Lorenzo, Le couperet (part 1)

Une légende parmi les vampires parle de la Géhenne, la fin de tout, cette légende évoque des flammes infernales. Ils sont tout aussi superstitieux que les humains, si ce n'est plus. Certains ont vu dans la Tragédie de Paris les signes de cette Apocalypse.

« La Tragédie de Paris » de Raphaël Mancini.


Qu'avait-elle voulu dire ? Impossible de s'en souvenir.

Tout ce à quoi il songeait alors qu'elle parlait c'était aux flammes dévorantes, et à l'odeur écœurante de la chair vampirique soumise au feu de l'enfer. Une flagrance répugnante et détestable qu'un immortel conservait en mémoire à tout jamais si une nuit il venait à la sentir.

Et il l'avait senti.

En quelque 5 siècles d'existence à jouer les bourreaux pour le Conclave, il avait eu l'occasion de la renifler encore et encore, de voir des corps se tordre de douleur, et hurler d'agonie sous cette terrible torture. Oh il y avait pire, il y a toujours pire, mais cette odeur. C'était tout bonnement insupportable.

Le feu.

Le pire ennemi des vampires.

Le Conclave le savait, mieux que personne et l'utilisait comme une implacable justice ou l'apparat d'une justice puisqu'il s'agissait plus de répression en réalité, d'intimidation et de terreur. Les flammes menaçant d'atteindre quiconque osait se dresser face aux antédiluviens.

Et cette légende ridicule prétendant que si l'on venait à tuer les premiers vampires, l'espèce entière les suivrait dans les flammes de l'enfer. C'était une manière efficace d'étouffer dans l'œuf toute envie de rébellion chez les humbles sujets.

Ridicules, jusqu'au dernier degré.

Des demi-dieux autoproclamés enfermés dans leurs tours d'ivoire, ignorant les fracas du monde réel où se battaient les justes pour survivre.

Et les flammes continuaient de monter.

Dans le rêve qu'il avait fait, elles dévoraient la ville, emplissaient le ciel et la fumée rendait l'atmosphère étouffante. Partout où il posait le regard, les flammes dévoraient tout. L'odeur, plus que toute autre chose, l'odeur infâme de la chair immortelle en feu revenait. Étrangement, dans son rêve, il ne hurlait pas. Face à la menace du flamboyant enfer, il restait stoïque, un sourire aux lèvres, comme s'il savait.

En s'éveillant, il avait eu la sensation d'avoir compris quelque chose, que ce rêve était porteur d'un message, mais impossible d'en saisir le sens une fois éveillé. L'immortel faisait si rarement des songes,- et encore moins des cauchemars, aussi savait-il que lorsqu'il rêvait, c'était qu'un autre immortel cherchait à entrer en contact avec lui. Leurs esprits communiquaient. Ce n'était pas vraiment de la télépathie. Quelque chose de différent. Comme si tous les vampires étaient connectés à une matrice sanglante et étrange, une magie noire et diabolique qui les unissait tous.

Impossible.

Ce n'était que des légendes, des histoires que les vampires se racontaient. Ces derniers étaient après tout immortels et si superstitieux. Certains avaient connu ces temps lointains, où l'on croyait à la magie, en la fin des temps, aux Dieux anciens et aux malédictions. Mais lui était l'enfant de la raison, né quelques siècles après la Renaissance, quelques siècles avant les Lumières, à une époque où le Dieu unique avait déjà chassé toutes ces antiques croyances.

Dans le monde moderne auquel il appartenait dorénavant, il devenait difficile d'y croire. Mais la confrontation à une créature telle que lui était susceptible d'éveiller les superstitions et les antiques croyances. Les torches et les fourches, les flammes brandies et la haine, éclatante, sauvage et foudroyante.

Était-ce cela dont il avait rêvé ? De la colère des hommes ? Il n'arrivait pas à s'en souvenir. Il lui semblait qu'il y avait eu un message et qu'il était d'importance capitale, mais il ne s'en rappelait plus. Secouant la tête, il échappa à cette quête impossible. Ce n'était qu'un rêve après tout. Même si, les images des flammes subsistaient.

Lorsqu'il préparait ce dîner, cette macabre mise en scène, sa propre version de la cène du dernier repas du Christ, il avait encore les images du feu en tête. Quand l'envoyée du Conclave lui parlait, il entendait le crépitement de celui-ci. Excepté que c'était lui alors, qui mettait le feu, qui nourrissait les flammes.

Pourtant, ce qu'elle lui racontait paraissait capital et il n'avait rien écouté du tout. Il s'était contenté de sucer les veines de l'enfant qui agonisait. Tout cette mascarade pour cette prêtresse envoyée par les rejetons de Lucifer en personne et il n'avait prêté qu'une oreille inattentive, laissant la colère l'engloutir, les flammes se raviver à son souvenir. Que lui prenait-il ? D'où venait cette fureur ?

La réponse était évidente, non ?

Alessandro.

Qui d'autre haïssait le Conclave, qui d'autre envahissait ses pensées, et s'introduisait dans sa caboche, qui d'autre rêvait de flammes et d'agonie ? Un sourire souleva les lèvres divines de l'éternel adolescent. Alessandro. Un frémissement semblable à l'ombre d'un rire secoua la maigre carcasse qui s'amusait de l'influence que pouvait posséder son jumeau.

Comment pourrait-il en avoir peur ? On ne peut avoir peur de ce qui fait parti de soi. De la seule chose qui semble posséder des couleurs dans ce triste monde. Son frère, l'ange de la mort, l'indomptable frénésie à même de réveiller les morts et de faire danser les spectres sous l'égide implacable de la horde sauvage et des hurlements des loups.

