Lorenzo, L'invitation à diner (part1)

Beaucoup aiment à penser que ce qu'il est advenu à Paris était imprévisible, qu'avant ces évènements, la vie était douce et sans heurt. Pourtant, à bien y regarder, la violence était déjà présence et les forces en présence se faisaient face. Si l'on avait vraiment prêté attention, l'on aurait pu sentir la tension monter, pressentir l'inéluctable arrivée.

Article paru dans La Parisienne.



Une corde se tendit.

Le corps suspendu oscilla dans le sens des aiguilles d'une montre.

La corde se tendit un peu plus. Gémit, sous le poids qui lui est imposé.

Une œuvre d'art.

Un corps ligoté jusqu'à l'extrême, et cette corde l'entourant évoquait un art redevenu à la mode, mais dont l'essence s'était perdue quelque part en route entre l'occident et l'orient.

Un chef-d'œuvre destiné au silence.

Somptueux présent d'un immortel à un autre, d'un meurtrier à un autre. Le temps tue infiniment plus, au fond. Est-ce que cela importe ?

Un dîner qui n'attendait plus que l'invité.

Le maître des lieux ne pouvait cependant lui ouvrir la porte, pas plus que lui souhaiter la bienvenue. Peut-être ne l'aurait-il fait de toute façon. Sa langue était clouée à côté de lui, contre la porte ouverte laissant les ténèbres embrasser la moitié du corps accroché tel un christ.

L'infâme monstre derrière cette macabre mise en scène aimait la notion de religion qu'il distillait tel un parfum entêtant.

Un spectacle digne de ce nom à la hauteur de l'invité. Lorenzo ignorait l'identité de son convive, cela avait-il la moindre importance ? Alessandro aurait trouvé cela hilarant. Ou peut-être affligeant. J'ai juste un peu de retard, frérot. La réunion de famille ayant été manquée de peu, le double ne viendra pas. L'invité n'en est pas un, c'est un squatteur qui s'impose.

Un filet de sang coulait le long de la bouche ouverte. Quelques gouttes subsistaient dans les veines du supplicié. À l'agonie, ce dernier ne pouvait pleurer ni gémir encore moins hurler. C'était peut-être mieux ainsi. L'infâme préférait une œuvre silencieuse.

L'hôte crucifié était nu. Il ne pouvait en être autrement. Un pagne aurait été plus indiqué afin d'affirmer complètement la référence, mais y en avait-il besoin ? Cela aurait presque été grossier. Renier les anciens rites est impie.

La corde se détendit, et le corps enchevêtré dedans tourna d'un quart. Rupture du silence. Début de la mélodie. Lorenzo passa doucement sa langue sur ses lèvres fines. Le repas n'a pas encore commencé. La faim le taraudait après toute cette besogne, toute cette concentration tendue vers une seule fin : l'art de la table.

D'abord il avait fallu pénétrer les lieux sans que ses habitants n'aient le temps de sortir ou pire de prévenir qui que ce soit. Cela aurait tout gâché. Rien ne devait perturber le plan. Ensuite, les réduire au silence. De jolies petites balles rouges munies d'une attache en cuir noir brillant ; des accessoires BDSM très utiles et parfaitement adaptés à la situation. Le regard qu'ils avaient eu alors.

Toute la petite famille immobilisée, terrorisée. Le démon avait pensé qu'il serait plus juste de leur expliquer, lentement, de manière à ce qu'ils en saisissent chaque détail. Après tout, ils étaient le clou de ce spectacle.

Cet intérieur boisé aux couleurs sombres donnait l'impression d'être un mausolée. Le chant de la ville, les sirènes et les Klaxons ne parvenait à franchir l'épaisseur des murs épais. Vitres closes, volets verrouillés, lourds rideaux en velours tendus, c'était un voile pudique posé sur l'œuvre composée avec soin.

La pièce maîtresse de l'entreprise reposait sur la table, ses boucles blondes réunies autour d'elle. L'artiste lui avait donné quelques doses afin de la réduire au silence, et accroché une poche volée dans un hôpital pour la maintenir en vie. Elle aussi était nue. Elle était aussi ouverte. Ses organes palpitants brillaient sous la lumière des bougies.

