Chapitre 1

Le martèlement sur la porte de sa chambre devait résonner depuis plusieurs minutes quand Elio ouvrit finalement ses yeux encore cernés. Il lui fallut plusieurs essais avant de réussir à croasser une réponse suffisamment audible par le serviteur, probablement mandaté par son père, qui essayait de défoncer la porte à coups de poings. Elio se tortilla encore quelques minutes dans son lit trop moelleux avant de tenter un passage à la position verticale. Par les dieux, qu'il avait mal dormi. Il pouvait toujours en attribuer la cause au confort trop élevé du matelas, ou à l'ambiance surchauffée de la chambre de la maison de ville de son père, où il n'était revenu que depuis une petite semaine. Après des mois, voire des années, à reposer par terre, sur de la paille ou de la mousse humide, dormir dans un vrai lit était bizarrement une habitude à reprendre. Néanmoins Elio était assez honnête avec lui-même pour convenir que les quelques pintes de bière forte qu'il avait descendu la veille au soir avec les membres de sa compagnie n'étaient pas étrangères à son état. Mais après tout, ce n'était pas tous les jours qu'on arrosait une défaite...

Après s'être rafraîchi avec la bassine d'eau tiède laissée dans la salle d'eau, décidément le service à l'hôtel particulier était toujours aussi impeccable, Elio réussit à enfiler une tenue décontractée et rejoindre sa famille pour le petit-déjeuner.

Tout en marchant dans les couloirs richement décorés de l'immense demeure, dont l'opulence pouvait rivaliser avec le château royal d'après la rumeur, Elio sentait l'angoisse, l'espoir et l'excitation se disputer au creux de son estomac. C'était aujourd'hui que les émissaires du roi Alrik de Nordland arrivaient en ville. Aujourd'hui qu'on allait peut-être mettre le point final à cinq années de guerre sanglante, qui avaient laissé le royaume tout entier exsangue. Aujourd'hui que tout pouvait encore horriblement mal tourner...

Les odeurs de pain fraîchement cuit et de tourte à la viande, son péché mignon, le guidèrent jusqu'à la cuisine où la famille prenait généralement le premier repas de la journée. Il avait à peine mis un pied sur le carrelage couleur ocre qu'une tornade lui tomba sur le dos, le faisant trébucher et le contraignant à s'accrocher au vaisselier pour garder son équilibre.

— Elio, enfin !

Apparemment le reste de sa famille était enfin arrivé.

Elio empoigna sa grande sœur, qui lui rendait une bonne quinzaine de centimètre, et la fit tourner dans ses bras, lui arrachant des cris stridents. Ses cheveux longs et auburn, héritage partagé de leur défunte mère, voltigeaient autour de leurs corps emmêlés.

— Arrête grande brute ! Lâche-moi ! s'écria Cléa entre peur et ravissement.

— Dis-celle qui me saute dessus avant même mon thé du matin ! répondit le jeune homme en desserrant son étreinte, un sourire ravi aux lèvres.

— Je suis contente de te voir, lourdaud, le temps m'a paru long sans ta sale tête.

Sa sœur reprit contenance avec un grand sourire et réajusta sa tenue, malmenée par l'étreinte de son cadet.

Elio ricana et arqua son sourcil droit.

— Le temps t'a paru long sans moi, ou sans ton mari ?

— Les deux, espèce d'idiot, répondit la petite jeune femme en le serrant encore une fois contre son cœur, posant son front sur sa poitrine durant de longues secondes.

Une fois relâché, il fut immédiatement happé par une autre paire de bras, plus moelleux cette fois, et compressé contre une paire de seins toujours aussi monumentale que dans son souvenir.

— Elio, mon tout petit.

