Chapitre 3


Elio était fasciné par la foule qui se pressait dans les larges avenues de Viss, nettoyées et pavoisées pour l'occasion. Assis à l'arrière de la tribune d'honneur, en compagnie de sa sœur et d'autres membres plus ou moins mineurs de la noblesse vissienne, Elio avait une vue plongeante parfaite sur les crânes du roi Eliandre et de son père. Celui-ci, en tant que membre du conseil du roi, se tenait à la droite de ce dernier, et apparemment il commençait à se dégarnir... Elio se demanda si son père s'en était rendu compte, mais plutôt mourir que de le lui faire remarquer. De toute façon, sa sœur et son absence totale de diplomatie s'en chargeraient probablement plus tôt que tard.

A gauche du souverain, Elio distinguait à peine les cheveux décolorés et torsadés de la reine Nabelle, qui avait, de toute évidence, réussi à conserver suffisamment de ses bijoux pour éblouir, au sens propre comme au figuré, les malheureux qui osaient regarder dans sa direction. Sur la même rangée, il repéra avec une certaine curiosité les représentants des états voisins, les îles Aléoutiennes, chères au cœur de sa mère qui y était née, le royaume de Sandre ainsi que l'empire du Cèdre, présents en tant que témoins et garants. Il savait des récits de son père que malgré leur neutralité de façade les deux derniers avaient particulièrement poussé à la résolution du conflit, qui déstabilisait le commerce du continent en son entier et mettait en difficulté les économies principalement marchandes de ces deux nations. Les ambassadeurs des deux pays avaient ainsi été parties prenantes des négociations de paix, bien que de manière officieuse. Le jeune éclaireur avait appris qu'ils avaient été jusqu'à menacer le roi Eliandre de boycotter leurs échanges commerciaux, plongeant un peu plus la Vissie dans la crise, pour le contraindre à accepter sa défaite. Il avait bien fallu ça, en plus des déroutes répétées sur le champ de bataille, pour contraindre le roi buté à admettre la victoire du Nordland et entamer les discussions mettant fin à la guerre.

Cléa lui balança un coup de coude, ce qui lui valut une réprimande de son mari positionné derrière elle.

— La fille du comte de Burgui te regarde, siffla-t-elle entre ses dents et sans aucune discrétion.

Elio lui retourna un regard courroucé.

— Par les dieux, Cléa, arrête avec ça ! Alexio, tiens ta femme s'il te plait, tout le monde nous regarde.

— Comme s'il pouvait, marmonna-t-elle.

Alexio étouffa ce qui était soit un ricanement, soit un gémissement, Elio n'aurait pu en juger, avant de déclarer avec beaucoup de sérieux.

— Ce n'est pas écrit dans mon contrat de mariage. J'y ai, semble-t-il, renoncé à toute autorité sur ladite épouse. Tout comme j'ai renoncé à avoir le dernier mot, avoir raison, décider de ce que je mange et de comment je m'habille, et de manière générale à tout libre arbitre.

Elio leva un sourcil narquois.

— Et tu veux que je me marie, grande sœur ? Tu es un vrai repoussoir à l'engagement à toi toute seule !

La rumeur émanant de la foule rassemblée en bas de la tribune les fit taire. Au bout de l'avenue le cortège des émissaires venait d'apparaitre. Les gens avaient été encouragés à applaudir avec respect, dignité et retenue, d'après les ragots que le duc avait partagés avec eux sur le trajet. Elio avait failli avoir un vrai fou rire en essayant de visualiser à quoi pouvait ressembler un applaudissement retenu, respectueux et digne. Peut-être en ne claquant que toutes les cinq secondes seulement ?

La population, appelée à accueillir les représentants de son vainqueur, partageait apparemment les même doutes que le jeune homme puisque les applaudissements nourris cédaient parfois à des huées, des sifflements et autres cris d'expression populaire. Elio se demanda ce que ressentaient les nombreux hommes à avoir combattu contre les Nordlandais en les voyant maintenant parader dans les rues de Viss. Non pas qu'Elio le leur reproche d'ailleurs. Ils avaient été les premiers attaqué et avaient finalement gagné avec honneur, même si dans le sang.

Comme le convoi se rapprochait, Elio commença à pouvoir distinguer ceux qui le composaient. La cinquantaine de soldats, hommes comme femmes, portaient tous les armes des Ours de glace, le régiment d'élite de l'armée nordlandaise. Elio ne les avait jamais combattu directement, puisque les troupes du duché avaient été, depuis le début du conflit, affectées au renseignement et à la protection des populations paysannes, et donc rarement déployées en première ligne. Mais les récits les décrivaient comme impitoyables, et loyaux au point d'en être fanatiques. Il était assez logique qu'ils accompagnent et protègent les émissaires en pays hostile, dans la mesure où tous les espoirs de paix reposaient sur leurs épaules et puisque la propre sœur du roi du Nordland était membre de la délégation. Elio s'était interrogé sur le fait que ce soit au pays vainqueur d'envoyer des représentants, et non pas l'inverse, mais le duc lui avait expliqué que le roi Alrik avait interdit l'entrée de son pays à tout représentant de Vissie. Peut-être que le traité permettrait de relâcher la garde sur les frontières, Elio l'espérait en tous cas. Le duché de Sidr était limitrophe d'une partie du Nordland et de nombreux vassaux de son père se languissaient de proches parents et amis qu'ils n'avaient pu revoir depuis le début des hostilités.

