23 - Les rênes du crime
Trois ans plus tard
Kyôko s'étira, assise devant son ordinateur, dans son bureau de la Nihonbashi Mitsui Tower, et elle jeta un regard par la baie vitrée derrière elle. La nuit était piquetée d'étoiles, mais la plupart étaient invisibles, éclipsées par les lumières de Tokyo.
Elle ramena les yeux sur son travail.
Ses tâches s'étaient multipliées avec la création du Bonten. Ça n'était pas pour lui déplaire. Même si c'était parfois fatiguant.
Au trafic d'armes et aux jeux d'argent, ils avaient ajouté les combats clandestins et les paris de l'ancien Brahman, puis la prostitution, le trafic d'organes et le trafic de drogues.
C'était ce dernier surtout qui avait attiré sur eux l'attention des clans yakuzas traditionnels de l'archipel.
Fidèles à leurs principes, les yakuzas s'opposaient à tous ceux qui tentaient d'en faire commerce au Japon. La drogue avait fait des ravages dans le pays par le passé, et la mafia japonaise avait gagné une forme de noblesse auprès du public en prenant fait et cause pour la lutte contre les stupéfiants.
Le Bonten n'avait pas ce genre de principes. Tout ce qui les motivait, c'était le pouvoir. Et l'argent, aurait répondu Koko. Mais l'argent, ça n'était qu'une autre forme de pouvoir.
La guerre contre les yakuzas avait débuté. Mais cette fois, ses compagnons et elle étaient mieux armés. Trois années avaient fait du Bonten une organisation crainte par les pouvoirs publics comme par ceux qui tiraient les ficelles dans les bas-fonds.
Kyôko se leva pour faire quelques pas et se détendre. Elle n'avait pas cessé un instant depuis deux jours. La fatigue commençait à se faire sentir.
Elle jeta un œil à son ordinateur par-dessus son épaule et décida de faire une pause. De toute façon, on ne pouvait rien faire de bon quand on était fatigué.
Elle venait de décider de passer le reste de la soirée à profiter du sauna de l'hôtel – Shuji était absent jusqu'à la fin de la semaine – lorsqu'un coup à la porte lui fit lever la tête.
– Oui ?
Ran Haitani entra. Il avait abandonné les cheveux longs quelques années auparavant pour une coupe plus courte. La seule extravagance qu'il s'était autorisée c'était une coloration, tirant cette fois sur le mauve, méchée de violet presque aubergine. Comme lors de leur jeunesse, son frère avait opté pour des couleurs similaires.
L'autre excentricité qui le caractérisait, c'était évidemment le tatouage du Bonten sur son cou.
Les cadres de l'organisation avaient délaissé les uniformes chers aux bōsōzokus (NDA : gangs de motards au Japon) au profit d'un signe distinctif plus discret.
Le tatouage s'inspirait du motif des boucles d'oreilles que portaient autrefois Izana Kurokawa, un soleil noir sur un ciel blanc, surplombant une terre obscure, le tout enfermé dans un rectangle qui rappelait les sashimono, les bannières des guerriers samouraïs d'antan.
Kyôko aimait bien ce symbole, elle le trouvait chargé d'une multitude de sens dont beaucoup lui parlaient.
– Bonsoir mon chou, dit Ran, je te dérange ?
– Pas du tout, dit-elle. Qu'est-ce qui t'arrive Ran ?
Il s'installa sur le canapé, étendit le bras sur le dossier et soupira, faussement contrarié.
– Tu me croiras si je te dis que j'ai besoin de ton aide ?
Kyôko souffla.
– Tu m'avais dit que tu t'en chargerais seul, dit-elle. C'est bien pour cela que je n'ai rien dit.
Ran étouffa un rire.
– Je sais, pardonne-moi Kyô-chan. Mais j'ai eu quelques petits problèmes.
Elle se rassit derrière son bureau.
– Explique-moi.
Ran se redressa. Le Bonten acceptait les contrats d'assassinats lorsque cela l'arrangeait. Ces derniers leur permettaient d'asseoir leur influence sur la pègre tout en récupérant parfois des business juteux. C'était le cas cette fois. Ran devait éliminer un banquier véreux qui avait instauré un système de détournement des fonds que l'état versait à des entreprises. Une fois l'homme mort, ils n'auraient plus qu'à se servir des informations de Kyôko pour reprendre son affaire en leur nom.
– Il a filé, dit Ran, quelqu'un a dû l'avertir que nous arrivions, et je n'arrive pas à lui mettre la main dessus.