Il se laissa cajoler et se détendit dans les bras forts et remplis d'amour de celle qui lui avait servie de mère. Après la mort en couche de la duchesse de Sidr, Aléra, cuisinière et gouvernante de son père, avait donné son cœur et sa vie à élever les trois enfants désormais orphelins. Qu'il s'agisse de leur cuisiner leurs plats préférés, les consoler en cas de blessures bénignes, les houspiller quand ils détruisaient leur habits dans la forêt qui bordait le château de leur enfance, Aléra avait été le pilier de leur vie d'enfant. Elio lui en serait éternellement reconnaissant.

Un raclement de gorge mit fin à ces effusions, même si Aléra aurait bien continué à faire courir ses bras sur toutes les parties accessibles du jeune homme, afin de vérifier que non, il n'avait pas de blessures, récentes en tous cas, et que oui il avait encore minci.

Elio reprit contenance et salua chaleureusement le reste de l'assemblée. Installés à la grande table de chêne son père, Aloys, duc de Sidr, ainsi que son capitaine et néanmoins beau-frère, Alexio, l'attendaient apparemment pour attaquer ce qui ressemblait à un véritable festin, en compagnie de Lenny, capitaine de la garde de son père et de Misandre, sa femme et dame de compagnie de sa sœur.

Elio savait qu'il était peu commun pour des hommes avec le statut du duc de prendre leurs repas dans une cuisine, encore moins en compagnie de la cuisinière elle-même. Mais le duché de Sidr était réputé pour son manque de raffinement de toutes façons, et son père n'avait jamais rien fait pour remédier à cette réputation de sauvages. Elio avait grandi dans une maison chaleureuse, même si perdue au milieu des forêts immenses qui constituaient son héritage, entouré de chasseurs et de trappeurs et bien loin des simagrées de la cour luxueuse qui entourait leur souverain. Même si leur duché était le plus puissant du royaume, de par sa taille et ses richesses, Aloys les avait toujours tenu éloignés du centre du pouvoir, même si lui y faisait de nombreuses visites pour des affaires d'état en tant que membre du conseil royal. Elio peinait à se rappeler plus d'une dizaine de visites à la capitale avant que la guerre n'éclate.

Il ne s'en plaignait pas. Il avait toujours préféré la compagnie des ours et des loups qui infestaient leurs terres à celles des courtisans, et son père et son beau-frère étaient faits du même bois.

Elio concentra toute son attention sur les merveilles culinaires qui n'attendaient que lui. Si dormir à la belle étoile ne le dérangeait pas, en revanche le gibier grillé et le gruau qui constituaient le quotidien de son groupe d'éclaireurs ne rivalisaient certainement pas avec la cuisine de sa mère adoptive.

Les discussions allaient bon train autour de la table. Alexio, tout comme Elio, n'avait pas vu sa femme depuis plusieurs mois et beaucoup de nouvelles devaient être rattrapées. Misandre, Lenny et Aléra discouraient sur l'état lamentable des routes reliant la capitale, Viss, au duché de Sidr. L'effort de guerre avait saigné à blanc les finances de l'état et les voies de communication en avaient payé le prix, ralentissant sérieusement les temps de trajet et endommageant véhicules et montures. Sa sœur et sa suite étaient arrivées en plein cœur de la nuit, retardées sur le trajet de dix jours qui séparait leur domaine de la capitale par le boitement d'un de leurs chevaux de bât. Elio ricana intérieurement à l'idée que si sa sœur et Misandre s'étaient quelque peu restreintes dans le choix de leurs parures, le pauvre cheval aurait probablement gardé ses jambes en état. Si lui aurait donné son rein pour éviter les bals, festins et jeux stupides programmés dans les prochains jours, sa sœur, en revanche, allait s'en donner à cœur joie.

Leur père paraissait préoccupé et ne se mêlait guère à la conversation qui faisait rage. Elle se concentrait désormais sur les préparatifs de la fête que le roi allait donner pour célébrer le traité de paix et en l'honneur des émissaires de son adversaire victorieux.

Enfin rassasié de thé, tourte, petits pains et confiture de fraise, Elio remarqua enfin ce qui aurait dû lui sauter aux yeux immédiatement.

