouvelle fois, les invitant à son tour à avancer de quelques pas. Toujours main dans la main, tous trois s'arrêtèrent au bord du cercle.

— Mira, Naeun, Hyunjin ; aujourd'hui, vous avez la chance de rendre hommage à la Nature et de perpétuer notre union avec sa magie en vous liant à la créature qu'elle aura choisie pour vous. Peut-être que vous verrez devant vous celle dont vous rêvez depuis des mois ou des années, comme cela a été le cas pour moi, ou peut-être que la surprise vous ravira plus encore. Cette créature sera votre partenaire de vie, à qui vous devrez loyauté, respect et protection. Vous la chérirez comme un membre de votre famille, comme votre moitié.

Un hululement approbatif lui répondit et Naeun esquissa un sourire. Mira, elle, souriait jusqu'aux oreilles.

— Retirez vos souliers et vous pourrez entrer dans le cercle sacré, reprit la maîtresse de cérémonie.

Sur ces mots, Mira donna l'exemple en se déchaussant ; elle attendit que sa sœur et Hyunjin aient fait de même pour qu'ils pénètrent ensemble dans le cercle. Le contact de la terre humide et fraîche sous ses pieds arracha un frisson à Hyunjin, tout comme le froid qui enveloppa ses mains lorsque les jumelles les lâchèrent. Désormais séparés, ils s'agenouillèrent dans la terre, chacun à gauche d'une racine différente, baignée par des rayons lumineux. Hyunjin leva la tête pour observer les branches épaisses et noueuses au-dessus de sa tête ; le feuillage était trop dense et le soleil encore trop bas pour que ces rayons soient solaires.

S'éclaircissant la gorge, il quitta les branches des yeux pour suivre les courbes du tronc jusqu'à la terre puis à l'émergence de sa racine. Dans son ombre s'épanouissaient quelques champignons, éclairés par les veines d'or dont il émanait une délicate odeur de sève sucrée.

Les mélodies reprirent de plus belle sous les souffles des musiciens, leurs flûtes en bois produisant des notes aiguës et envoûtantes chargées de la même énergie crépitante qui enveloppait la clairière. Peu à peu, leurs familles et leurs compagnons se joignirent aux musiciens, fredonnant cet air que tous semblaient connaître par cœur, alors que les adolescents le découvraient. L'éclat des veines dorées s'intensifiait à mesure que la musique se poursuivait, au même titre que les crépitements sous la peau de Hyunjin. Au plus près de cet arbre, symbole sacré du lien entre la nature et les humains, Hyunjin ressentait la magie mieux que jamais.

— Mes enfants, reprit la maîtresse de cérémonie, il ne tient plus qu'à vous de poursuivre le rituel. L'Arbre attend vos offrandes et vos prières, gages de votre loyauté, de votre sincérité et de votre implication. Nous sommes là pour vous accompagner, n'ayez crainte, ajouta-t-elle alors que son regard croisait celui de Hyunjin.

Ce dernier déglutit, tâchant de dénouer quelques nœuds, et s'éclaircit la gorge. Il plongea une main tremblante dans la poche de sa veste tandis que Mira ôtait sa couronne de fleurs séchées, qu'elle avait pris soin de confectionner au cours de l'été précédent, pour la déposer sur la racine à sa droite, sous les rayons lumineux. Naeun, quant à elle, sortit une fiole de sa poche, laquelle contenait une potion blanc nacré à base de plantes médicinales récoltées dans ces bois. Hyunjin l'entendait encore lui expliquer en détail comment la préparer et quels étaient ses bienfaits.

