Souvenir de 1534, Enfance champêtre (part2)

C'était la première fois que je dormais dehors. Chaque bruit de la forêt me réveillait, particulièrement les chouettes. Je n'avais pas spécialement peur, la colère était bien trop présente pour laisser place à une autre émotion. Les étoiles me paraissaient plus brillantes, l'univers me semblait plus intense, mon cœur battait si fort, je fus incapable de trouver le sommeil. J'accuse les bruits de la forêt, mais c'est moi qui ne pouvais pas dormir.

Le loup ne vint pas cette nuit-là, il ne vint plus jamais. Peut-être n'a-t-il jamais existé ailleurs que dans notre tête, que dans le monde que nous nous étions forgé, et à cet instant, ce monde s'est fissuré. Quelque chose s'est insinué dedans, quelque chose de différent qui n'avait encore jamais été là.

Le lendemain, je suis rentré seul. Personne n'était venu me chercher. Peut-être que vous aviez décidé de ne rien dire. Le silence régnait dans la maison, il faisait froid, peut-être était-ce moi qui étais gelé. J'espérais en même temps que je craignais d'être attendu. Mais personne ne m'accueillit, pas même toi.

J'allais directement dans notre chambre. Tu n'y étais pas. Je fermai la porte et la condamnai avec un meuble. C'était la solitude que je désirais, dans laquelle je m'enfermais si volontiers. Ma fierté à ce moment-là me guidait.

J'avais l'impression qu'il en serait ainsi pour toujours. Comme c'est terrible d'avoir de telles pensées ! J'étais encore un enfant et j'avais le cœur rempli de haine et de rage.

Je crois que c'est toujours le cas aujourd'hui.

Dis-moi, grand frère, est-ce vrai ?

Quelques heures après, le silence fut rompu. La demeure s'agita, c'était l'heure du petit déjeuner et je pouvais entendre les servantes s'affairer. Ce bruit et ces odeurs si agréables d'ordinaire devinrent un enfer.

Je vous détestais tous, père et mère pour ne rien comprendre, notre sœur pour t'avoir dérobé, et toi, plus que tous les autres, dont le sort, au fond m'était indifférent. C'était ton absence et ton silence qui me mettaient dans un tel état. J'étais affligé comme si un mal terrible s'était abattu sur moi. Pour la première fois de mon existence, je réalisais que le bonheur était fragile, qu'il pouvait être détruit si vite. Qu'un rien suffisait.

Mon cœur blessé souffrait et rien d'autre que toi ne pouvait l'apaiser.

Et puis, je remarquais le piano. La musique douce m'enveloppait, comme la caresse d'une promesse murmurée. C'était une comptine racontée par une mère à son enfant, c'était la déclaration amoureuse d'un amant à sa maîtresse si tendrement et chèrement adorée, c'était l'union de deux êtres devant l'éternel, un cri muet du cœur. Le chagrin et la colère m'avaient amené à une sorte d'état d'hypersensibilité.

Ma fierté m'empêchait d'ouvrir la porte, mais je poussais les meubles et l'entrebâillais. Les notes éclataient alors avec plus de fermeté. J'entendis tes pas dans le couloir, suivit de ceux de mère qui s'arrêtèrent devant la porte voisine, la musique se suspendirent un instant, je la haïssais, cette mère au cœur aride, à l'amour si rare, aux démonstrations d'attachement plus rares encore, pour avoir interrompu cette divine mélodie. Elle prononça quelques mots que je ne compris, puis elle sortit.

La musique reprit. J'attendis que vous fussiez tous partis pour quitter ma cachette, j'avais encore de la terre partout quand je pénétrais silencieusement la chambre absolument adorable de notre sœur. Elle était là, ses boucles blondes attachées soigneusement en deux petites couettes charmantes, sa robe délicatement posée sur le tabouret, sa tête dodelinant selon la musique, ses mains glissant sur les touches d'émail.

Je m'approchais d'elle. Je savais qu'elle avait senti ma présence, sans doute parce qu'elle glissa sur le tabouret pour me laisser de la place. Timidement je posais deux doigts sur les touches, elle me regarda avec ce petit air qui me suppliait de jouer à mon tour. Comment aurais-je pu résister à ce regard-là ?

Toute la colère, toute la haine, toute cette dureté dans mon cœur, tout s'envola à mesure que nous laissions la musique nous emporter dans un état de béatitude qui nous dépassait tous les deux. Aucune mélodie ne m'avait touché ainsi, jamais je n'avais été porté ainsi.