— Essaion n'est pas là ? Ou bien dort-il encore ?

Essaion était son plus jeune frère. Huit années le séparaient des dix-neuf printemps d'Elio, mais cette grande différence d'âge n'avait pas altéré l'affection que se portaient les deux garçons, non plus que les visites sporadiques d'Elio au domaine ces dernières années. Au lieu de les séparer, la mort de la duchesse Cléandre à la naissance d'Essaion avait soudé leur fratrie, au point qu'Alexio, la veille de son mariage avec Cléa, avait dû jurer solennellement à Essaion et Elio de toujours veiller et aimer leur grande sœur. Et ce, après avoir été pris dans une embuscade féroce derrière les écuries du domaine, renversé à terre par Elio et cloué dans la poussière par le poids d'Essaion sur son dos afin de bien faire passer le message.

— J'ai préféré le laisser à Sidr, il était furieux et déçu mais je ne voulais pas que mes trois enfants se trouvent à la capitale ces jours-ci, répondit le duc à la question de son ainé, le visage fermé.

Cette déclaration jeta un froid sur la table précédemment joyeuse.

— Vous craignez que les choses tournent mal ? osa finalement Lenny avec circonspection.

Le duc soupira, se renversa sur sa chaise et hésita quelque peu avant de répondre.

— Je me méfie de mon souverain, la défaite est indiscutable et nul homme raisonnable ne peut la contester, mais le roi Eliandre n'a jamais été réputé pour être raisonnable.

Elio ne s'étonna pas de ces propos, qui frôlaient pourtant le crime de lèse-majesté. Nul dans le royaume n'ignorait que le duc de Sidr avait été le plus farouche des opposants à la guerre, depuis que cinq années auparavant les armées mercenaires du roi de Vissie avaient, à rebours de tous les accords passés par les souverains précédents, envahis les terres du Nordland. Cette agression, que son père avait toujours jugée injustifiée, avait conduit à de longues années de conflit, les deux souverains remportant puis perdant de nombreuses batailles avant que la chance ne tourne finalement en défaveur de la Vissie. Le duc de Sidr, en fidèle vassal, avait fourni troupes et or afin de soutenir l'effort de guerre et les Loups de Sidr, dirigés par Alexio, avaient été déployés sur le terrain les cinq dernières années. Leurs éclaireurs, auxquels Elio s'était joint à l'âge de quinze, étaient réputés dans tous le royaume pour leurs informations obtenues au prix de grands risques. Ce soutien n'avait néanmoins jamais empêché le duc de plaider pour la paix, auprès du souverain et au sein du conseil et quand la défaite était apparue comme inéluctable il avait été le premier à proposer les termes d'un accord de paix. Cette volonté pacifiste aurait d'ailleurs pu lui valoir une réputation de couard auprès de la noblesse vissienne sans la solide réputation militaire qu'il avait acquise dans ses jeunes années, ainsi que la loyauté sans faille qu'il avait affiché au roi alors même que ses conseils étaient dédaignés. Finalement la fin des hostilités et la victoire du Nordland lui avaient donné raison, même si Elio savait que son père aurait préféré s'arracher un bras plutôt que de s'en réjouir, au vu du prix payé.

— Les termes du traité ont été négociés en amont, n'est-ce pas ? interrogea Misandre en penchant sa jolie tête brune sur le côté.

Elio avait toujours eu un faible pour les boucles indomptables et l'esprit acéré de l'amie d'enfance de sa sœur, même s'il était apparu assez vite que ses chances étaient totalement nulles au regard de celles de Lenny.

— Oui en effet, les négociateurs y ont passé des jours entiers. La Vissie doit restituer tous les territoires conquis, lesquels sont d'ailleurs limitrophes de la partie sud-est du duché de Sidr comme vous le savez. Cela représente plusieurs centaines d'hectares de terre arables, même si au vu des batailles les lieux ont été vidé de leurs habitants et mettront des années à produire à nouveau. Le royaume de Sidr doit également offrir en compensation aux pertes humaines et financières subies par le Nordland la souveraineté sur la ville franche de Pont-les-Chances, ainsi les terres alentours.