Kyôko remit ses lunettes qu'elle avait posées sur son bureau une minute plus tôt.
– Quand as-tu perdu sa trace ? Demanda-t-elle.
– Hier soir. Il devait se rendre dans sa maison de campagne où il avait organisé une petite fête. Je comptais l'abattre sur le trajet, mais il n'y est jamais allé. Sa femme ignore où il peut être.
– Tu l'as interrogée ?
Elle haussa un sourcil.
– Pas moi, dit Ran. La police. Elle les a appelés voyant qu'elle n'arrivait plus à le joindre.
Si elle a prévenu la police, songea Kyôko, c'est qu'elle ignore probablement tout des activités de son mari. Inutile de se fatiguer à chercher de ce côté-là.
– Laisse-moi une journée, dit-elle. Je te donnerai sa localisation demain.
Ran exulta.
– Tu m'ôtes une épine du pied Kyô-chan ! Je ne sais pas ce que je ferais sans toi !
– La flatterie ne te mènera nulle part.
Elle souriait néanmoins. Ces garçons n'étaient parfois que des gamins. Ils pensaient plus à s'amuser qu'autre chose.
Une fois Ran partit, Kyôko s'étira de nouveau.
Elle pouvait abandonner l'idée du sauna. Quel dommage ! se dit-elle, elle qui se faisait une joie de se prélasser quelques heures.
Elle passa une main dans son cou pour se masser la nuque et tenter de dissiper sa fatigue avant de regarder le canapé que Ran venait de quitter.
Elle avait besoin de repos pour être au maximum de ses capacités. Une petite heure de sommeil, non, même trente minutes seraient suffisantes.
Elle retira sa veste pour la poser sur le dossier de son siège et alla s'étendre, pieds nus, sur le canapé.
À peine eut-elle fermé les yeux qu'elle s'assoupit.
Ce fut le poids d'un regard posé sur elle qui la réveilla.
Les idées embrumées, Kyôko se redressa. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler où elle se trouvait.
Dans le bureau, se souvint-elle, je me suis encore endormie dans mon bureau.
Les deux prunelles noires qui l'avaient réveillées continuaient à la fixer.
Installé dans le fauteuil face à elle, Mikey la regardait, les coudes posés sur les genoux.
– Tu t'es endormie Kyô, dit-il.
Kyôko s'assit. Elle fit craquer son cou et agita ses pieds comme une gamine en bâillant.
– Oui boss, reconnut-elle. Un petit coup de fatigue.
– Tu devrais te ménager davantage.
Elle se leva pour faire quelques pas et évacuer les dernières traces de sommeil.
– Tout va bien, dit-elle, j'ai récupéré à présent.
Elle remit ses chaussures et revint s'asseoir sur le canapé.
Mikey avait beaucoup maigri ces dernières années, mais son regard avait conservé cette acuité qui mettait mal à l'aise ceux qui n'y étaient pas habitués. Il avait aussi coupé ses cheveux, laissant apparaître le tatouage du clan sur sa nuque. Pourtant personne n'aurait imaginé avoir en face de lui le chef du Bonten en le voyant. Fidèle à lui-même, il continuait à porter des vêtements de coupe simple dans lesquels il se sentait sûrement plus à l'aise.
– Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi boss ? Demanda-t-elle. Il y a un problème ?
– Aucun problème, non, dit Mikey. Ran m'a dit qu'il avait perdu la trace de sa cible. Je me doutais qu'il viendrait te voir. Est-ce que ça ira ? Je pense que tu n'as pas besoin d'une charge de travail supplémentaire.
Kyôko fut surprise. Elle sourit. Il n'y avait guère que Mikey pour la surprendre encore de la sorte.
– Ça n'est rien, dit-elle. Je peux m'occuper de cela en quelques heures.
Elle se leva.
– Mais tu as raison sur un point, ajouta-t-elle. Je vais me ménager. D'ailleurs je vais arrêter là pour aujourd'hui et descendre me détendre au bar.
Elle regarda sa montre. Trois heures du matin. Il risquait de ne pas y avoir grand monde.
Mikey se leva à son tour.
– Koko est descendu il y a un peu plus d'une heure, dit-il. Tu le trouveras sûrement là-bas.
Arrivé devant la porte, il se retourna.
– Hanma, Mochi et Sanzu ne sont pas encore rentrés ? Demanda-t-il.
Kyôko secoua la tête.
– Pas avant demain soir au plus tôt. Mais je les attends plus certainement vendredi.
– Très bien, dit-il. Dit à Hanma de venir me voir dès son retour. Je dois lui parler.
– Ce sera fait.
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