Ses petites mains habiles jouaient avec finesse, moi j'apportais l'obscurité. Mon cœur épousait la musique, s'envolait avec les notes, s'écrasait quand je plaquais mes deux mains sur les touches noires, enfonçant soudainement notre mélodie légère dans les ténèbres. Étonnamment, elle m'y suivit, et tout devint plus sombre. C'est comme si nos âmes s'ouvraient l'une à l'autre, communiquaient enfin. Nous nous confions tous nos secrets, nous lions nos âmes sans le savoir, nous étions emportés, si loin, tellement loin, nous ne pouvions voir ce qu'il se passait autour de nous.

Nous ne t'avons pas entendu arriver, nous étions tous les deux contre le reste du monde, contre sa barbarie et sa cruauté. Aucun de nous ne voulait abandonner ce voyage lancé par ces notes suspendues dans l'air.

Nos doigts accélèrent le rythme. Au début, nous piochions dans les compositions plus connues et puis nous quittâmes les chemins battus.

J'étais un voyageur naviguant sur des eaux étranges, inconnues et envoûtantes. J'emportais avec moi cette charmante créature que j'avais tant jalousée, qui m'avait volé l'amour maternel, qui avait su rendre fier un père autoritaire et aride, et surtout, toi. Elle t'avait conquis, t'avait poussé à briser nos promesses, mais tout cela n'avait plus la moindre importance.

Je lui pardonnais tout à cet instant, convaincu de sa grâce absolue, de son innocence, de la beauté insolente de son âme. Je jurais de la protéger de tout, de l'aimer de toute mon âme et à tout jamais. Elle serait la seule femme que je chérirais puisque ma mère avait refusé ce droit, c'était à elle qu'irait ma loyauté.

La musique grave s'enfonçait dans les ténèbres, s'accélérait, revenait comme une ritournelle. Comme si nous tenions un discours animé.

A travers les notes, elle me répondait, me disait qu'elle m'aimait elle aussi, qu'elle ne pourrait pas supporter qu'il en soit autrement, qu'elle détestait mon silence, qu'elle haïssait que je fusse si lointain, qu'elle m'eût toujours aimé, qu'elle m'eût toujours attendu, et qu'à présent que nous étions réunis, elle ne voulait plus que je parte.

Moi l'abandonner ? Jamais, promis-je, ignorant que j'allais quelques années plus tard trahir toutes mes promesses faites alors.

Les notes continuaient à évoluer dans l'air bien après qu'on eûmes arrêté de jouer. La musique ne disparaît pas comme ça. C'est comme une odeur, elle reste ancrée en nous bien après avoir cessé de résonner. Parfois, des siècles après, cette mélodie nous revient, incomplète, lointaine et imparfaite, mais encore là. C'est notre mémoire qui nous empêche d'accéder à toutes les informations la concernant, mais cette musique reste quelque part, parfois dans nos rêves nous pouvions l'atteindre.

Cette mélodie était unique, et sans que nous le sachions elle s'était inscrite dans nos gènes, dans nos souvenirs, et il n'y avait rien que nous puissions faire pour l'effacer. Sans doute que les maintes fois où nous jouâmes à nouveau, elle ne fit qu'évoluer, que muer pour mieux s'imprimer dans notre chair.

Toi, spectateur silencieux de notre voyage, tapi dans un coin de la chambre, tu avais assisté à tout cela sans prononcer un mot, ne souhaitant briser la belle harmonie, je suppose. Quand la musique s'arrêta, tu ne bougeas d'un poil.

Tu savais que ma colère ne pouvait s'être apaisée aussi facilement et que la simple vue de ton visage pourrait la réanimer.

Alors tu t'étais mué en poupée, inscrit dans le décor, tu y disparaissais si facilement. Pourtant, je te sentais là, je t'avais senti dès que tu étais venu, comment en aurait-il pu être autrement ?

Pour autant, je me levais comme si tu n'étais pas là. Je remerciais Maud sans un mot, ma main se posa sur la sienne, un léger sourire, mais je refusais de croiser son regard. Nous avions déjà tant partagé, nous étions allés dans des terres étrangères ensemble. L'intimité que nous avions connue était trop forte pour moi, par pudeur il me fallait m'éloigner.

J'eus cependant un geste qui t'était destiné, qui te disait que je ne te haïssais pas, que je ne t'avais jamais haï, que j'en aurais été incapable, que ma fierté parlait à la place de mon cœur, que ma rage et ma colère m'animaient plus souvent que la raison et les sentiments plus docile et plus paisible.

Maud ne chercha pas à me forcer, elle savait que cela aurait été inutile. Et toi, tu ne dis rien non plus. Provoquer le diable n'était pas dans tes habitudes, tu attendais que ça se refroidisse. Moi pas.

J'étais les flammes et toi, tu étais la glace.


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