Alexio, qui tout comme Elio revenait juste du terrain et avait manqué les dernières nouvelles interrogea le duc.

— Et comment les habitants de Pont-Les-Chances ont-ils réagi ? N'y a-t-il pas eu de révolte ?

Le duc laissa échapper un grognement amusé.

— Des scènes de liesse plutôt. Depuis le début de la guerre les villes franches sont écrasées d'impôts par l'effort de guerre et Eliandre est particulièrement impopulaire. Le roi Alrik a confirmé leurs privilèges et leur a garanti une aide monétaire importante, financée par la rançon que le royaume de Vissie a dû concéder également. Les habitants se fichent bien de quel roi ils dépendent du moment qu'on les laisse commercer en paix et le roi Alrik a bonne réputation auprès de ses vassaux, en tous cas meilleure que notre propre souverain. C'est en revanche un coup dur pour la Vissie, la ville est une plaque tournante du commerce avec les Iles Aléoutiennes et le royaume de Sandre et rapportait énormément à la couronne. Enfin, comme je l'évoquais, le traité prévoit une rançon monumentale. Tous les domaines ont dû y contribuer mais pour une fois le roi a dû aussi sacrifier une bonne partie de son trésor. On raconte même que la reine Nabelle a dû céder la majorité de ses bijoux pour atteindre la somme exigée.

— Ça lui évitera peut-être de ressembler à une fichue guirlande d'Aster, marmonna Cléa de sorte que seul Elio entende la remarque perfide.

Les goûts aussi clinquants que dispendieux de la Reine étaient en effet bien connus de ses sujets et les moqueurs s'en donnaient à cœur joie.

— Normalement, poursuivit le duc, tous les points litigieux ont été traités en amont. Les émissaires devraient être accueillis, fêtés et abreuvés, puis renvoyés chez eux avec un traité signé sans autres péripéties. Mais le roi Alrik est réputé pour son imprévisibilité et on ne peut pas dire que le roi Eliandre soit tempéré dans ses décisions. Si une exigence de dernière minute surgit, nul ne peut prédire comment la situation évoluera. Et si les choses dégénèrent vraiment j'aime autant savoir Essaion en sécurité sur le domaine.

Le duc laissa son regard parcourir la table maintenant vidée où sa famille avait maintenant un air grave de circonstance.

— Je ne voulais pas éteindre votre bonne humeur, mes amis. Je suis particulièrement conscient des enjeux des jours à venir, et je crains de n'avoir pas un très bon pressentiment. N'y voyez peut-être que des craintes d'un vieil homme tout juste bon à regarder la jeunesse se réjouir.

Elio ne put retenir son sourire à ses mots. Depuis sa plus tendre enfance il avait entendu son père s'en référer à son soi-disant vieil âge pour justifier toutes ses éventuelles sautes d'humeur, alors même qu'Aloys se glorifiait d'une santé à toute épreuve et d'une forme pouvant en remontrer à des hommes de la moitié de son âge. Alors le coup du vieil homme pessimiste le faisait gentiment ricaner.

Sur ces dernières paroles chacun se sépara pour se préparer. Les émissaires du Nordland devaient faire leur entrée officielle en ville en début d'après-midi, même s'ils étaient probablement déjà arrivés discrètement depuis plusieurs heures. La réception qui suivrait devait durer jusqu'au soir, le lendemain serait consacré à la lecture publique du traité, puis sa signature officielle avant un grand bal. Elio ne s'était pas embêté à retenir le programme des jours suivants, certain que sa contribution pourrait s'arrêter là sans faire craindre un incident protocolaire. Il pourrait alors respirer, tout comme l'ensemble des soldats en cours de démobilisation, des diplomates, courtisans et de l'ensemble des paysans, marchands et ouvriers, qui constituaient le peuple du royaume de Vissie.


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