En plissant un peu les yeux face au soleil du début d'après-midi, Elio dévisagea les émissaires à cheval qui s'approchaient de la tribune. Il identifia immédiatement la princesse Kira, qui, disait-on, était le reflet de son frère jumeau, le roi Alrik. Ayant dépassée la trentaine, et blonde comme les blés, elle était de grande taille, et semblait suffisamment costaude pour balancer à terre n'importe quel vissien qui lui manquerait de respect. Elio savait que contrairement à son pays, où les dames n'étaient pas sensées apprendre les armes et encore moins combattre, les nordlandais donnaient une instruction militaire à leurs filles et elles avaient été nombreuses à s'engager dans les troupes au fur et à mesure que le conflit s'éternisait. La princesse avait ainsi participé à plusieurs combats au côté de son frère, et au vu de son armure toute de bleu et d'argent, elle combattait maintenant au sein des Ours de glace. Elio ne put réprimer un sourire en entendant les murmures choqués autour de lui. Apparemment la noblesse vissienne n'avait pas anticipé que la princesse se présenterait devant eux la peau illustrée de dessins barbares, bardée de métal et épée au côté.

Cléa, qui n'avait jamais vu de soldats nordlandais d'aussi près, laissa échapper un léger halètement en constatant leur taille imposante et les différentes coiffures qu'ils arboraient.

— Ils sont plus grands que Père ! s'étonna-t-elle, même les femmes sont immenses !

Elio acquiesça. La taille et la carrure de son père, ainsi que sa blondeur, l'avaient toujours démarqué parmi les vissiens, habituellement bruns et de taille plus moyenne. Le duc de Sidr n'avait jamais renié les origines nordlandaises, certes lointaines, de sa famille et tous savaient que le duché avait longtemps été un partenaire privilégié de leurs voisins du nord.

Toujours abimé dans la contemplation du cortège, Elio sursauta quand Cléa lui assena un nouveau coup dans ses côtes maltraitées, en lui ordonnant :

— Regarde celui de droite !

Elio s'apprêtait à protester de ce traitement quand il posa ses yeux sur l'émissaire positionné à droite de la princesse, et son souffle se bloqua dans sa gorge. Le général Erolf, bras droit du roi, stratège hors pair et combattant de légende. Probablement responsable du plus grand nombre de victoires du pays du nord depuis le début du conflit, et hantise des armées vissiennes. Elio frémit au souvenir vieux de trois années qu'il avait conservé du géant nordlandais, qui arborait toujours une barbe fournie, ainsi que la crête blonde tressée et les tempes rasées des combattants de ce pays guerrier. Les informations qu'il avait réussi à rapporter à l'époque avaient permis de repositionner l'armée royale et de bloquer l'avancée nordlandaise, renversant provisoirement le cours du conflit. Elio se promit que si, par malheur, il était amené à devoir échanger avec le général il garderait précieusement cette information pour lui...

Alexio aussi avait les yeux fixés sur le général, et la mâchoire tellement serrée qu'Elio se mit à craindre pour ses dents.

— Tu parles d'une délégation de paix. Ton père avait raison de craindre des débordements, ils nous ont envoyés les symboles de leur puissance militaire. C'est un putain de rappel du fait qu'ils nous ont fait plier par la force et qu'ils n'ont pas peur de nous.

Elio esquiva un nouveau coup de coude et désigna le troisième homme, plus près de la cinquantaine, qui paraissait presque anodin à côté des deux forces de la nature qu'il accompagnait.

— Celui-là n'a rien de particulier.

Son voisin de droite, qui n'avait, semble-t-il, rien perdu de leur conversation, se pencha vers lui.

— Il s'agit du Jerl Svein, l'équivalent d'un seigneur comme un comte, ou un duc pour les nordlandais d'après ce que j'ai compris. Il était ambassadeur ici avant la guerre. C'est un sacré bonhomme, roublard et malin comme pas deux. Le roi ne devrait surtout pas le sous-estimer, à l'époque on disait qu'il avait l'oreille de plusieurs monarques et faisait la pluie et le beau temps sur la diplomatie du continent. Il avait été question de l'exécuter après l'attaque du Nordland par nos troupes, quand le roi a fait emprisonner les nordlandais présents en Vissie, mais il a réussi à fuir grâce à la complicité d'une noble dame avec qui il fricotait, de ce que j'ai entendu. Un vrai camouflet pour le roi Eliandre ! Le voir revenir aujourd'hui est une sacrée provocation de la part de nos futurs amis.

Elio allait lui répondre quand le silence se fit dans la tribune. Les émissaires avaient stoppé leurs montures et commençaient à mettre un pied à terre quand débuta une scène à laquelle Elio n'aurait jamais cru assister. Le roi, suivi de l'intégralité de son conseil, descendit de la tribune pour accueillir les représentants du Nordland sur un pied d'égalité.

— Connaissant Sa Majesté, il doit se retenir de se rouler par terre de rage, persifla tout bas Cléa, en référence au caractère emporté et à l'orgueil démesuré du souverain.

— Il n'a pas vraiment le choix, répondit Alexio sur le même ton. Ce traité doit être signé, il y a beaucoup trop à perdre dans le cas contraire. Il va devoir ravaler sa fierté et faire profil bas toute la durée du séjour. A mon avis mieux vaut l'éviter dans les prochains jours parce que quand il va craquer, je ne voudrais pas être le malheureux sur qui sa colère retombera.

Les crises de rage de leur souverain étaient de notoriété publique et lorsqu'il perdait la mesure chacun dans le palais avait pris l'habitude de se terrer dans un coin, d'après le duc Aloys qui le côtoyait bien plus régulièrement qu'il ne l'aurait souhaité.

Le ventre noué, Elio observa le roi qui s'avançait vers ses prestigieux visiteurs pour établir ce dont chacun rêvait au sein du royaume, le retour à la paix. Mais si on lui avait demandé, il aurait bien été en peine d'expliquer pourquoi ses mains tremblaient, et pourquoi la boule d'angoisse logée dans son estomac ne faisait qu'augmenter à chaque seconde passée.



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