Saphira, le témoin occulaire (part 2)
Ses pieds glissèrent sur le sol puis s'interrompirent. Le monstrueux enfant nu la regarda, du moins en avait-elle l'impression. Savait-il qu'elle était là ? Durant un bref instant, elle s'imaginait se jeter sur lui, s'emparer d'un couteau en argent et déchirer sa gorge. Le sang giclerait. Mais il serait froid...
Elle ouvrit la bouche. Il y a un goût immonde à l'intérieur, celui de la peur, indicible. Elle venait de comprendre ce qu'il était, ce qu'ils faisaient. Pour se condamner, pour les condamner, lâcher trois mots serait amplement suffisant. Un seul suffirait en fait. Vu. Je vous ai vu. J'ai tout vu. Je ne peux plus fermer les yeux maintenant.
Elle palie, elle vacilla, elle manqua de tomber.
Quelque chose de mouillé coulait au coin de son œil.
Il devait forcément savoir qu'elle était là, tapie dans le noir. Pourtant le djinn ne fit rien, ne bougea pas un orteil, il resta immobile, reniflant l'air, puis plongea dans la nuque déchirée, formant un angle aussi étrange qu'immoral.
Jamais elle ne pourrait oublier cette vision de cauchemar.
Dehors elle pourra hurler tout son saoul, dehors elle pourra respirer à nouveau, dehors elle sera vivante, sauvée. Le cœur battant si fort dans sa poitrine l'informait qu'elle pourrait tout aussi bien mourir d'une crise cardiaque à cet instant.
La vie la guida. L'endorphine propulsée dans son cerveau la poussa au miracle, la confina à l'excellence. Ses pieds couverts d'une énorme paire de chaussettes en laine étouffant le bruit de ses pas suivirent le chemin qu'elle avait pris dans l'autre sens. Tel un chat de gouttière évitant la fourrière, elle s'élança, en marche arrière, elle improvisa un moonwalk comme jamais de sa vie de piètre danseuse elle ne l'aurait imaginée.
L'air gelé parisien gorgé de pollution et saturé de particules fines ne lui a jamais paru aussi délicieux, aussi rafraîchissant et rassurant. Elle en avala des goulées gigantesques comme si elle voulait s'étouffer avec. L'air frais glaçait sa gorge, son œsophage jusqu'à ses poumons. Mais qu'importe ! Elle était dehors ! DEHORS ! Elle sentait un rire nerveux la saisir. In extremis, elle le retient, le ravala, douloureusement, péniblement. Son esprit était fiévreux.
Qu'avait-elle donc vu, et quel était ce discours qu'ils tenaient ? Saphira avait entendu la femme appeler l'effroyable adolescent Lorenzo. Un prénom noble évoquant du Shakespeare. Il y avait un djinn à l'intérieur d'eux, de chacun d'eux, et peut-être aussi au fond d'elle.
Si on regarde l'abîme, celui-ci nous regarde également. N'est-ce ce qu'on dit ? Elle avait l'impression que sa santé mentale allait exploser, et les barrières de sa raison avec. Allait-elle finir comme sa mère ? Folle à lier ? Bonne à enfermer ?
Ces deux monstres-là étaient des vampires. Jamais encore elle n'en avait vu d'aussi prêt, jamais encore elle n'avait eu peur comme ça, ils auraient pu me dévorer. C'en était à se demander comment ils avaient pu ne pas remarquer sa présence. Peut-être parce qu'ils étaient alors entourés d'êtres humains certes immobilisés, cloués, découpés en morceaux, mais encore en vie. Combien de cœurs battants ? Et tout ce sang, ça devait perturber leur radar. Mais était-ce suffisant ?