Elle pleurait doucement lorsqu'il cloua son père. Elle n'avait plus de larmes à la fin pour elle-même. Il se demanda si elle était consciente de quelque chose. Peut-être. Savait-elle qui était le convive ?

Un bruit infime l'avertit qu'il n'était plus seul. L'odieux garnement s'avança vers son invitée. Rien qu'au regard qu'elle lui lançait, il pouvait deviner qu'elle apprécierait l'effort.

Progressant pour prendre sa veste, tel un majordome ou un gentleman - après tout, il avait vécu tant d'époques, tant de manières de faire, d'accueillir, et il pouvait en déduire quelque chose, c'est que les gens du XXIe siècle ne savaient plus faire des réceptions comme avant – il frôla la table d'ébène, caressa du regard son œuvre grandiose, l'orgueil envahissait son être.

C'était un dîner comme on n'en fait plus aujourd'hui.

Même les immortels avaient perdu le goût pour ce genre de mondanité. Il regrettait les bons vieux massacres d'antan, exécutés dans les règles de l'art, toujours durant des périodes troubles qui permettaient de cacher ces monstruosités. Lorenzo se rappelait cet impétueux jeune vampire qui avait déclenché une guerre rien que pour un repas digne de ce nom.

Une fois qu'elle fut débarrassée de son manteau, d'un rouge carmin, il lui désigna la salle à manger.

— Bienvenue dans l'antichambre de l'enfer, murmura-t-il avec un sourire à la lueur diabolique.

À l'intérieur l'attendait un spectacle inoubliable. Les mets, au nombre de 13, étaient réunis autour de la table. Certains avaient la nuque brisée, d'autres simplement les os de leurs membres et de leur mâchoire afin qu'ils ne fassent aucun bruit, aucun geste, mais pour la plupart encore vivants.

Le son entraînant des battements affolés de leur cœur martelait les tympans immortels. Tous semblaient accueillir l'invitée mystérieuse, la supplier de faire honneur au repas, ainsi qu'à celui qui avait orchestré tout cela.

Ses talons aiguilles claquèrent sur le sol. Comme le rythme des tambours dans les tribus, ils annonçaient quelque chose de terrible, d'ancien et de sacré. Le tissu noir qui enrobait son corps ondulait comme une mer sombre, dévorante, infernale et inquiétante.

Lorenzo attendait la sentence. Un mince sourire soulevait ses lippes. Le faucheur avait l'air d'un marmot, sous la lumière des bougies disposées comme pour une messe, forcément satanique. Il y avait quelque chose d'innocent dans ses traits, d'enjôleur dans ses pupilles céruléennes qui fixent la convive avec intensité.

Pas un mot ne franchit les lèvres de l'invitée. À dessin, elle effleurait le sujet. Donnant le sentiment qu'on n'est pas à la hauteur, qu'on n'en a assez fait. C'est un jeu, auquel elle était passée maître. Une obligation également, allant avec le statut.

Figure de l'autorité, elle ne peut avoir le moindre tic d'expression sans qu'on s'inquiète d'avoir attiré leur courroux de ceux qui décident qui va vivre et qui va mourir. Quand elle gronde, c'est tout le Conclave qui gronde avec elle. Ses lèvres fines closes signifiaient bien plus que tout long discours.

Son hôte qu'elle ausculta longuement avait lui aussi une réputation. On le disait capable de tout, monstre sous les traits d'un môme, bâtard hissé en haut du pouvoir que tous aimeraient faire s'effacer d'un coup de balai. Manque de bol pour eux, le gamin s'y accrochait avec succès. Ses ennemis avaient tous disparu dans des circonstances plus ou moins étranges. On n'en avait retrouvé que des cendres.

Nul doute que son physique étonnait. Quand on entendait sa réputation, on imaginait une montagne aussi massive que le roc qui l'a vu naître. Mais l'anglais était frêle, délicat et enfantin. Il portait d'ordinaire un costume trois pièces avec élégance, dont il avait négligé de se parer puisqu'il était nu comme un vers. Rappel vibrant à leur nature primitive.

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