Alessandro.

Ce nom résonnait en lui comme la promesse d'une agonie délicieuse. Scandaleusement douloureux, perfection d'un monde consumé, sauvagerie d'une indélicatesse tétanisante. Son frère était le seul à pouvoir éveiller ces vieilles souffrances. Le masochiste sommeillant en lui ronronne de plaisir à cette simple idée.

Déchire-moi de l'intérieur frérot, rempli mon âme de noirceur, et enflamme mon cœur.

À sa terrifiante demande, le silence esquisse un soupir. Ce qu'il a cru être un frémissement auguste de son diabolique jumeau n'était qu'un écho du lien puissant et enraciné en eux qui continue de les faire frémir l'un et l'autre. Ce lien que Lorenzo avait prolongé par un échange de sang régulier. La dernière fois, il avait dû forcer son jumeau à l'accepter.

Le plaquant au mur, il avait tranché sa gorge sous les yeux écarquillés de son double. Barbouillé de sang, Alessandro était resté figé. La folie meurtrière et sanglante de son frère l'avait toujours effrayé. Alessandro devrait comprendre pourtant. Il possédait cette même folie à l'intérieur de lui, mais ne la laissait jamais s'exprimer, surtout pas devant son frère.

Quel dommage ! Quel manque cruel de démonstration d'amour fraternel.

Lorenzo avait dû lui fourrer ses doigts couverts de son propre sang au fond de sa gorge jusqu'à l'étrangler presque en lui gueulant :

— AVALE, putain, avale !

Après s'être assuré qu'il l'avait fait, il avait plongé ses crocs dans la nuque de son frère. Alessandro s'était débattu, vainement. Il aurait pu se dégager. Mais la folie de son jumeau l'effrayait et Lorenzo en avait toujours profité.

— Tu perds complètement les pédales, avait alors dit Alessandro sa main plaquée contre sa nuque couvrant les blessures encore fraîches qui se refermaient sans nul doute déjà.

Lorenzo avait ri à gorge déployée. Dément. Oui, dément. La folie les avait emportés tous les deux depuis un sacré bout de temps. Combien de siècles passés déjà ? Combien de tueries, combien d'exactions ? Combien de fois s'étaient-ils bouffés tous les deux, mordus jusqu'au sang ? Ce qu'ils étaient, ce qu'ils seront encore, des chiens fous qu'on avait lâchés dans les rues, des cabots qui cherchaient au fond à savoir pourquoi on les avait libérés comme ça, sans un mot, sans une explication.

— Tu n'as pas l'impression parfois de tourner en rond ? lui avait alors demandé Lorenzo.

Alessandro s'était contenté de secouer la tête en se détachant du mur où son jumeau l'avait plaqué. Sa chemise noire était fichue, mais Lorenzo lui en rachèterait une autre. Il avait largement assez d'argent pour lui payer tout ce qu'il voulait et plus encore. Son frère s'était penché sans un mot et avait ramassé le tableau qui était tombé par terre.

C'était une toile romantique. Son jumeau adorait cette époque, quel que soit l'art d'ailleurs. Il se vantait d'avoir des exemplaires originaux des Fleurs du mal. Son cher Baudelaire. Tout ce spleen, c'était surtout la drogue qui coulait à flots, l'opium, l'absinthe, le laudanum. Alessandro le consommait à leur veine, cherchant à trouver l'extase ou peut-être à se perdre dans le dédale de ces émotions destructrices.

— C'était la seule et unique toile que je possédais de Gustave Doré.

Il y avait comme un ton de reproche dans sa voix. Lorenzo avait haussé les épaules en sortant de la poche de sa chemise tout aussi flinguée que celle de son frère un paquet de clopes. Toutes les cigarettes étaient imbibées de sang, évidemment. Mais qu'importait. Cela leur donnerait plus de goût. Il en colla une entre ses lippes et l'alluma. Ça empestait le métal et le calciné. Étrange odeur évocatrice de cadavres brûlant, de vampires en flammes.

— Je t'en rachèterais une.

Son jumeau avait eu un mouvement d'humeur en relâchant les morceaux de la toile qui était elle aussi imbibée de sang.

— Je m'en fous, putain, c'était un cadeau.

Lorenzo avait observé les lambeaux au sol. Le tableau lui paraissait infiniment mieux ainsi. Tout barbouillé de carmin, on aurait dit une toile abstraite d'un de ces artistes qu'il aimait tant. Il avait penché la tête sur le côté en zieutant la peinture gisante sur le sol, abandonnée, reliquat d'une vie passée.

— Je la trouve plus jolie ainsi.

— Tu n'as aucun respect pour rien !

Alessandro s'était penché pour ramasser les morceaux de la toile et tenter d'en nettoyer le sang qui s'accrochait à la peinture, mais Lorenzo l'en écarta.

— Arrête ça !

— Laisse-moi tranquille, avait répliqué Alessandro en tentant de repousser son jumeau.

— Laisse le sang. C'est un cadeau.

— Tu dis n'importe quoi. Dégage d'ici.

— Je t'ai offert mon sang. Tu l'as refusé. Il a giclé sur cette toile qu'un mortel inconnu t'avait donnée pendant une nuit de biture. C'est un putain de cadeau que je te fais. Mon sang sur ta putain de toile. Alors tu vas le laisser s'incruster ! insista Lorenzo avec une obsession dantesque.

Alessandro avait secoué la tête en regardant son jumeau les traits transformés par ses idées démentes.

— Tu es complètement fou.

— Tu te répètes, lui lança-t-il avec un grand sourire.

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