De ses mains tremblantes, il extirpa la statuette de sa veste, observant un instant les courbes du rouge-gorge qu'il avait taillé et peint, fixé sur un socle de bois brut. Il le posa sur la racine, dans la lumière, et jeta un coup d'œil à sa famille avant de chercher le regard des jumelles. Tous trois joignirent leurs mains en prière et fermèrent les yeux, prêts à passer à l'étape suivante. Naeun lança la première note avant qu'ils n'entonnent en chœur un chant sacré durement appris, dans une langue si ancienne que rares étaient ceux sachant encore véritablement la parler. Après quelques instants où eux seuls chantèrent dans le silence de la clairière, les musiciens reprirent leurs instruments pour les accompagner.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la fin du chant et le silence retomba. L'air était plus dense que jamais, chargé de magie, de hâte et d'appréhension. Hyunjin ouvrit doucement les paupières pour les refermer aussitôt, ébloui par l'éclat des veines de l'arbre sacré, aussi intense qu'un soleil d'été. Les crépitements de la magie parcouraient toujours sa peau, plus nombreux et plus vifs, à tel point qu'il ne put se retenir d'en frissonner. La tension croissait dans ses muscles engourdis, les angoisses pétrissaient son estomac.

Bientôt, des bruissements rompirent le silence. Des pas précautionneux dans la terre meuble et sur quelques feuilles mortes, des souffles curieux et appréhensifs. Au bout de la clairière, à l'opposé du sentier par lequel ils étaient arrivés, un jeune cerf aux bois courts apparut entre les arbres nus. Il s'approcha lentement, observant l'assemblée avec méfiance, pour s'approcher de Naeun. Cette dernière demeura agenouillée, tendant par instinct la main vers l'animal. Le cerf s'arrêta à côté d'elle, reniflant doucement sa paume et ses doigts avant d'y donner un léger coup de ses naseaux et de se laisser caresser. Dès que Naeun posa la main sur son pelage, celui-ci luisit d'un éclat doré semblable à celui de l'Arbre. Cette même lueur apparut sur la main de Naeun, suivant ses veines pour remonter jusqu'à son cœur où elle se concentra avant de disparaître. Elle échangea un sourire débordant de joie avec sa sœur avant de se tourner vers Hyunjin, lequel sentit à peine la commissure de ses lèvres se soulever. Il aurait aimé rendre son sourire à son amie, mais les angoisses grouillaient encore trop dans son ventre pour l'y autoriser.

Quelques instants plus tard, ce furent des coassements aigus et enjoués qui interrompirent le silence baignant la clairière. Une grenouille apparut au même endroit que le cerf, bondissant aussi haut que possible pour se faire remarquer. Personne ne fut capable de se retenir de sourire, hormis Hyunjin qui se contenta de suivre la grenouille des yeux alors qu'elle approchait de Mira, laquelle lui présentait ses paumes. Un dernier bond et le batracien rencontra sa peau, provoquant la même réaction qu'entre Naeun et son cerf. Mira paraissait plus joyeuse encore que sa jumelle, son sourire plus éclatant que jamais. L'éclat doré eut à peine disparut au fond de son cœur qu'elle leva les yeux sur Hyunjin, dans lesquels brillaient la hâte qu'elle ressentait pour lui.

Hyunjin, lui, était désormais partagé entre une certaine excitation et les angoisses qui ne le quittaient plus. Son attention se porta de nouveau sur le point d'arrivée des compagnons. Il n'avait plus qu'à attendre pour voir le sien venir à lui. Quelle créature la Nature avait-elle choisie pour lui ?

Un bourdonnement, un bruissement ou un chant d'oiseau coupaient parfois le silence, mais celui-ci retombait aussitôt, comme si rien ne s'était passé. Ce n'était que le calme de la nature.

Les secondes s'écoulèrent, plus longues et lourdes les unes que les autres, sans qu'aucune créature surgisse des bois ou du ciel. Les angoisses de Hyunjin criaient dans son esprit, transformaient les sourires et les regards rassurants qu'il croisait en rictus de peine et de désespoir. L'éclat de l'Arbre diminuait progressivement, tout comme les crépitements sous sa peau. Bientôt, l'un et l'autre disparurent, et la nature elle-même se tut.

Aucune créature ne viendrait pour lui.

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