Le souffle court, elle observa la cour devant elle : les arbres morts dépouillés de leurs feuilles, et les nuages sombres masquant les étoiles. Au fond, elle avait toujours redouté de tomber sur quelque chose dans ce genre-là. Rien d'aussi horrible, d'aussi surnaturel, mais un meurtre, un cadavre, un squelette planqué dans un placard. Ce n'était pas qu'elle avait cessé de croire aux monstres en grandissant, c'est qu'il y avait suffisamment à craindre en vivant dans les rues parisiennes sans avoir à y ajouter les croquemitaines dont lui parlait sa jedda.
Mais ce qu'elle avait vu n'était pas un drame familial ni un règlement de compte mafieux comme on en voyait à la télé, pas même un sordide acte isolé. Elle avait vu quelque chose d'autre. Quelque chose qui avait ouvert violemment une porte qu'elle pensait avoir fermée sur un monde qu'elle avait souhaité oublier.
Mordillant sa lèvre inférieure, elle hésita. Qu'allait-elle bien pouvoir faire au juste ? Appeler les flics était aussi stupide que suicidaire, en théorie elle devrait être prise en charge par une assistante sociale, elle n'avait même pas de papier d'identité. La gamine vivait en dehors du système depuis une éternité, depuis que sa mère avait été internée.
Repensant au regard que lui avait jeté la gamine ouverte de la poitrine au bas ventre elle eut envie de gagner les cabinets, d'y vomir quelque chose et de passer de l'eau sur son visage. Mais il aurait fallu retourner à l'intérieur et c'était hors de question.
Non, elle n'irait pas voir les flics. Elle ne leur dirait rien. Que pourraient-ils faire de toute façon ?
Saphira s'était sentie abandonnée, pas uniquement par l'état, quoiqu'elle leur avait au final rien demandé, mais par l'humanité. Où était son père, cet homme charmant qui avait séduit sa mère quand elle était encore jeune et naïve, qui lui avait fait un enfant avant de se barrer ? Et sa mère...
Après la mort de grand-mère, tout avait été absolument horrible. Comme des dominos tombant les uns après les autres, les tragédies s'étaient enchaînées, entraînées les unes les autres et le monde, son monde, avait sombré jusqu'au point de non-retour.
Maman était fragile, jamais vraiment disponible. C'était sa jedda qui l'avaient élevée. Toujours sensible, toujours malade, toujours sur le point de basculer, maman se bourrait de médicaments, voyait je ne sais combien de psy, sans que personne ne puisse réellement comprendre ce qu'elle avait.
Sa jedda savait, mais quand Saphira l'interrogeait, elle se contentait de secouer la tête. Jedda avait juré que ça ne lui arriverait jamais, qu'elle ferait tout pour l'empêcher. A dire vrai, Saphira se moquait de ce qui rendait maman malade, elle aurait voulu avoir une mère normale, qui vous embrasse, vous prend dans les bras, vous raconte des histoires le soir avant de s'endormir et s'inquiète quand vous rentrez tard.
À l'école, Saphira mentait. Mais l'histoire finit par se savoir et elle envoya son poing dans la tête du premier qui osa traiter de folle sa mère à voix haute. L'assistante sociale s'en mêla. Heureusement, grand-mère était là. Quand elle s'éteint, tout s'effondra.
Saphira prit la fuite et finit dans les rues, dans les squats, adoptée par les punks à chien et autres membres de l'étrange faune y évoluant. Et plus jamais elle ne retourna dans la maison de banlieue où elle avait grandi, plus jamais elle ne se demanda ce qu'aurait pu être sa vie si maman avait été normale.
Tout ce qu'il lui restait, c'était les conseils de sa jedda résonnant au creux de ses oreilles : qu'elle devait se méfier des hommes, en particulier de ceux aux crocs blancs. Les suceurs de sang.
L'image du visage du vampire qui la hantait, sa nudité aussi, qui à présent s'imposait. Il était beau, comme un ange peint par Botticelli, et inquiétant, comme les démons que dessinait Gustave Doré.
L'orpheline se demanda quel monstre pouvait-elle être, à observer ainsi une famille entière être dévorée vivante tout en se réjouissant d'être encore en vie.
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